Par précaution je suis montée dans un wagon à bestiaux. Avec les vaches, je me suis sentie un peu mieux. J'ai bu du lait. Je me suis laissée aller et j'ai beaucoup dormi, quand le train est arrivé à destination j'oscillais entre mes deux états. Quand ma peau s'amincissait j'avais très froid dans mon boubou, quand elle épaississait je ne sentais plus rien. Le boubou a craqué d'un peu partout. J'ai volé du foin aux vaches et j'en ai beaucoup mangé en prévision des jours à venir. Je suis descendue du wagon à la nuit tombée et j'ai rapidement rejoint les faubourgs de la petite ville. J'avais des renvois de foin parce que je ne sais pas ruminer et le foin c'est assez lourd, et j'ai dû m'arrêter souvent parce que j'avais la colique. C'était de ne pas avoir mangé pendant si longtemps, aussi. Je me suis trouvée vraiment peu présentable pour aller voir ma mère, surtout dans mon boubou déglingué. Elle n'aime pas trop les excentricités ma mère. Je suis arrivée aux dernières rues des faubourgs et j'ai vu des arbres nus qui se balançaient lentement dans le vent. Je me suis dit que j'allais attendre un peu avant de sonner chez ma mère. J'avais le trac. Je me suis approchée des arbres. C'était la première fois que je voyais des arbres aussi hauts, et qui sentaient si bon. Ils sentaient l'écorce, la sève sauvage ramassée à ras de tronc, ils sentaient toute la puissance endormie de l'hiver. Entre les grosses racines des arbres la terre était éclatée, meuble, comme si les racines la labouraient de l'intérieur en s'enfonçant profondément dedans. J'y ai fourré mon nez. Ça sentait bon la feuille morte de l'automne passé, ça cédait en toutes petites mottes friables parfumées à la mousse, au gland, au champignon. J'ai fouillé, j'ai creusé, cette odeur c'était comme si la planète entrait tout entière dans mon corps, ça faisait des saisons en moi, des envols d'oies sauvages, des perce-neige, des fruits, du vent du sud. Il y avait toutes les strates de toutes les saisons dans les couches d'humus, ça se précisait, ça remontait vers quelque chose. J'ai trouvé une grosse truffe noire et j'ai d'abord pensé à cette Saint-Sylvestre de l'an 2000 où j'en avais tant mangé parmi ces gens si turbulents, et puis ça s'est effacé, j'ai croqué dans la truffe, du nez le parfum m'est entré dans la gorge et ça a fait comme si je mangeais un morceau de la Terre. Tout l'hiver de la Terre a éclaté dans ma bouche, je ne me suis plus souvenue ni du millénaire à venir ni de tout ce que j'avais vécu, ça s'est roulé en boule en moi et j'ai tout oublié, pendant un moment indéfini j'ai perdu ma mémoire. J'ai mangé, j'ai mangé. Les truffes avaient la saveur des mares quand elles gèlent, le goût des bourgeons recroquevillés qui attendent le retour du printemps, le goût des pousses bandées à craquer dans la terre froide, et la force patiente des futures moissons. Et dans mon ventre il y avait le poids de l'hiver, l'envie de trouver une bauge et de m'assoupir et d'attendre. J'ai creusé des quatre pattes, j'ai fait caca, je me suis roulée, ça a fait un beau trou oblong plein de vers réveillés et de vesces de loup en germe. La terre chauffée s'est mise à fumer autour de moi, je me suis allongée, j'ai posé mon museau sur mes pattes. Les mottes se sont éboulées sur mon dos et je suis restée là très longtemps. Le soleil de l'aube m'a caressé le groin. J'ai humé le passage de la Lune qui tombe de l'autre côté de la Terre, ça a fait du vent dans la nuit et comme une odeur de sable froid. J'ai pensé à Yvan, ça m'a arrachée de ma bauge. La douleur a repris tout mon ventre, je suis revenue à moi. J'ai eu peur de me perdre tout à fait comme j'avais perdu Yvan et j'ai fait un gros effort pour me mettre debout. Ça me faisait mal. C'était très difficile de continuer sans Yvan. C'était plus facile de se laisser aller, de manger, de dormir, ça ne demandait pas d'effort, juste de l'énergie vitale et il y en avait dans mes muscles de truie, dans ma vulve de truie, dans mon cerveau de truie, il y en avait suffisamment pour faire une vie de bauge. Je suis retombée dans le trou. Dans tout mon corps j'ai viré à nouveau avec le tournoiement de la planète, j'ai respiré avec le croisement des vents, mon cœur a battu avec la masse des marées contre les rivages, et mon sang a coulé avec le poids des neiges. La connaissance des arbres, des parfums, des humus, des mousses et des fougères, a fait jouer mes muscles. Dans mes artères j'ai senti battre l'appel des autres animaux, l'affrontement et l'accouplement, le parfum désirable de ma race en rut. L'envie de la vie faisait des vagues sous ma peau, ça me venait de partout, comme des galops de sangliers dans mon cerveau, des éclats de foudre dans mes muscles, ça me venait du fond du vent, du plus ancien des races continuées. Je sentais jusqu'au profond de mes veines la détresse des dinosaures, l'acharnement des cœlacanthes, ça me poussait en avant de les savoir vivants ces gros poissons, je ne sais pas comment expliquer ça aujourd'hui et même je ne sais plus comment je sais tout ça. Ne riez pas. Maintenant tout est redevenu flou dans ma tête, je n'ai pas pu oublier Yvan. A chaque Lune il réapparaît dans le ciel, à chaque Lune pleine comme un ventre je retombe dans la douleur de mon amour pour Yvan, à chaque Lune la truie se redresse sur ses pattes et pleure. C'est pour ça que j'écris, c'est parce que je reste moi avec ma douleur d'Yvan. Même dans la forêt avec les autres cochons, ils me reniflent souvent avec défiance, ils sentent bien que ça continue à penser comme les hommes là-dedans. Je ne suis pas à la hauteur de leurs attentes. Je ne me plie pas assez au travail de la race, et pourtant c'est moi qui les ai débarrassés du principal péril qui les guettait. Quand j'ai réussi à sortir de mon trou grâce au soleil qui était très haut, et qui me tirait pour ainsi dire de l'avant, quand j'ai réussi à oublier les odeurs enivrantes et à retomber comme qui dirait sur mes pieds, je me suis mise en route vers la maison de ma mère. Je ne m'attendais pas à ce que j'y ai trouvé. Ma mère avait monté une petite ferme, il y avait des poules, des vaches et des cochons. Ma mère gagnait beaucoup d'argent maintenant, ça se voyait, elle avait une BMW toute neuve et un recycleur d'eau privé, et le sigle aux normes de la SPA était posé partout, sur l'étable à plusieurs étages, sur l'abattoir sophistiqué, sur le clapier bien propre. Je me suis promenée incognito. Quelques cochons furetaient librement dans la boue et venaient me renifler, ça faisait plaisir de voir comme ils avaient l'air bien nourris. Je me suis cachée dans l'étable et j'ai pris une douche sous les jets hygiéniques latéraux de la trayeuse dernier cri. J'avais l'impression d'avoir connu ça toute ma vie, et pourtant je suis née à Garenne-le-Mouillé. Je sentais un peu le désinfectant pour vache, mais avec un bleu de travail que j'ai trouvé pendu dans l'étable, et un gros effort de volonté, j'avais de nouveau figure humaine. Ce qui me poussait, je crois que c'est la seule pensée d'Yvan. Je voulais demander à ma mère si c'était l'argent ou moi qu'elle voulait, je voulais savoir si Yvan était dans le vrai avant de mourir, et qu'on en finisse. Ma mère m'a accueillie à bras ouverts malgré l'odeur du désinfectant pour vache, et elle m'a demandé des nouvelles d'Yvan. Ma mère n'avait pas changé, elle avait juste l'air un peu plus fatiguée qu'avant, mais elle était aussi plus épanouie, plus belle, plus grasse, plus sûre d'elle. Cette ferme, c'était certainement une belle revanche pour elle. J'ai dit qu'Yvan était mort. Ma mère m'a dit que j'avais terriblement changé, qu'elle avait du mal à me reconnaître. Ma mère m'a demandé ce que je comptais faire maintenant qu'Yvan était mort, s'il m'avait laissé quelque chose. J'ai compris qu'il était inutile d'insister. Je me suis levée. Ma mère m'a dit que décidément j'étais toujours restée aussi bête, que j'aurais pu au moins faire ma pelote, que je m'étais bien fait avoir. Elle m'a dit aussi que si j'étais vraiment dans la misère, elle pouvait mettre la fille de ferme dehors et me prendre à la moitié du SMIC nourrie logée, qu'il y avait de la place dans l'étable. Elle m'a proposé un café. Je suis partie sans un mot parce que je ne pouvais plus rien articuler. Me retrouver dans la porcherie m'a fait du bien, j'ai pu me laisser aller. Je me suis couchée, je n'ai même pas réussi à me demander ce que j'allais devenir. J'avais la tête pleine d'odeurs, c'était doux, agréable, riche. Quelques cochons sont entrés et m'ont flairée, c'étaient de bons gros castrats assez sympathiques, il y avait aussi une grosse truie pleine qui a boudé dans son coin en me voyant. L'odeur franche et épaisse me réchauffait le cœur, je me blottissais pour ainsi dire dedans, je me blottissais dans mon corps massif, rassurant, au milieu des autres corps massifs et rassurants. Cette odeur ça me protégeait de tout, ça me revenait du fin fond de moi, j'étais en quelque sorte rentrée chez moi. J'ai eu un sursaut quand ma mère est arrivée pour distribuer le grain. Ça l'a étonnée ce cochon supplémentaire. Elle m'a donné un coup de pied pour me faire retourner et elle m'a flairée elle aussi, et puis elle a eu un drôle de rictus. Elle a fermé la porte, ça a fait clic clac, et ça a mis comme une agitation dans l'air. Je n'ai pas pu dormir à cause de ces ondes angoissantes, ça vibrait et ça déséquilibrait tout. Tous mes congénères remuaient, leur bonne odeur bien franche devenait aigre, pleine d'hormones mauvaises, de stress, de peur. L'odeur se scindait en blocs isolés, chaque odeur autour de chaque cochon, les groins cherchaient les angles des murs, le bas des portes, l'interstice par où fuir, chacun voulait laisser l'autre à sa propre odeur de victime. Tout mon corps s'est mis à trembler, j'ai compris que la horde sacrifierait le plus faible. Je me suis mise à penser très vite, j'essayais de retrouver mon corps d'être humain mais la panique m'empêchait de me concentrer, tout mon corps de cochon entendait et sentait les roues du camion, encore très loin mais très rapide, qui avalait la route pour venir nous prendre. Il fallait pourtant faire comme les singes ou comme les plus raisonneurs des chiens: trouver la solution tout seul. C'est un castrat qui l'a flairée, la solution; les cochons c'est très raisonneur aussi. Mais il n'arrivait pas à en tirer les conclusions. Il levait le groin vers le haut de la porte et il regardait la poignée. C'est là que je me suis souvenue de l'existence des serrures, des loquets et autres cadenas; l'histoire du camion frigo m'est revenue à l'esprit: on peut ouvrir les portes qui semblent définitivement fermées. Je me suis approchée de la porte, j'ai bousculé tout le monde, mon corps d'être humain essayait de s'arracher de mon corps de cochon, essayait de se dresser sous mes muscles; je voyais ma patte avant droite qui frémissait, qui s'affinait, les tendons qui bougeaient de façon panique sous la peau; mais rien ne sortait, pas même un bout de doigt. J'ai essayé de faire tourner ce fichu verrou avec la patte, avec le groin, mais je n'y arrivais pas, mon corps ne comprenait pas pourquoi il devait s'acharner sur cette pièce d'acier, mon corps se mouvait sans conviction alors que tous mes neurones s'épuisaient à garder cette idée en tête, le verrou, le verrou, c'était épuisant de lutter ainsi contre soi-même. Quelque chose m'a aidée. De très loin est arrivé un parfum. Du Yerling pour hommes. Ça s'approchait avec le camion. J'ai réussi à me mettre debout, ce parfum ça me rappelait ma vie d'avant, la parfumerie, le directeur de la chaîne. L'onde d'un très vieux dégoût m'a saisie, enfouie jusque-là profondément en moi. Ce parfum c'était le parfum du directeur de la chaîne le jour de mon entretien d'embauché. J'ai essayé de tourner le verrou. Les autres, de me voir me transformer à moitié comme ça, ils se sont mis à pousser des hurlements, un peu plus et ils en oubliaient les vibrations du camion. J'ai entendu le pas de ma mère qui quittait sa cuisine et se dirigeait vers la porcherie. Ça m'a fait retomber à quatre pattes. Maintenant, du fond du ventre, je n'étais plus qu'un bouillonnement de terreur. Il y avait une odeur d'acier inoxydable qui arrivait avec ma mère, et une détermination tranchante dans l'air, quelque chose d'inexorable, ça s'est mis à sentir affreusement la mort. Les cochons ont couru dans tous les sens entre les quatre murs de la porcherie et je me suis salement fait piétiner. Je n'avais pas encore l'habitude de ces déplacements paniques. Maintenant je sais qu'au moindre orage aussi il faut se concentrer très fort pour rester calme, pour ne pas céder à l'affolement qui monte au ventre, pour retenir un peu cette terreur qui revient dans le ventre des bêtes depuis le premier orage du monde. Avec la mort c'est pareil. La mort tombe autour de moi et il faut rester calme. Je me suis recroquevillée dans un coin derrière les autres cochons paniques et j'ai vu la porte s'ouvrir. Au même moment le camion est arrivé et s'est garé devant la porte et le directeur de la parfumerie est descendu. Le directeur de la parfumerie avait énormément forci. Dans l'encadrement de la porte je l'ai vu incliner ses épaules de taureau et embrasser ma mère sur la bouche et lui palper le derrière avec une certaine tendresse. Sur le camion il y avait marqué Welfare Electronics, mais ça sentait le cadavre à plein groin là-dedans; le directeur de la parfumerie et ma mère ils faisaient du marché noir, au prix où est la viande maintenant ça devait bien marcher pour eux. Le directeur de la parfumerie était habillé comme un cadre commercial mais ma mère lui a donné un tablier blanc et une corde et tous deux sont entrés dans la porcherie. Ma mère tenait un grand couteau à la main, une bassine en cuivre pour le sang, et du papier journal pour faire brûler la couenne. «Là, au fond », elle a dit ma mère. Elle a posé la bassine et le papier journal. Ils se sont approchés de moi. Les autres cochons se sont enfuis dans une bousculade terrible et ça a fait un grand cercle vide autour de moi. Je me suis préparée à vendre chèrement ma peau. Ma mère en plus d'être un assassin était une voleuse, elle allait tuer un cochon qui ne lui appartenait pas. J'ai montré les dents et le directeur de la parfumerie s'est mis à rigoler. Il m'a envoyé la corde dessus. Toute la dernière scène avec Yvan m'est revenue dans le cerveau, ça m'a empli les neurones et le ventre et les muscles, je me suis levée de tout mon corps, de toute ma haine, de toute ma peur, je ne sais pas, de tout mon amour pour Yvan peut-être. Le directeur est devenu vert. Il a sorti un revolver de sa poche en tremblant et je le lui ai arraché des mains. J'ai tiré deux fois, la première fois sur lui, la seconde fois sur ma mère. Le couteau a fait un bruit de ferraille en tombant dans la bassine en cuivre. Ensuite je suis partie dans la forêt. Certains des cochons m'ont suivie, les autres, trop attachés au confort de leur porcherie moderne, ont dû se faire récupérer par la SPA ou par un autre fermier, en tout cas je n'aimerais pas être à leur place aujourd'hui.