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STEMMATA LOTHARINGIAE ET BARRI DUCUM

Généalogie des ducs de Lorraine et de Bar [8] !… C’était une interminable argumentation bourrée de documents plus ou moins apocryphes et de pièces justificatives. Le volume, grossièrement relié, comme un livre destiné à être répandu à un très grand nombre d’exemplaires, portait la signature de messire François de Rosières, archidiacre de Toul.

La liseuse parut s’absorber, les sourcils froncés et les lèvres pincées, dans les conclusions du livre qu’elle referma enfin d’un geste lent. Alors, sa tête pâle appuyée sur la main, elle murmura sourdement:

– Oui, René, voilà l’audace des Guise et de leurs partisans!… L’avocat David que j’ai fait tuer faisait remonter l’ascendance de Guise jusqu’à Charlemagne… Que ferai-je à ce Rosières à qui la ligne des Carlinges paraît insuffisante et qui donne Chlodion le Chevelu [9] pour père à Henri de Lorraine?…

– Ne vous plaignez pas, madame, dit l’homme à qui ces mots s’adressaient, et qui, debout, appuyé à un bahut, immobile, contemplait fixement la liseuse, ne vous plaignez pas: c’est vous qui avez couvé ce vautour; il fallait lui rogner les ailes quand je vous l’ai dit…

– Mon fils est un usurpateur; les Valois sont des usurpateurs, reprit la femme comme si elle n’eût pas entendu; la vraie race royale, c’est la race des Lorrains… le vrai roi de France, c’est Henri de Guise!…

– Songez au passé, Catherine! Songez que vous avez laissé tout le beau rôle au duc de Guise pendant les journées de massacre que ce livre appelle les pieuses matines de Saint-Barthélemy…

Cette fois la femme tressaillit et redressa la tête. Un éclair jaillit de ses yeux. Un rayon de soleil filtrant à travers les épais vitraux de la fenêtre vint accentuer le relief de cette tête énergique et sombre, et le visage de Catherine de Médicis, mère d’Henri III, avait à cette époque bien près de soixante-dix ans. Elle paraissait très fatiguée; il y avait dans ses gestes une lassitude de la vie, comme si vraiment elle eût vécu soixante-dix siècles, ou comme si ses pensées fussent devenues trop lourdes pour sa tête.

– La Saint-Barthélemy! fit-elle dans un souffle.

– Oui, dit l’homme qu’on avait appelé René, d’une voix terriblement calme, la mort de mon fils!…

La vieille reine n’entendit pas, ou feignit de ne pas entendre.

– Ruggieri, dit-elle, tu as raison. La Saint-Barthélemy est la grande faute de ma vie…

– Avez-vous des remords, ma reine?…

Une sinistre ironie éclatait dans ces mots. Catherine de Médicis ne la releva pas.

– J’eusse dû, continua-t-elle, me débarrasser des Guise d’abord. Et quand aux huguenots, il eût toujours été temps de les livrer à la sanglante pitié du peuple… Mais n’en parlons plus, René… Voici Guise maître de Paris… Mon fils a fui: le pauvre enfant n’a eu que le temps de franchir les portes, comptant sur sa mère pour tenir tête aux barricadiers… Ah! qu’il me connaît bien! Il savait que la vieille ne déserterait pas, elle!

Elle frappa violemment sur le volume de l’archidiacre Rosières.

– Qu’ils prouvent donc tout ce qu’ils voudront! Qu’ils tentent, qu’ils essaient la grande révolte! La vieille est là toujours. Et par le sang du Christ, tant que je serai debout, le trône de France est à nous. Il y a là, ajouta-t-elle en se frappant sur le front, de quoi répondre à toutes les malices.

Elle s’était redressée; une flamme de haine mettait une auréole tragique sur ce front vieilli… Mais bientôt, elle retomba dans son fauteuil et demeura méditative, les mains jointes. Une grande horloge, à ce moment, sonna lentement neuf heures.

– Dans quelques minutes, reprit-elle, le visiteur sera ici. Tu auras soin, René, de le placer de façon qu’il voie et entende tout. Quant à Guise, tu le feras introduire dans cet oratoire. Va, mon bon René… À propos, ce Loignes, comment est-il?… En réchappera-t-il?…

– Oui, ma reine. Il vivra. Dans un mois, il sera debout…

– Tu me l’amèneras alors, que je sache ce qu’on peut tirer de cet homme. Va, et occupe-toi d’une digne réception pour celui qui doit venir… Veille surtout que pas un mot, pas un geste ne trahisse le nom de l’auguste vieillard qui a voulu voir et entendre par lui-même…

Ruggieri, au lieu de sortir, s’approcha de la vieille reine, sortit de sa poche un sachet de velours, et en tira une pierre ronde qu’avec précaution il déposa sur la table devant Catherine.

– Qu’est-ce que cela? fit la reine dont les yeux se mirent à briller d’une joie enfantine. Un nouveau talisman?…

– Oui, madame, dit gravement Ruggieri. J’ai pensé qu’en ces effrayantes conjonctures, Votre Majesté ne saurait être assez protégée contre les maléfices et le mauvais sort. Je tenais ce talisman en réserve pour quelque suprême occasion; je vous l’offre… il vous sera d’un grand secours.

– Ah! René, tu me sauves! s’écria Catherine qui, de ses doigts tremblants, saisit la pierre et l’examina.

C’était un onyx rond, de deux couleurs, sur lequel était gravé un mot…

– Publeni … épela la vieille reine, qui d’un regard interrogea Ruggieri.

– Un mot de cabale que j’ai trouvé dans le manuscrit de Nostradamus, répondit l’astrologue. Sa vertu est à peu près infinie. Lorsque vous serez embarrassée pour trouver l’idée victorieuse, la réponse sans réplique, il suffira que vous le prononciez trois fois à voix basse…

– Publeni ! répéta Catherine de Médicis. Merci, mon bon René. Tu es vraiment une Providence pour la pauvre reine abandonnée…

Déjà Ruggieri avait sorti d’une trousse des pinces d’acier pareilles à celles dont se servent les bijoutiers. Catherine dégrafa un bracelet qu’elle portait au poignet gauche. Ce bracelet se composait déjà de neuf chatons que Ruggieri avait donnés à la reine en diverses circonstances. L’astrologue y joignit l’onyx qu’il venait d’offrir, et le bracelet se trouva ainsi composé:

1° Une pierre d’aigle ovale sur laquelle était gravé en creux un dragon ailé, avec cette date: 1559.

1559, c’était l’année où Henri II avait été tué dans un tournoi par le coup de lance de Montgomery.

2° Une agate à huit pans, percée de trous en forme de petits tubes.

3° Un bel onyx ovale de trois couleurs sur lequel étaient gravés ces noms: Gabriel, Raphaël, Michaël, Uriel.

4° Une turquoise ovale arrêtée par une bande d’or transversale.

5° Un morceau de marbre noir et blanc.

6° Une agate brune, ovale. Sur l’une des faces de cette pierre étaient gravés un croissant, une caducée et une étoile; sur l’autre face la constellation du Serpent, entre le Soleil et le signe du Scorpion, le tout entouré de six planètes; sur la tranche, la figure de Jéhovah avec plusieurs signes de cabale.

7° Un morceau de crâne humain carré.

8° Une crapaudine ovale.

9° Une morceau d’or arrondi; sur la face convexe était représentée en relief une main de gloire sur un ombilic: la face concave représentait la Lune et le Soleil en conjonction.

10° Enfin, l’onyx que Ruggieri ajoutait aux neufs premiers chatons.

– Vous voilà solidement armée, ma reine, dit l’astrologue quand il eut terminé son travail et que Catherine eut remis le bracelet talismanique à un poignet. Voici une pierre d’aigle qui vous assure la puissance et la haute envolée d’un puissant affranchi de tutelle; voici les tubes de l’agate qui absorbent les pensées de faiblesse; voici Uriel, Michaël, Raphaël et Gabriel conjurés de vous secourir et tenus de vous entourer de leurs quatre épées invisibles; voici la turquoise à bande d’or qui vous a donné la richesse; voici le marbre qui vous assure la somptuosité du logis; voici sur l’agate les signes du zodiaque invités à préparer la réussite de vos projets; voici la crapaudine qui vous garantit contre les vices du sang; voici l’or qui fait de vous une puissance égale aux puissances occultes; voici enfin l’onyx qui doit vous inspirer dans les entretiens périlleux…

– Et ce morceau de crâne humain? demanda Catherine palpitante.

– Je vous dirai plus tard d’où je l’ai tiré, répondit Ruggieri d’une voix sombre. Il suffit que vous soyez secourue par toutes les forces célestes.

– Et par les forces infernales! dit Catherine. Tu oublies ce talisman que tu me donnas l’an dernier… le meilleur peut-être.

En même temps, elle tira de son sein une sorte de médaillon suspendu à une chaîne d’or…

– Oui, dit l’astrologue pensif, c’est peut-être là la meilleure de vos sauvegardes; car peut-être les puissances d’enfer sont-elles plus fortes que les puissances du ciel… J’ai fait cette œuvre sous les constellations en rapport avec votre naissance, j’y ai fait entrer du sang humain et du sang de bouc; j’y ai gravé votre image toute nue, afin que vous fussiez en communication plus directe avec les démons que j’ai invoqués et dont les noms magiques vous entourent…

[8] Bar (ou) Barrois: Région entre Champagne et Meuse, Le comté de Bar, créé au Xe siècle, érigé en duché en 1584, échut à la Maison de Lorraine.


[9] En 984, lors de l’élection d’Hugues Capet, l’autre candidat à la couronne de France était Charles de Lorraine, frère de Lothaire, dernier des Carolingiens. Chlodion le Chevelu, chef des Francs Saliens, ancêtre des Mérovingiens.