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VII L’ORGIE

S’il fallait chercher le mot synthétique capable de traduire le duc de Guise dans sa personnalité humaine, nous dirions que cet homme s’appelait Orgueil. L’orgueil dominait ses pensées de cœur et ses sentiments de cerveau; l’orgueil était sans doute son attitude morale; Guise, comme Achille, n’avait qu’un point vulnérable dans son âme cuirassée: on ne pouvait le blesser que dans son orgueil.

Or, ce capitaine qui pouvait réellement passer pour le plus beau gentilhomme de Paris, à qui toutes les grandes dames de l’époque écrivaient des lettres passionnées, à qui les bourgeoises jetaient des baisers et les femmes du peuple des fleurs dès qu’il paraissait dans la rue, cet homme qui fut plus idolâtré que Richelieu, plus admiré que Lauzun, ce triomphateur à qui nulle femme ne résistait, Henri de Guise était marié et trompé…

Ce fut le mari le plus outragé de son époque. Il eut des fureurs que ne connut pas Othello. Il eut des désespoirs d’orgueil – car, naturellement, il n’aimait pas sa femme dont il exigeait la fidélité: il voulait bien la tromper tous les jours, mais non en être bafoué. L’assassinat de Saint-Mégrin n’arrêta pas l’outrage: Catherine de Clèves, duchesse de Guise, pleura huit jours Saint-Mégrin et prit un autre amant, puis un autre, puis d’autres, en sorte que Guise continua à verser du sang et des larmes de rage. Cette pensée qu’il était architrompé empoisonna sa vie. Cela le stupéfiait, cela lui était la plus cruelle et la plus invraisemblable des humiliations. Jolie plutôt que belle, vive, légère, spirituelle, parfaitement dévergondée, Catherine de Clèves, duchesse de Guise, continuait ses fredaines avec une sérénité que rien ne parvenait à émouvoir…

Pour le moment, Henri de Guise ne connaissait pas l’amant de Catherine: pourtant, il était bien sûr qu’elle en avait un et il ne pouvait en être autrement. Mais qui était celui-là?… Résolu à garder toute sa lucidité d’esprit, au moment où Paris commençait à gronder et où l’on pouvait prévoir l’orage qui allait éclater, il envoya Catherine en Lorraine, sous la garde d’une duègne dont il se croyait sûr… On a vu par la lettre de la princesse Fausta que Catherine était sortie par une porte et rentrée par une autre… Mais là devait s’arrêter la comédie… C’est sur un drame que le rideau allait se relever!…

Rentré en son hôtel, vaste et somptueuse forteresse qui occupait par ses bâtiments et ses jardins tout le quadrilatère formé par la Vieille Rue du Temple et la rue du Chaume, la rue de Paradis et la rue des Quatre-Fils, le duc de Guise se renferma dans son appartement et eut une longue conversation avec celui qui lui était annoncé dans la lettre de Fausta.

Le lendemain, il passa sa journée à dicter des lettres, à donner des ordres; il nomma colonel de la Ligue Bois-Dauphin qui avait combattu sur les barricades, et fit de Bussi-Leclerc un gouverneur de la Bastille. Il dépêcha des ambassadeurs à la vieille reine-mère, bravement restée à Paris malgré l’émeute et la fuite de son fils, et à M. de Harlay, premier président du Parlement, pour les prévenir qu’il les irait voir. Il était inquiet, nerveux; et sur son front qui eût dû rayonner, ses familiers voyaient clairement les marques de la tempête intérieure qui se déchaînait en lui.

* * * * *

Le soir de ce même jour où le chevalier de Pardaillan sortit de la Devinière dans l’intention de lancer le chien d’Huguette sur la piste de Violetta, vers la nuit close, deux hommes aux manteaux hermétiques s’arrêtaient à l’extrémité de la Cité, devant la maison lépreuse dont la façade en ruine dissimulait un féerique palais.

L’un d’eux frappa, et lorsque la porte de fer se fut ouverte, s’effaça devant son compagnon qui entra. À l’intérieur, ce dernier laissa retomber son manteau, et les deux gardes qui veillaient sans cesse dans le vestibule purent reconnaître la sombre et livide figure du duc de Guise.

Comme on avait fait la veille pour le bourreau, on fit traverser au duc la somptueuse enfilade de salles ornées avec un luxe délirant; pas plus que maître Claude, Guise ne s’étonna de ces richesses auxquelles son regard était sans doute accoutumé. Mais au lieu d’être dirigé vers la sinistre antichambre de la mort, vers la pièce fatale qui surplombait la Seine, celui qu’on appelait le roi de Paris et que Paris eût voulu appeler roi de France fut conduit vers la gauche de ce palais, c’est-à-dire vers cette ligne où la maison Fausta et l’Auberge du Pressoir de Fer entraient en conjonction.

Là, dans une salle plus petite, moins sévère que les autres, mais aussi plus élégante, plus féminine, la princesse Fausta, harmonieusement habillée d’un costume de laine blanche aux plis hiératiques, semblable à une magnifique statue de marbre, était assise dans un fauteuil couvert de soie blanche; ses pieds reposaient sur un coussin de velours blanc; le dais qui surmontait le siège était en satin blanc, avec l’F et les clefs brochées blanc sur blanc. Dans cette blancheur immaculée, la beauté de Fausta resplendissait en un saisissant relief, et les diamants noirs de ses yeux voilés de longs cils brillaient d’un éclat étrange, hallucinant. De chaque côté du fauteuil, une femme debout manœuvrait en gestes lents et doux un immense éventail de plumes…

Henri de Guise entra brusquement, de cette allure violente, de ce pas rude et pesant par quoi il cherchait à imposer l’étonnement et presque la terreur dès son seul aspect. Mais devant Fausta, il s’arrêta court et, avec un frémissement de tout son être, s’inclina très bas. Lorsqu’il se redressa, son visage apparut en pleine lumière, si pâle que la cicatrice de sa balafre semblait d’un rouge sanglant. Ses yeux vacillants se posèrent un instant sur les deux femmes qui, impassibles, continuaient leur besogne.

– Vous pouvez parler, duc, dit la mystérieuse princesse avec un sourire qui était un poème de grâce; Myrthis et Léa n’entendent ni le français ni aucune langue d’Europe… et d’ailleurs, elles savent qu’elles n’ont le droit ni de rien écouter, ni de rien voir…

– Madame, dit alors Henri de Guise d’une voix rauque, vous le voyez, je me rends à votre appel, et je…

Il s’arrêta un instant, suffoqué, grinçant, écumant.

– Votre émissaire, reprit-il, m’a tout dit. J’ai souffert depuis hier comme un damné… Des preuves, madame!… Je veux des preuves!…

– Vous… voulez? dit Fausta d’un ton de suprême hauteur qui glaça Guise soudain courbé.

– Pardonnez-moi, bégaya-t-il. J’ai la tête perdue… Oh! tenir ce comte de Loignes comme j’ai tenu Saint-Mégrin!… Vous ne savez pas que je n’ai pas d’ennemi plus cruel!… Vous ne savez pas que c’est l’un des Quarante-Cinq d’Henri III… le plus féroce, le plus hideux de ces chiens dressés par Valois à chasser dans l’ombre les meilleurs de mes amis!… Vous ne savez pas que je le haïssais déjà de toute mon âme, et que maintenant, cette haine est devenue de la frénésie!…

– Ainsi, dit doucement Fausta, si… on vous donnait… des preuves…

– Oh! malheur à lui!… gronda Guise dont les yeux s’injectèrent.

– Mais elle?… reprit Fausta en jouant avec la cordelière de sa robe. Elle?… Pauvre femme! Pauvre affolée d’amour!… J’espère que ce n’est pas sur elle que retomberait votre vengeance?…

– Assez, madame, rugit Guise hors de lui, assez, par pitié!… Si la duchesse a poussé l’abjection jusqu’à aimer un Loignes, si elle m’a infligé cette honte suprême, il faut qu’elle meure!… il faut qu’ils meurent ensemble!…

La Fausta tressaillit; une imperceptible rougeur monta à son front pur.

– Duc, dit-elle, souvenez-vous que des intérêts puissants vous sont confiés. Souvenez-vous que j’ai seulement voulu libérer votre esprit des pensées qui le paralysent. Souvenez-vous que vous êtes pour le peuple le Fils de David, et pour nous le Fils bien-aimé de notre Église, le roi de France!…

Sa voix, jusqu’ici grave, impérative et presque dure, reprit une intonation d’une enveloppante douceur:

– Allez, duc, continua-t-elle en frappant sur une sorte de large timbre, accomplissez l’acte nécessaire qui doit rendre enfin la paix à votre âme… suivez votre guide… vous verrez, vous entendrez, et vous serez convaincu…

Guise haletant, ivre de vengeance, gronda:

– Si je vous dois cela… je vous devrai plus que le trône!

À ces mots, il s’inclina avec ce respect religieux qui courbait tous ceux qui approchaient Fausta, et voyant un homme qui, au coup de timbre, venait d’entrer, le suivit précipitamment, la main au manche de sa dague.

Alors Fausta s’approcha d’une lourde tapisserie qu’elle souleva. Derrière la tapisserie il y avait une porte fermée, sur le panneau de laquelle s’ouvrait un judas… Et cette porte faisait communiquer la maison Fausta avec l’auberge voisine!

L’homme qui conduisait Guise sortit de la maison, et se dirigea droit sur l’entrée du Pressoir de Fer . L’auberge paraissait silencieuse et muette, toutes ses fenêtres éteintes. Mais l’homme gratta à la porte qui s’ouvrit et, quelques instants plus tard, le duc de Guise se trouvait dans l’intérieur de ce cabaret tenu, disait l’enseigne, par «La Roussotte et Pâquette».

Deux grosses filles joufflues, très peintes, couvertes de bijoux et très court vêtues s’avancèrent au-devant de lui en souriant et exécutant des révérences qu’elles devaient croire de fort bon air.