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– Tous les hommes que vous voyez ici étaient jeunes, beaux, riches, braves et intelligents. Tous ils étaient de la plus haute noblesse. Voyez ce qu’en ont fait le breuvage inventé par un de nos pères et le régime auquel on les a soumis. Que dites-vous de ce supplice-là, chevalier? Ne pensez-vous pas, ainsi que je vous le disais tout à l’heure, qu’il est peut-être plus terrible encore que tout ce que vous avez vu dans la galerie?

– Je pense, dit Pardaillan d’une voix sans accent, je pense que ce sont là des inventions en tout point dignes d’inquisiteurs qui s’en vont prêchant au nom d’un Dieu de miséricorde et de bonté.

Et fixant d’Espinosa, avec cet air d’ironie et d’insouciance qui masquait sa physionomie, il ajouta sur un ton détaché, qui émerveilla le grand inquisiteur:

– Mais, me direz-vous, monsieur, si toutefois je ne suis pas curieux, à quoi riment ces écœurantes exhibitions?

Quelque chose comme un pâle sourire vint effleurer les lèvres d’Espinosa.

– J’ai voulu, fit-il doucement, que vous fussiez bien pénétré de cette pensée qu’irrémissiblement condamné tout ce que vous venez de voir n’est rien auprès de ce qui vous attend. J’ai fait pour vous ce que je n’aurais fait pour nul autre. C’est une marque d’estime que je devais à votre caractère intrépide, que j’admire plus que quiconque, croyez-le bien.

Pardaillan eut une légère inclination de la tête qui pouvait passer pour un remerciement. Et, très calme en apparence, il dit simplement:

– Fort bien, monsieur. Je me tiens pour dûment averti. Et maintenant, faites-moi reconduire dans mon cachot… ou ailleurs… À moins que vous n’en ayez pas fini avec les spectacles du genre de ceux que vous venez de me montrer.

– C’est tout… pour le moment, fit d’Espinosa impassible.

Et se tournant vers les moines:

– Puisqu’il le désire, reconduisez M. le chevalier de Pardaillan à sa chambre. Et n’oubliez pas que j’entends qu’il soit traité avec tous les égards qui lui sont dus.

Et revenant à Pardaillan, il ajouta avec un air de grande sollicitude:

– Allez donc, monsieur de Pardaillan, et surtout mangez. Mangez et buvez… Ne faites pas comme ce matin, où vous n’avez rien pris. La diète est mauvaise dans votre situation. Si ce qu’on vous sert n’est pas de votre goût, commandez vous-même ce que vous désirez. Rien ne vous sera refusé. Mais, pour Dieu, mangez!

– Monsieur, dit poliment Pardaillan, sans rien montrer de l’étonnement que lui causait cette affectueuse insistance, je ferai de mon mieux. Mais j’ai un estomac fort capricieux. C’est lui qui commande, et je suis bien obligé de lui obéir.

– Espérons, dit gravement d’Espinosa, que votre estomac se montrera mieux disposé que ce matin.

– Je n’ose trop y compter, dit Pardaillan en s’éloignant au milieu de son escorte de moines geôliers.

Lorsqu’il se retrouva quelques instants plus tard dans sa chambre. Pardaillan se mit à marcher de long en large avec agitation.

– Pouah! songeait-il, la venimeuse bête que ce prêtre! Comment ai-je pu résister à la tentation de l’étrangler de mes mains?

Et avec un sourire qui eût donné le frisson au grand inquisiteur s’il l’avait vu:

– Bah! il l’a bien dit: il était gardé de près. Je n’aurais pas eu le temps de l’atteindre. Et j’y aurais gagné de me voir enchaîner. Mes mains restent libres. Qui sait si une occasion ne se présentera pas? Alors…

Et son sourire se fit plus aigu.

Las de s’agiter, il se jeta dans le fauteuil et se mit à réfléchir profondément, repassant dans son esprit les scènes qui venaient de se dérouler, jusque dans leurs plus petits détails, évoquant les moindres gestes, les coups d’œil les plus furtifs, se rappelant les paroles les plus insignifiantes en apparence, et s’efforçant de tirer la vérité de ses observations et de ses déductions.

Deux moines lui apportèrent son dîner. Avec des yeux luisants de convoitise, ils étalèrent amoureusement les provisions sur la table, alignèrent respectueusement les flacons aux formes diverses, et, au lieu de se retirer, comme ils faisaient d’habitude, ils restèrent en contemplation devant la table, semblant attendre que le chevalier fît honneur à ce repas soigné. Voyant qu’il ne se décidait pas, un des deux moines demanda:

– Monsieur le chevalier ne veut donc pas manger?

Surmontant la répulsion que lui inspiraient ses deux gardiens, Pardaillan répondit doucement:

– Tout à l’heure, peut-être… Pour le moment, je n’ai pas faim.

Les deux moines échangèrent un furtif coup d’œil que Pardaillan surprit au passage.

– Monsieur le chevalier désire-t-il qu’on lui fasse autre chose? insista le moine.

– Non, mon révérend, je ne désire rien qu’une chose…

– Laquelle? fit le moine avec empressement.

– Que vous me laissiez seul, dit froidement Pardaillan.

Les deux moines échangèrent encore le même coup d’œil furtif que Pardaillan surprit encore, puis ils contemplèrent une dernière fois les mets appétissants dont la table était chargée, levèrent les yeux au ciel comme pour le prendre à témoin de la folie de ce prisonnier qui faisait fi de si succulentes choses, passèrent leur langue sur leurs lèvres en caressant du regard les bouteilles rangées en bon ordre, et sortirent enfin en étouffant un gros soupir.

Dès qu’ils furent dehors, Pardaillan s’assura d’un coup d’œil que le judas de la porte était bien fermé. Il s’approcha alors de la table et contempla les plats nombreux et variés qui la garnissaient. Il en prit quelques-uns au hasard et se mit à les sentir avec une attention soutenue.

– Je ne sens rien d’anormal, se dit-il en posant les plats à leur place. En revanche, mordieu! je sens que j’étrangle de faim et de soif!…

Il prit un flacon.

– Hermétiquement bouché! dit-il. Mais qu’est-ce que cela prouve!

Il le déboucha et le flaira comme il avait flairé les mets.

– Rien! je ne sens rien!

Et lentement, à regret, il reposa le flacon sur la table.

– Ne rien boire, ne rien manger, durant trois jours, a dit le billet du Chico. Poison foudroyant… Mordiable! je puis bien patienter.

Mais les provisions abondantes et délicates le tentaient. C’était le supplice de Tantale. Il tourna le dos à la table pour s’arracher à la tentation et s’en fut vers le coffre où il avait enfermé le reste de ses provisions de la veille. Il fit une piteuse grimace et grommela:

– C’est maigre!

Résolument, il prit une tranche de pâté et la porta à sa bouche. Mais il n’acheva pas le geste.

– Qui me dit, songea-t-il, qu’on n’a pas pénétré ici pendant la promenade que m’a fait faire cet inquisiteur que la foudre écrase!… Qui me dit que ces mets, inoffensifs hier soir, ne sont pas mortels maintenant?

Il replaça la tranche où il l’avait prise et referma le coffre. Il traîna le fauteuil devant la fenêtre et s’assit, le dos tourné à la table tentatrice. En même temps, pour se donner la force de résister, il murmura:

– Je n’ai plus guère que deux jours et demi à patienter. Que diable! deux jours sont bientôt passés! L’essentiel est de ne pas s’énerver et de garder des forces suffisantes pour faire face aux événements… N’y pensons plus.

Et par un puissant effort de volonté, il réussit à se soustraire à cette obsession et se mit à repasser tout ce que lui avait dit d’Espinosa.

Des bribes de phrases lui revenaient plus particulièrement: «On lui fait boire une potion… Ce breuvage agit sur le cerveau qu’il engourdit… Il sent son intelligence s’obscurcir… Toutefois, ce n’est pas encore la folie.»

Et un détail, que nous avons omis de signaler, lui revenait obstinément à la mémoire: au premier repas qu’il avait fait dans cette chambre, à ce même repas où il avait absorbé un narcotique qui devait le tenir endormi plusieurs jours, il avait tout de suite remarqué sur la table une bouteille de vieux vin de Saumur, pour lequel il avait un faible, et l’avait mise de côté, la réservant pour la bonne bouche. Or, à la fin de son repas, lorsqu’il voulut attaquer la bonne bouteille, il s’était senti pris d’un subit malaise. C’était le narcotique qui faisait son effet.

Cela avait été très passager. Mais il n’en fallait pas plus pour éveiller ses soupçons. Avant de vider le verre qu’il venait de remplir, il le porta à ses narines et le flaira longuement.

Cet examen ne lui ayant pas paru suffisant, il trempa son doigt dans le verre, laissa tomber quelques gouttes du liquide léger et mousseux sur sa langue et se mit à le déguster avec tout le soin d’un parfait connaisseur qu’il était. Le résultat de cette dégustation avait été qu’il avait déposé le verre sur la table, sans y toucher davantage. Son repas était achevé. Il n’avait plus ni faim ni soif.

Tout à coup une inspiration soudaine lui était venue. Il s’était levé et était allé vider le verre et tout le contenu de la bouteille de ce Saumur, qui lui paraissait suspect, dans le bassin de cuivre qui contenait encore l’eau sale, rougie de son sang, qu’il y avait laissée après s’être convenablement débarbouillé. Puis, il était revenu s’asseoir à table, reposant la bouteille et le verre à leur place. Quelques instants plus tard, la tête lourde, pris d’un sommeil irrésistible, il s’était endormi aussitôt.