Le directeur de chez Loup-Y-Es-Tu m'a accueillie très chaleureusement quand je lui ai dit que je venais de la part du marabout. Le directeur de chez Loup-Y-Es-Tu était vraiment très beau, encore plus qu'Honoré. Il m'a reniflée sous le derrière au lieu de me serrer la main, mais à part ça il était tout à fait chic, très élégant comme homme, très bien habillé et tout. Il m'a dit qu'il avait souvent entendu parler de moi, qu'il connaissait bien le problème. Ça m'a soulagée de ne rien avoir à lui raconter, parce que j'étais à peu près en bonne forme à ce moment-là, mais je craignais que ça ne dure pas. Le directeur de chez Loup-Y-Es-Tu m'a servi un Bloody Mary et m'a expliqué que ça allait et ça venait, un jour on était comme tout le monde, le lendemain on se retrouvait à braire ou à rugir, selon, mais qu'à force de volonté on pouvait se maintenir. Le directeur de chez Loup-Y-Es-Tu m'a expliqué que dans son cas il avait réussi à se régler sur la Lune. Je n'avais jamais pensé à ça. Ensuite il m'a demandé ce que je faisais ce soir. Ça se voyait qu'il me trouvait appétissante, et lui était tellement beau, tellement gentil, je croyais que je rêvais. Il m'a dit que les quais de la Seine, depuis qu'on les avait reconstruits, étaient splendides sous la Lune, et qu'il connaissait un bon resto. Il m'a fait un grand sourire. Il avait deux sublimes canines blanches qui pointaient, et de fines moustaches dorées qui s'allongeaient jusque sous les oreilles. J'en suis tombée à la renverse tellement il était beau. Sur les quais de Seine, on se promenait, et tout à coup le directeur de chez Loup-Y-Es-Tu (son petit nom c'était Yvan) s'est penché sur moi et il m'a dit, comme qui dirait en haletant: «Va-t-en vite » il m'a dit. On avait passé une bonne soirée, je ne comprenais pas. Mais quand j'ai vu tout à coup la tête qu'il avait, j'ai pris mes jambes à mon cou. Je me suis cachée derrière un arbre et j'ai regardé, ça me faisait trop mal de laisser tomber un type pareil. Le directeur de chez Loup-Y-Es-Tu s'est assis sur un banc et s'est pris la tête dans les mains. Il avait l'air très fatigué. Un long moment s'est passé. La Lune est sortie des nuages juste au-dessus des ruines du Pont-Neuf, c'était du plus bel effet. Ça faisait des zigzags de lumière blanche sur l'eau, et les arcs-boutants ou je ne sais quoi qui restaient encore debout du côté de l'Ile brillaient très fort dans le ciel noir. Moi ça faisait bien longtemps que je n'étais pas sortie au bord de l'eau. Le Palais était entièrement détruit, mais toutes ces grosses voûtes enchevêtrées par terre et ces statues couchées et cette espèce d'armature pyramidale qu'on entrevoyait par la grosse brèche, ça avait du charme à mon avis, c'était émouvant sous la Lune, tout était blanc et crayeux. Du coup j'en avais presque oublié mon Yvan. J'ai entendu comme un cri du côté du banc. Yvan était tout debout, il dressait son visage vers la Lune et il lui montrait le poing. Ça m'a fait un choc. Et puis Yvan s'est effondré à quatre pattes. Son dos s'est arqué. Ses vêtements ont craqué tout du long et de longs poils gris se sont hérissés à travers la déchirure, son corps s'est élargi et ça a craqué aussi aux épaules et aux manches. Le visage d'Yvan était tout déformé, long et anguleux, ça brillait de bave et de dents et ses cheveux avaient poussé jusqu'à recouvrir entièrement ses épaules, drus. La Lune était dans les yeux d'Yvan, comme un éclat blanc et froid sous ses paupières. On sentait qu'il souffrait, Yvan, on entendait son souffle. Ses mains étaient recroquevillées par terre, comme rognées, enfouies, agrippées dans le sol, pleines de nœuds et de griffes. Les mains d'Yvan, c'était comme si elles ne pouvaient pas quitter le sol et qu'en même temps elles voulaient le lui faire payer, au sol, qu'elles l'étripaient. Yvan a donné un violent coup d'épaule et tout son arrière-train a bougé comme un arbre arraché. Ses chaussures ont explosé, ses mains ont déchiré la terre et la terre a volé de partout. Yvan s'est déplacé d'un bloc. Il avançait, c'était énorme, ça se tordait vers la Lune. Quelque chose a hurlé dans son corps, ça lui est monté du ventre comme quand moi je sens la mort. La Lune a pâli. Toutes les ruines autour de nous se sont pour ainsi dire immobilisées et l'eau s'est arrêtée de couler. Yvan a hurlé de nouveau. Mon sang s'est figé dans mes veines, j'étais incapable de bouger. Je n'avais même plus peur, tous mes muscles et mon cœur semblaient morts. J'entendais le monde s'arrêter de vivre sous le hurlement d'Yvan, c'était comme si toute l'histoire du monde se nouait dans ce hurlement, je ne sais pas comment dire, tout ce qui nous est arrivé depuis toujours. Quelqu'un s'est approché. Yvan, ça n'a pas fait un pli, il a bondi. Le quelqu'un, il ne croyait pas à ce qu'il avait entendu, on sentait dans l'air qu'il était tout excité. Ensuite on n'a plus rien senti du tout. Une onde de terreur et puis c'est tout. Pas même un cri. Yvan dansait autour du cadavre. C'était étonnant de voir Yvan si léger, si voltigeur sous la Lune, il donnait vers le ciel de petits coups de sa queue argentée et ça faisait un joli feu de joie. Toute cette masse cassée de son corps et la douleur de ses premiers déplacements, ça avait disparu sous sa fourrure de lune et sous ses coups de crocs très précis, sous ses bonds, sous ses entrechats sauvages, sous ses grands sourires blancs. Je suis tombée raide dingue amoureuse d'Yvan. Je n'osais pas sortir encore, j'ai attendu qu'il se soit bien rassasié. Quand je l'ai vu qui se léchait les babines au bord de l'eau et qui se nettoyait les pattes et qui avait presque bu tout le sang, je me suis approchée doucement. Yvan m'a vue. «Nous voilà bien », il a dit Yvan. J'ai compris que je pouvais venir plus près. J'ai pris le cou d'Yvan entre mes bras et je l'ai embrassé au creux des deux oreilles, c'était doux, c'était chaud. Yvan s'est roulé sur le sol et je l'ai gratté sous le poitrail et je me suis couchée sur lui pour profiter de sa bonne odeur. Je l'ai embrassé dans le cou, je l'ai embrassé au coin de la gueule, je lui ai léché les dents, je lui ai mordu la langue. Yvan riait de bonheur, il me léchait partout, il se cabrait sur moi et je roulais à la renverse, on s'est mis à gémir tous les deux tellement on était heureux. Ensuite Yvan s'est assis sur son derrière et je me suis couchée entre ses pattes. On est restés là très longtemps, on s'est laissé porter par le bonheur. Moi je regardais souvent Yvan, je me dressais sur les coudes et je lui souriais et il me souriait. Yvan était gris argenté, avec un long museau à la fois solide et très fin, une gueule virile, forte, élégante, de longues pattes bien recouvertes et une poitrine très large, velue et douce. Yvan c'était l'incarnation de la beauté. Le soleil a commencé à se lever et Yvan s'est endormi le museau sur les pattes. Je suis restée assise à côté de lui à le veiller, si des gens passaient ils pourraient toujours croire à mon chien, un très gros chien. Ça me faisait sourire cette idée, ça m'attendrissait. Le soleil mettait des reflets jaune pâle sur la Seine, la Lune s'estompait. Les ruines du Palais se brouillaient dans une vapeur jaune et ça faisait comme une poudre très fine qui se déposait, une poussière de lumière qui tombait doucement sur les choses. Les derniers éclats de verre sur la pyramide, on ne pouvait pas les regarder en face tellement ils brillaient, c'était comme de l'or posé en voile sur les poutrelles. J'ai senti qu'Yvan bougeait contre mes genoux. Ça m'a fait tout drôle de voir que le soleil diluait comme qui dirait Yvan, rayait son museau de traits qui lui brouillaient la face, faisait fondre ses yeux fauves, effaçait ses oreilles et rasait sa fourrure. Yvan étincelait, on ne pouvait presque plus le distinguer dans ce halo qui l'embrasait, qui l'effaçait, j'ai cru qu'il allait me fondre lentement dans les bras et j'ai crié et je l'ai serré fort contre moi. Mais ça s'est fait tout doucement. Le soleil a touché les pans de murs encore debout de la vieille cathédrale et l'éclat des rayons s'est atténué. Yvan a relevé la tête et j'ai vu son visage d'homme. Il s'est mis debout et il m'a tendu la main. «Allons-y » il a dit. Il était tout nu, moi j'avais le fou rire. On a regagné son appartement à pied, heureusement qu'il n'y avait pas trop de gens dans les rues, de toute façon les gens, depuis Edgar, ils en ont vu d'autres.
Alors a commencé la plus belle période de ma vie. Ça me fait mal d'y repenser maintenant. Pauvre Yvan. On est restés plusieurs mois ensemble Yvan et moi dans son appartement. A chaque pleine Lune, Yvan allait manger un bout. Il m'avait montré comment adapter mon propre rythme aux fluctuations de la Lune, mais j'y arrivais beaucoup plus mal que lui, je crois que lui avait vraiment ça dans le sang. Il supposait que mon rythme hormonal brouillait le jeu, les femelles il ne connaissait pas trop le problème. Mais le tout était d'y mettre une grande volonté. Quand j'en avais assez d'être truie, si ça avait duré trop longtemps ou si ça tombait mal pour une raison ou pour une autre, je m'isolais dans notre chambre et je faisais des exercices de respiration, je me concentrais au maximum. C'est encore ce que j'essaie de faire aujourd'hui pour écrire mieux, pour mieux tenir mon stylo, mais depuis qu'Yvan est mort j'y arrive de moins en moins bien. De toute façon, maintenant, qu'est-ce que ça peut bien me faire d'être un cochon? Je suis très bien comme ça, je ne vois plus personne sinon quelques congénères et à l'idée de retourner à la ville je suis fatiguée d'avance. Les meilleurs moments, avec Yvan, c'était quand j'avais mes chaleurs. On faisait très attention à ne pas pousser trop de cris, pour les voisins, mais qu'est-ce qu'on s'amusait! Yvan m'aimait autant en être humain qu'en truie. Il disait que c'était formidable d'avoir deux modes d'être, deux femelles pour le prix d'une en quelque sorte, qu'est-ce qu'on rigolait. Yvan avait laissé tomber toutes ses affaires pour mieux profiter de la vie avec moi, il avait vendu Loup-Y-Es-Tu à Yerling, on roulait sur l'or. Yvan m'habillait des plus beaux modèles. Il avait même fait une donation énorme au Gouvernement des Libres Citoyens pour reconstruire le Pont-Neuf, en souvenir de notre première nuit. On allait souvent s'y promener quand j'étais assez présentable pour les gens de la rue. Ça me rendait toujours terriblement fière de voir la plaque au nom d'Yvan sur le Pont-Neuf. Malheureusement le Pont n'a jamais été terminé, il n'y avait qu'Yvan les soirs de pleine Lune qui pouvait d'un bond assez puissant rejoindre la rive, qu'est-ce qu'il était fort Yvan. Une grande partie de l'argent d'Yvan avait été détournée, ça a fait un gros scandale, mais Yvan a déclaré qu'il ne voulait pas s'en occuper, que le Pont était très bien comme ça. Les gens n'ont pas compris, il faut dire que ce n'était pas très pratique au niveau du trafic, heureusement le Ministère a eu l'idée d'exploiter la brèche dans l'ancien Palais pour faire une autoroute urbaine. Bon, ça gâchait un peu le paysage, Yvan s'est demandé s'il allait intervenir, mais Yvan, par choix, n'avait presque plus de vie mondaine ni politique. Il a tout laissé tomber pour se consacrer exclusivement à moi. De temps en temps on trouvait quelques paparazzi sur notre chemin dans notre promenade du Pont-Neuf, Yvan m'empêchait de lire les articles parce qu'il paraît qu'on n'y était pas très gentil avec moi, les photos n'étaient jamais à mon avantage et on me traitait de grosse truie, ça nous faisait bien rigoler avec Yvan. Je ne saurais pas vous dire à quel point tout ça m'était égal alors. Si les gens étaient jaloux parce que le célèbre Yvan de chez Loup-Y-Es-Tu avait tout abandonné pour une grosse truie, ça les regardait, ils ne pouvaient pas comprendre. Surtout qu'à ce moment-là on a appris la mort du marabout dans les journaux. Des experts se sont penchés sur les anciennes crèmes blanchissantes de chez Loup-Y-Es-Tu, Yvan était bien content de s'être un peu mis au vert. Il a fait étouffer l'affaire avec ses relations du Ministère et il a offert toutes ses actions Yerling à la vieille amie du marabout. On s'est mis à voyager. Parfois c'était un peu compliqué parce qu'avec toutes ces perturbations, la nourriture exotique, les climatiseurs, la mousson ou que sais-je encore, je n'arrivais pas à garder une forme assez humaine pour qu'on puisse quitter notre chambre d'hôtel. Mais c'était très excitant de rester ainsi enfermés tous les deux, couchés sous la moustiquaire, les journalistes émettaient sur notre absence les suppositions les plus folles. Et puis à force, on a pris sur nous. Yvan qui était célèbre autrefois pour ses excentricités m'a mis un collier de diamants et nous nous promenions ensemble, lui debout et moi en laisse, j'étais le cochon privé d'Yvan comme d'autres ont un pékinois ou un boa. On n'aurait jamais pu faire ça à Paris, Yvan aurait eu trop de problèmes avec la SPA. On ne pouvait pas risquer que je me retrouve arrachée à lui pour finir dans un chenil ou pire. C'est pour ça qu'on restait beaucoup à l'étranger. En plus c'était pratique pour les soirs de pleine Lune, les Chinois ou les nègres ils ne sont pas comptés comme les Parisiens. Malheureusement, quand ces crétins de Libres Citoyens se sont fâchés avec le monde entier à cause de leurs idées d'autarcie communautaire – heureusement qu'Yvan avait vendu Loup-Y-Es-Tu à temps – il a bien fallu qu'on rentre à Paris. La vie est devenue un peu plus compliquée parce que les gens qu'Yvan connaissait au gouvernement ont été emprisonnés, c'a été toute cette période des Grands Procès, enfin vous vous souvenez. Les Nouveaux Citoyens ont voulu terminer les travaux du Pont-Neuf et ont prétendu nous réquisitionner comme tout le monde au titre du travail obligatoire. Ils ont ponctionné la plupart des comptes bancaires d'Yvan et sont venus sonner directement à notre porte, on a vraiment cru rêver. Heureusement qu'Yvan avait gardé assez d'argent sous la patte pour pouvoir la graisser à tout le monde, sinon on était faits comme des rats. Ces émotions ou je ne sais quoi me maintenaient sous forme de cochon les trois quarts du temps. Nous nous sommes faits de plus en plus discrets. Ce n'était pas désagréable, loin de là. Nous restions dans notre bel appartement, personne ne venait plus nous embêter vu qu'Yvan s'était fait de nouvelles relations. Yvan me procurait des fruits et des légumes par un réseau Internet camouflé en banque de données culturelles; le marché noir fonctionnait bien. Il achetait pour lui de la viande rouge, et nous pouvions vivre en parfaite autarcie. Il fallait juste faire un peu attention quand les livreurs sonnaient, je me cachais dans la chambre du fond. Les journées se passaient délicieusement. A l'aube, pendant que toute la ville dormait encore, nous étions réveillés par le croisement chaud et froid du soleil et de la Lune, et par le souffle des étoiles qui plongent de l'autre côté du monde. Yvan me léchait derrière les oreilles et se postait à la fenêtre pour humer l'air frais, et puis il me pressait mon jus de patate, je paressais encore au lit. Nous nous faisions des câlins. Ensuite quand le ciel était entièrement doré nous prenions le soleil sous la véranda, nous nous vautrions, et puis dans la journée on faisait plusieurs siestes, heureux comme des bêtes. On se faisait livrer des livres et des journaux aussi, et puis même ça, on a abandonné. Du coup on ne n'est pas méfiés quand ils ont commencé à parler de la série de meurtres sur les quais. On se disait qu'avec le désordre qui régnait, personne ne s'intéresserait à quelques cadavres de plus, mais ces ânes de Citoyens ne se débrouillaient pas si mal, ils avaient organisé une police terriblement efficace. Je pense que c'est la façon dont les cadavres étaient égorgés qui les intriguait tellement. J'ai lu les articles depuis, on parlait du Maniaque de la pleine Lune, ou alors de la Bête , je vous demande un peu. Il y en a évidemment qui y sont allés de leur rédemption et de leur châtiment, mais ils ont été promptement zigouillés. Les Citoyens, ils rigolaient pas avec ça. Sur les découpes d'articles que j'ai gardées, on voit les têtes des cadavres, bien proprement décapités comme Yvan savait faire. Ça on peut dire que les victimes n'avaient pas le temps de souffrir. Les enquêteurs ont perdu beaucoup de temps à chercher l'arme du crime, eux ne pouvaient pas croire à une bête, évidemment, ça fait longtemps qu'il n'y a plus de bêtes sauvages alors en plein Paris, vous imaginez. C'est la rationalité qui perd les hommes, c'est moi qui vous le dis. On a eu vent de tout ce raffut par un livreur. Yvan a décidé de faire le mort à la maison, mais c'est là que tout a commencé à devenir vraiment difficile. La première pleine Lune surtout a été très éprouvante pour tous les deux. Yvan s'est mis à tourner en rond. Il ne me parlait plus. J'ai allumé la télévision pour essayer de penser à autre chose, mais du coin de l'œil je ne pouvais pas m'empêcher de surveiller Yvan. Il s'est assis sur son derrière face à la fenêtre, il ne quittait pas la Lune des yeux. Moi je surveillais surtout ses cheveux, c'était toujours le premier signe. Ils ont commencé à grisonner comme s'il prenait dix ans d'un coup. Et puis ils se sont dressés sur sa tête, et ça a commencé à déborder dans le cou, entre les boutons de la chemise, sur les joues, sur le dos des mains. «Un peu de volonté, Yvan » j'ai articulé. Le costume de chez Yerling a explosé dans le dos, Yvan en faisait une de ces consommations! Son dos s'est arqué terriblement, on aurait cru un dromadaire. Ensuite, tout le cinéma, les pattes qui épaississent, les griffes, les oreilles pointues, les dents de plus en plus apparentes, j'avais du mal à m'habituer, je vous jure. Yvan dans un tel état, c'était vraiment choquant. Yvan a tourné des yeux fous vers moi, ça m'a fait comme une brûlure au ventre, je n'avais jamais vu ça que de nuit. Je me suis dit: «Appelons Bip Pizza. » J'ai couru vers le téléphone. Heureusement qu'on les mémorise bien, ces numéros à trois chiffres, parfois c'est une question de vie ou de mort. L'angoisse m'a arraché les mots qui sauvent. «Allô, j'ai crié, une pizza, 7, quai des Grands-Arlequins, vite. » Je savais que chez Bip Pizza ils interviennent en moins de vingt minutes. C'a été les vingt minutes les plus longues de notre vie, à Yvan et moi. Je m'étais enfermée dans la chambre et j'entendais Yvan hurler et gratter à la porte, et puis pleurer comme seuls les loups pleurent, et maudire la Terre en longues modulations de gorge. La souffrance d'Yvan c'était insupportable. Je me suis concentrée très fort pour rester calme, ce n'était pas le moment de me laisser aller moi aussi. J'ai ouvert doucement la porte de la chambre. J'ai parlé à Yvan. Je suis sortie, si je puis dire, à pas de loup. Yvan ne me quittait pas des yeux. Très doucement je me suis approchée de lui et très doucement je lui ai pris la tête dans les mains. Yvan, quand il est assis, il m'arrive jusqu'aux épaules. J'ai senti un long frisson parcourir l'échiné d'Yvan. J'ai vu dans ses yeux passer comme une lueur humaine; la douleur de résister à l'instinct ça lui faisait des vagues dans les iris, je voyais dans les yeux d'Yvan l'amour lutter contre la faim. J'ai commencé à lui parler à mi-voix. Je lui ai parlé de la steppe, de la neige d'été sur la taïga, des forêts gauloises, du Gévaudan, des collines basques, des bergeries cévenoles, de la lande écossaise, et de la pluie, du vent. Je lui ai fait la longue liste de tous ses frères morts, le nom de chaque horde. Je lui ai parlé des derniers loups, ceux qui vivent cachés dans les ruines du Bronx et que personne n'ose approcher. Je lui ai parlé des rêves des enfants, des cauchemars des hommes, je lui ai parlé de la Terre. Je ne savais pas d'où je sortais tout ça, ça me venait, c'était des choses que je découvrais très au fond de moi, et je trouvais les mots même les plus difficiles, même les plus inconnus. C'est pour ça que j'écris maintenant, c'est parce que je me souviens de tout ce qu'Yvan m'a donné ce soir-là, et de tout ce que j'ai donné à Yvan. Yvan a gémi doucement et s'est roulé en boule et il s'est à moitié endormi. Je voyais les rêves passer sous ses paupières soyeuses. Et puis la Lune, ça a fait comme un arrachement entre nous, jusqu'au fond de mon ventre. La pièce est devenue toute bleue, c'était la Lune qui montait à son zénith. Yvan s'est relevé d'un coup. Il a entendu le bourdonnement du sang dans mes artères, il a senti l'odeur des muscles sous ma peau, il a vu battre mes carotides juste sous la peau de mon cou. Ses iris jaunes se sont fendus en deux. Sa voix s'est déchirée en un long hurlement et il a contracté tous ses muscles pour prendre son élan. La fourrure de son dos s'est dressée toute droite, sa queue s'est raidie, je voyais les nerfs, les fibres, les veines, qui se tendaient sous sa gorge et jusque dans ses pattes noueuses. «Bon, je me suis dit, c'est une belle mort. » A ce moment-là, la sonnette a retenti. Yvan, ça l'a fait vaciller et il a tourné son regard vers la porte. Je n'ai même pas eu le temps de dire bonjour au livreur. La pizza a giclé en l'air. On ne pouvait pas distinguer le sang de la sauce tomate. Je me suis dit que décidément c'était très pratique, la livraison à domicile.