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Voilà ce que désignaient de la main les frères Zacarias et Bautista, avec des airs de vénération profonde comme ils n’en avaient peut-être pas devant le saint sacrement. Et leurs yeux clignotants, leur énorme bouche qui s’arrondissait en cul de poule, leurs larges narines qui reniflaient non les parfums répandus dans la salle, mais le fumet des plats, leur air de fausse modestie, tout dans leur attitude semblait dire que tout cela était leur œuvre à eux, tout implorait un compliment que Pardaillan ne leur refusa pas.

– Admirable! dit-il simplement d’un air très convaincu.

– N’est-ce pas? rayonna frère Bautista. Et que direz-vous, mon frère, quand vous aurez goûté aux délicieuses choses qui figurent sur cette table!

Les deux moines se regardaient d’un air triomphant. Leurs yeux se disaient clairement:

«Enfin! il va goûter à ces mets, et nous, nous toucherons enfin la récompense de nos efforts persévérants. À nous la plus grande partie de ces bonnes choses… Il ne saurait manger tout cela.»

Et la langue passée sur les lèvres lippues semblait répondre:

«L’eau m’en vient à la bouche, rien que d’y penser.»

Hélas! la joie des vénérables frères fut de courte durée, car Pardaillan ajouta aussitôt:

– Merveilleux! Mais vous vous êtes donné beaucoup de peine bien inutilement, car je ne toucherai à rien des merveilles entassées là.

La consternation des moines confina au désespoir. Pour un peu, ils l’eussent battu.

– Ne blasphémez pas, dit sévèrement frère Bautista. Asseyez-vous plutôt dans ce moelleux fauteuil qui vous tend les bras.

– Mais puisque je vous dis que je ne veux rien prendre… Rien, entendez-vous?

– C’est l’ordre! dit doucement frère Zacarias.

Pardaillan lui jeta un coup d’œil de côté.

– Vous l’avez déjà dit, fit-il avec son air narquois. Vous ne variez pas souvent vos formules.

– Puisque c’est l’ordre! répéta naïvement frère Zacarias.

– Asseyez-vous, mon frère, supplia Bautista, faites-le pour l’amour de nous… Nous sommes déshonorés si vous résistez à tous nos efforts.

Pardaillan eut-il pitié de leur désespoir très sincère? Comprit-il que la résistance serait inutile et que, rigoureux observateurs de la consigne reçue, ses deux gardiens ne lui laisseraient aucun répit, tant qu’il ne se serait pas assis à cette table somptueuse? Nous ne saurions dire, mais toujours est-il que de son air railleur il condescendit:

– Eh bien, soit. Pour l’amour de vous, je veux bien m’asseoir là… Mais vous serez bien fins si vous réussissez à me faire ingurgiter la moindre des choses.

Et il s’assit brusquement, avec un air qui eût donné fort à réfléchir aux dignes moines s’ils avaient été plus physionomistes ou s’ils avaient mieux connu leur prisonnier.

– Allons, dit Pardaillan, qui sentait la colère le gagner, allons, faites en conscience votre métier de bourreau.

Les deux moines le regardèrent avec stupéfaction. Ils ne comprenaient pas. Machinalement ils regardèrent autour d’eux, comme si les paroles ne pouvaient s’adresser à eux. Et d’un commun accord, ils levèrent les yeux au ciel comme pour se dire: «Il divague».

Dès que Pardaillan eut pris place dans le fauteuil, un orchestre, qui semblait être dissimulé derrière la cheminée, se mit à jouer des airs tour à tour tendres et languissants, joyeux et capricants, tantôt sur des rythmes lents et berceurs, tantôt sur des rythmes endiablés de vitesse et d’originalité. Et les sons des instruments à cordes, auxquels se mêlaient les sons plus aigus des flûtes et ceux plus nasillards des hautbois, lui arrivaient voilés, mystérieux, comme très lointains, évocateurs de rêves mélancoliques ou joyeux.

Cette mise en scène savante, cette musique lointaine, ces fleurs, ces parfums aphrodisiaques, la splendeur de cette table, le fumet des plats, l’arôme capiteux des vins tombant en pluie de rubis et de topaze dans des coupes de pur cristal, au long pied de métal précieux, chefs-d’œuvre d’orfèvrerie, il y avait là plus qu’il n’en fallait pour affoler l’esprit le plus fermé et le plus lucide. Malgré sa force de caractère peu commune, Pardaillan était pâle de l’effort surhumain qu’il faisait pour se maîtriser.

Avait-il donc réellement peur du poison dont il était menacé? Peur au point de se condamner lui-même à se laisser mourir lentement de faim devant cet amoncellement de mets délicats ou substantiels?

Ceci mérite une explication. Nous la donnerons aussi brève que possible:

Non, Pardaillan n’avait pas peur du poison. Menacé à mots couverts des supplices les plus horribles, il est facile de comprendre qu’entre une torture savamment dosée pour là faire durer des heures et des jours, peut-être et un poison foudroyant, le choix était tout fait. N’importe qui, à sa place, n’eût pas hésité et eût pris le poison.

Ce n’était pas la mort elle-même, non plus, qui l’effrayait. En descendant au fond de sa conscience, on eût peut-être trouvé que la mort eût été accueillie par lui comme une délivrance. Depuis que mortes étaient ses seules affections, mortes aussi ses haines, Pardaillan ne pouvait plus guère tenir à la vie.

Alors?

Alors il y avait ceci: Avec ses idées spéciales, Pardaillan se disait qu’ayant accepté du roi Henri une mission de confiance, il n’avait pas le droit de mourir, lui Pardaillan, avant que cette mission fût accomplie.

La mort, dit-on, délie de tout. Il faut croire qu’il ne pensait pas ainsi, puisqu’il se fût cru sincèrement déshonoré en n’accomplissant pas ce qu’il avait promis d’accomplir, même si c’était la mort qui l’arrêtait.

Orgueil, dira-t-on? C’est possible. Nous ferons remarquer que nous ne faisons pas de psychologie. Nous présentons notre héros tel qu’il était, sans chercher à le grandir où à le diminuer, laissant ce soin à ses gestes seuls.

Ayant décidé qu’il n’avait pas le droit de mourir avant d’avoir mené à bien sa mission, entre le poison qui devait le foudroyer et la mort lente, Pardaillan choisissait la mort lente et se dérobait devant le poison, parce qu’il se disait très justement que, tombant raide mort sur le parquet, tout serait fini. Tandis que, fût-il entre les mains du bourreau, râlant et à l’agonie, tant qu’il lui restait un souffle de vie, l’événement imprévu pouvait se produire qui le rendrait à la vie et à la liberté, et lui permettrait d’accomplir sa tâche.

On voit qu’il était rigoureusement logique. Seulement, dame! pour mettre en pratique une logique de ce genre, il fallait être doué d’une énergie peu commune, d’une dose de volonté, d’un courage et d’un sang-froid qu’il était peut-être seul capable d’avoir.

Tout ceci avait été longuement et mûrement pesé, calculé et finalement résolu, dans la solitude de sa cellule. On a pu voir par les tentatives désespérées de ses gardiens, Bautista et Zacarias, qu’il suivait avec une inébranlable rigueur la ligne conduite qu’il s’était tracée.

Une chose qu’il avait aussi décidée, et que nous devons faire connaître, c’est qu’il courait le risque de l’empoisonnement en prenant la nourriture qu’on lui présenterait, le quatrième jour à partir de la réception du billet du Chico.

Pourquoi ce quatrième jour? Comptait-il donc sur le nain? Pas plus sur le nain que sur autre chose, autant sur lui que sur n’importe qui. C’était précisément ce qui faisait sa force, de ne compter en tout et pour tout que sur lui-même, et, en même temps, d’utiliser adroitement et surtout fort à propos tous les atouts qui se présentaient dans son jeu lorsqu’il engageait une partie semblable à celle qu’il jouait en ce moment.

Or, le Chico, à ses yeux, était une carte dans ses mains. Pour le moment, cette carte n’était pas à dédaigner plus qu’une autre. Elle pouvait être bonne, elle pouvait être mauvaise, il ne savait pas encore. Cela dépendrait du jeu qu’abattrait son adversaire.

Il s’était fixé ce terme de quatre jours simplement parce qu’il se disait que les forces humaines ont une limite et que, s’il voulait être en état de profiter des événements favorables qui pouvaient toujours se produire, il lui fallait, de toute nécessité, réparer ses forces affaiblies par un long jeûne.

Évidemment, la menace du poison restait toujours suspendue sur sa tête. Mais quoi? Il fallait cependant bien en finir d’une manière ou d’une autre. C’était un risque à courir, il le savait bien: il le courrait, voilà tout. S’il succombait, il aurait du moins la satisfaction de se dire qu’il avait lutté autant qu’il lui avait été possible de le faire.

Au surplus, rien ne prouvait que, devant son obstination, d’Espinosa ne renoncerait pas au poison pour chercher autre chose. En y réfléchissant bien, c’était probablement ce qui arriverait. Donc ce point était bien réglé dans son esprit, comme les autres, et sa résolution irrévocablement prise.

Qu’on veuille bien nous pardonner cette digression, qui nous paraissait nécessaire, et ceci dit, revenons à notre histoire, comme dit l’autre.

Lorsqu’ils eurent enfin amené leur prisonnier à s’asseoir devant son couvert, Bautista et Zacarias se dirent que le plus fort était fait et que cet homme extraordinaire, qui avait le courage de rester indifférent devant les choses les plus appétissantes, ne saurait, cette fois, résister aux tentations accumulées sur cette table.