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VIII DOUBLE CHASSE

Le chevalier de Pardaillan avait quitté la Devinière , escorté par Charles d’Angoulême et suivi de Pipeau. Sur ses instances et presque sur ses ordres, le jeune duc le quitta pour aller l’attendre rue des Barrés. Pardaillan n’eut pas de peine à trouver l’Auberge de l’Espérance , et il y établit son quartier général pour la journée.

Il se mit en observation, interrogeant l’hôte, faisant bavarder les gens de basse mine, qui hantaient l’auberge. Quoi qu’il fît et qu’il dît, il ne put obtenir aucun renseignement positif sur la singulière disparition de la petite chanteuse de bohème. Il se décida donc à attendre la nuit pour entreprendre l’expédition qu’il méditait, et tua le temps en une longue conversation tantôt avec lui-même, tantôt avec le chien. Il sommeilla même quelque peu, le coude sur une table, devant un flacon qu’il vidait peu à peu.

Pardaillan n’était ni triste ni gai. Sa physionomie respirait le calme de la force et de la confiance en soi-même. Cette histoire de la petite bohémienne ne l’intéressait que relativement à Charles d’Angoulême. C’était en somme pour lui une banale aventure. Mais la douleur et l’affolement du jeune duc l’avaient touché plus qu’il n’eût voulu l’avouer… Il aimait la jeunesse. Les chagrins de cœur et les vicissitudes de sa vie errante ne lui avaient donné aucune amertume: ne pouvant plus ou ne voulant plus aimer puisque, selon ses propres paroles, il gardait un culte inviolable à celle qu’il avait perdue, il se plaisait tout de même à voir l’amour autour de lui.

La nuit venue, Pardaillan se secoua, s’ébroua, assura le ceinturon de sa rapière autour de ses reins, posa son chapeau à plumes sur le coin de l’oreille, selon sa manière, et il sortit, sifflotant un air de fanfare. Pipeau marchait gravement sur ses talons.

Dehors, le chevalier présenta au chien l’écharpe de Violetta et la lui fit flairer. Pipeau considéra l’écharpe d’un œil torve, la renifla un instant, et aboya avec une certaine mélancolie. Il avait tout de suite compris ce qu’on attendait de lui. Mais c’était un chien hypocrite, et il passa un quart d’heure à flairer, à examiner, à étudier, pourrait-on dire, l’écharpe de soie – dans l’espoir que le chevalier renoncerait à son entreprise. Il se mit alors à quêter, et bientôt, sans doute, il retrouva la voie, car son moignon de queue s’agita.

– Très bien, fit Pardaillan, nous y sommes. En avant!

Au premier croisement des rues, Pipeau fit une tentative désespérée: il feignit de prendre le change et fila comme une flèche dans la direction de la Devinière . Rappelé par un coup de sifflet énergique et menaçant, il revint en rampant. Alors, Pipeau quêta, chercha avec rage, avec frénésie, le bout du nez de travers.

* * * * *

À vingt pas derrière Pardaillan, dans l’ombre, se glissant le long des murs, trois hommes s’avançaient et suivaient tous ses mouvements. Deux d’entre eux tenaient à la main un solide poignard effilé; le troisième les dirigeait et semblait guetter le moment de les lâcher sur Pardaillan.

Cet homme, c’était Maurevert.

Les deux autres, c’étaient les deux hercules de la troupe Belgodère: Croasse et Picouic.

Maurevert, au moment où le chevalier était sorti de la Devinière , s’était lancé sur ses traces et l’avait suivi jusqu’à la porte de l’Auberge de l’Espérance . Et tandis que Pardaillan guettait à l’intérieur l’arrivée espérée de Belgodère, Maurevert, dehors, avait guetté la sortie de Pardaillan.

Il était patient. Il eût attendu jusqu’au lendemain, s’il l’eût fallu. Mais, pour un empire, il ne fût pas entré dans la salle où se trouvait le chevalier. La seule pensée de se trouver face à face avec lui faisait pointer une sueur froide à son front.

Pardaillan à Paris!… C’était la mort assurée!… Et quelle mort! Il imaginait un supplice raffiné, supposant au chevalier les mêmes pensées qui l’agitaient lui-même.

Où fuir encore!… Il faudrait donc recommencer cette course éperdue qui avait duré des années!… Où se cacher!… Vers quels confins du monde chercher enfin l’apaisement de cette épouvante qui le faisait vaciller à la seule évocation de l’image de Pardaillan, à son nom murmuré tout bas par sa conscience!

Que voulait-il?… Il ne savait pas au juste. Il avait quitté précipitamment Maineville et s’était élancé derrière Pardaillan, fasciné, entraîné, avec le vague espoir que le hasard le lui livrait peut-être!…

Oh! s’il pouvait le tuer!… Non pas qu’il désirât la mort du chevalier; sa haine, certes, lui souhaitait non seulement la mort, mais d’affreuses souffrances. Mais il y avait en lui quelque chose de plus fort que la haine… C’était la peur… une peur de tous les instants… une peur qui, cent fois dans les rues, le faisait se retourner subitement avec la sensation que Pardaillan marchait derrière lui, qui, la nuit, l’éveillait brusquement et le tenait haletant, l’oreille aux écoutes, les yeux élargis…

Tuer Pardaillan, pour Maurevert, ce n’était donc plus assouvir une haine, se débarrasser d’un ennemi; c’était se décharger de l’épouvante: tant que le chevalier vivrait, lui n’oserait vivre!…

Devant l’Auberge de l’Espérance , il se disait donc simplement que peut-être l’occasion se présentait enfin. Aurait-il la force de frapper lui-même! le courage nécessaire pour s’approcher de Pardaillan?… Voilà ce qu’il se demandait en frissonnant. Et il se disait sourdement qu’il n’oserait pas!… Brave, féroce même, il eût tenu tête à dix assaillants… mais attaquer Pardaillan!… Non, non, il n’oserait pas!…

La nuit était venue depuis quelque temps déjà, lorsqu’il aperçut deux hommes qui, se tenant par le bras, s’approchaient de l’auberge. Avec sa sûreté de coup d’œil expert en la matière, Maurevert reconnut en eux deux façons de truands, deux gueux capables de tout moyennant honnête rétribution, deux de ces sacripants comme il en pullulait alors et qui, pour quelques écus, dépêchaient leur homme en douceur et sans trop le faire crier. Maurevert fit donc un signe impérieux, auquel les deux hères se rendirent aussitôt.

– Voulez-vous gagner chacun cinquante bonnes livres bien comptées? demanda Maurevert tout en continuant à surveiller du coin de l’œil la porte de l’auberge.

Les deux malandrins se poussèrent du coude.

– C’est le jour des heureuses fortunes! dit l’un d’eux d’une voix aiguë.

– Nous allons devenir trop riches! fit l’autre d’une voix lugubre.

– Que faut-il faire? reprirent-ils en chœur.

Maurevert s’assura que les deux truands étaient armés d’une bonne dague, et ce, malgré les édits répétés: la vue des poignards amena un sourire livide sur ses lèvres décolorées.

– Comment vous appelez-vous, mes braves? demanda-t-il.

– Moi, Picouic, et mon compagnon Croasse, répondit avec un salut le plus maigre, le plus décharné des deux.

– Noms de guerre, grommela Maurevert. Ce sont bien des tire-laine. Écoutez, mes braves; ce qu’il faut faire, le voici: il y a là, dans cet auberge, un homme…

– Qui vous gêne, peut-être? dit Picouic, voyant que Maurevert s’arrêtait.

– Tu es intelligent, l’ami, dit Maurevert.

– Et cet homme, reprit Picouic, il s’agirait de…

– Oui! gronda Maurevert.

– Bon! Ça nous va, dit Picouic. Cent livres pour nous deux, après l’opération: c’est entendu.

– Qu’est-ce qui est entendu? demanda Croasse.

– Tu le sauras. Un instant, mon gentilhomme: le nom de votre… gêneur?

– Qu’importe son nom… pourvu que tu le tues!…

– Au fait!… Pourvu que nous soyons appuyés!…

– Voici l’argent, dit Maurevert: je suis beau joueur, moi!

Picouic fit disparaître la bourse, s’inclina jusqu’à terre, et dit:

– Monseigneur va être servi à l’instant… Prépare ta dague, Croasse!

– Silence!… fit Maurevert.

La porte de l’auberge s’ouvrait. Les trois hommes s’aplatirent contre un mur. Dans le rai de lumière qui sortait du cabaret, Maurevert reconnut Pardaillan et se sentit blêmir… Lorsque le chevalier et le chien se furent mis en route, Maurevert donna ses instructions:

– Suivez-moi, dit-il à voix basse. Quand je vous dirai: «Allez!» il sera temps. Vous vous jetterez sur l’homme. Mais ne le manquez pas du premier coup: sans quoi il ne vous manquera pas, lui!

Pour toute réponse, Picouic tira son poignard, et Croasse, ayant enfin compris ce dont il s’agissait, l’imita. Maurevert se mit en route. Les deux maigres hercules le suivaient, le poignard au poing. Vingt fois, Maurevert eût pu donner le signal; vingt fois, il fut sur le point de le donner. Il n’osa pas!…

«S’ils le manquent!… s’il ne tombe pas du premier coup!… je suis perdu, moi!…»

C’est en roulant ces pensées de peur mortelle que combattait la haine que Maurevert, sur la piste de Pardaillan, atteignit le cimetière des Innocents… Puis, après de longs pourparlers avec son chien, Pardaillan revint sur ses pas… Les trois hommes le virent passer à trois pas et le suivirent encore jusque dans la Cité… au bout de l’île…