CHAPITRE VII: CHEZ M. DUPUY
Joseph Roumanille. – Notre liaison. – Les poètes du «Boui-Abaisso». – L’épuration de notre langue. – Anselme Matbieu. – L’amour sur les toits. – Les processions avignonnaises. – Celle des Pénitents Blancs. – Le sergent Monnier. – L’achèvement des études.
Comme les chattes qui, souvent, changent leurs petits de place, ma mère, à la rentrée de cette année scolaire, m’amena chez M. Dupuy, Carpentrassien portant besicles, qui tenait, lui aussi, un pensionnat à Avignon, au quartier du Pont-Troué. Mais, ici, pour mes goûts de provençaliste en herbe, j’eus, comme on dit, le museau dans le sac.
M. Dupuy était le frère de ce Charles Dupuy, mort député de la Drôme, auteur du Petit Papillon , un des morceaux délicats de notre anthologie provençale moderne. Lui, le cadet Dupuy, rimait aussi en provençal, mais ne s’en vantait pas, et il avait raison.
Voici que, quelque temps après, il nous arriva de Nyons un jeune professeur à fine barbe noire, qui était de Saint-Remy. On l’appelait Joseph Roumanille. Comme nous étions pays, – Mailane et Saint-Remy sont du même canton, – et que nos parents, tous cultivateurs, se connaissaient de, longue date, nous fûmes bientôt liés. Néanmoins, j’ignorais que le Saint-Remyen s’occupait, lui aussi, de poésie provençale.
Et, le dimanche, on nous menait, pour la messe et les vêpres, à l’église des Carmes. Là, on nous faisait mettre derrière le maître-autel, dans les stalles du chœur, et, de nos voix jeunettes, nous y accompagnions les chantres du lutrin: parmi lesquels Denis Cassan, autre poète provençal, on ne peut plus populaire dans les veillées du quartier, et que nous voyions en surplis, avec son air falot, son flegme, sa tête chauve, entonner les antiennes et les hymnes. La rue où il demeurait porte, aujourd’hui, son nom.
Or, un dimanche, pendant que l’on chantait vêpres, il me vint dans l’idée de traduire en vers provençaux les Psaumes de la Pénitence, et, alors, en tapinois, dans mon livre entr’ouvert, j’écrivais à mesure, avec un bout de crayon, les quatrains de ma version:
Que l’isop bagne ma caro,
Sarai pur: lavas-me lèu
E vendrai pu blanc encaro
Que la tafo de la nèu.
Mais M. Roumanille, qui était le surveillant, vient par derrière, saisit le papier où j’écrivais, le lit, puis le fait lire au prudent M. Dupuy, – qui fut, paraît-il, d’avis de ne pas me contrarier; et, après vêpres, quand, autour des remparts d’Avignon, nous allions à la promenade, il m’interpella en ces termes:
– De cette façon, mon petit Mistral, tu t’amuses à faire des vers provençaux?
– Oui, quelquefois, lui répondis-je.
Et Roumanille, d’une voix sympathique et bien timbrée, me récita les Deux Agneaux:
Entendès pas l’agnèu que bèlo?
Vès-lou que cour après l’enfant…
Coume fan bèn tout ço que fan!
E l’innoucènci, ccnnme es bello!
Et puis, le Petit Joseph:
Lou paire es ana rebrounda
E, pèr vendre lou jardinage,
La maire es anado au village,
E Jejè rèsto pèr garda.
Et puis Paulon, et puis le Pauvre, et Madeleine et Louisette, une vraie éclosion de fleurs d’avril, de fleurs de prés, fleurs annonciatrices du printemps félibréen qui me ravirent de plaisir et je m’écriai:
– Voilà l’aube que mon âme attendait pour s’éveiller à la lumière!
J’avais bien, jusque-là, lu à bâtons rompus un peu de provençal; mais, ce qui m’ennuyait, c’était de voir notre langue, chez les écrivains modernes (à l’exception de Jasmin et du marquis de Lafare – que je ne connaissais pas), employée, en général, comme on eût dit par dérision. Et Roumanille, beau premier, dans le parler populaire des Provençaux du jour, chantait, lui, dignement, sous une forme simple et fraîche, tous les sentiments du cœur.
En conséquence, et nonobstant une différence d’âge d’une douzaine d’années (Roumanille était né en 1818), lui, heureux de trouver un confident de sa Muse tout préparé pour le comprendre, moi, tressaillant d’entrer au sanctuaire de mon rêve, nous nous donnâmes la main, tels que des fils du même Dieu, et nous liâmes amitié sous une étoile si heureuse que, pendant un demi-siècle, nous avons marché ensemble pour la même œuvre ethnique, sans que notre affection ou notre zèle se soient ralentis jamais.
Roumanille avait donné ses premiers vers au Boui-A baisso, un journal provençal que Joseph Désanat publiait à Marseule une fois par semaine et qui, pour les trouvères de cette époque-là, fut un foyer d’exposition. Car la langue du terroir n’a jamais manqué d’ouvriers; et principalement au temps du Boui-A baisso (1841-1846), il y eut devers Marseille un mouvement dialectal qui, n’aurait-il rien fait que maintenir l’usage d’écrire en provençal, mérite d’être salué.
De plus, nous devons reconnaître que des poètes populaires, tels que le valeureux Désanat de Tarascon, tels que Bellot, Chailan, Bénédit et Gelu, Gelu éminemment, qui ont à leur manière exprimé la gaillardise du gros rire marseillais, n’ont pas été depuis, pour ces sortes d’atellanes, remplacés ni dépassés. Et Camille Reybaud, un poète de Carpentras, mais poète de noble allure, dans une grande épître qu’il envoyait à Roumanille, tout en désespérant du sort du provençal délaissé par les imbéciles qui, disait-il:
Laissent, pour imiter les messieurs de la ville, – aux sages pères-grands notre langue trop vile – et nous font du français, qu’ils estropient à fond, – de tous les patois le plus affreux peut-être.
Reybaud semblait pressentir la renaissance qui couvait; lorsqu’il faisait cet appel aux rédacteurs du Boui-A baisso:
Quittons-nous: mais avant de nous séparer, – frères, contre l’oubli songeons de nous défendre; – tous ensemble faisons quelque œuvre colossale, – quelque tour de Babel en brique provençale; – au sommet, en chantant, gravez ensuite votre nom, – car vous autres, amis, êtes dignes de renommée! – Moi qu’un grain d’encens étourdit et enivre, – qui chante pour chanter comme fait la cigale – et qui n’apporterais, pour votre monument, – qu’une pincée de gravier et de mauvais ciment, je creuserai pour ma muse un tombeau dans le sable; – et quand vous aurez fini votre œuvre impérissable, – si, des hauteurs de votre ciel si bleu, vous regardez en bas, frères, vous ne me verrez plus.
Seulement, imbus de cette idée fausse que le parler du peuple n’était bon qu’à traiter des sujets bas ou drolatiques, ces messieurs n’avaient cure ni de le nettoyer, ni de le réhabiliter.
Depuis Louis XIV, les traditions usitées pour écrire notre langue s’étaient à peu près perdues. Les poètes méridionaux avaient, par insouciance ou plutôt par ignorance, accepté la graphie de la langue française. Et à ce système-là qui, n’étant pas fait pour lui, disgraciait en plein notre joli parler, chacun ajoutait ensuite ses fantaisies orthographiques à tel point que les dialectes de l’idiome d’Oc, à force d’être défigurés par l’écriture, paraissaient complètement étrangers les uns aux autres.
Roumanille, en lisant à la bibliothèque d’Avignon les manuscrits de Saboly, fut frappé du bon effet que produisait notre langue, orthographiée là selon le génie national et d’après les usages de nos vieux Troubadours. Il voulut bien, si jeune que je fusse, prendre mon sentiment pour rendre au provençal son orthographe naturelle; et, d’accord tous les deux sur le plan de réforme, on partit hardiment de là pour muer ou changer de peau. Nous sentions instinctivement que, pour l’œuvre inconnue qui nous attendait au loin, il nous fallait un outil léger, un outil frais émoulu.
L’orthographe n’était pas tout. Par esprit d’imitation et par un préjugé bourgeois qui, malheureusement, descend toujours davantage, l’on s’était accoutumé à délaisser comme «grossiers» les mots les plus grenus du parler provençal. Par suite, les poètes précurseurs des félibres, même ceux en renom, employaient communément, sans aucun sens critique, les formes corrompues, bâtardes, du patois francisé qui court les rues. Ayant donc Roumanille et moi, considéré qu’à tant faire que d’écrire nos vers dans le langage du peuple, il fallait mettre en lumière, il fallait faire valoir l’énergie, la franchise, la richesse d’expression qui la caractérisent, nous convînmes d’écrire la langue purement et telle qu’on la parle dans les milieux affranchis des influences extérieures. C’est ainsi que les Roumains, comme nous le contait le poète Alexandre, lorsqu’ils voulurent relever leur langue nationale, que les classes bourgeoises avaient perdue ou corrompue, allèrent la rechercher dans les campagnes et les montagnes chez les paysans les moins cultivés.
Enfin, pour conformer le provençal écrit à la prononciation générale en Provence, on décida de supprimer quelques lettres finales ou étymologiques tombées en désuétude, telles que l’S du pluriel, le T des participes, l’R des infinitifs et le CH de quelques mots, tels que fach, dich, puech, etc.
Mais qu’on n’aille pas croire que ces innovations, bien qu’elles n’eussent de rapport qu’avec un cercle restreint des poètes «patois» comme on disait alors, se fussent introduites dans l’usage commun, sans combat ni résistance. D’Avignon à Marseille, tous ceux qui écrivaient ou rimaillaient dans la langue, contestés dans leur routine ou leur manière d’être, soudain se gendarmèrent contre les réformateurs. Une guerre de brochures et d’articles venimeux, entre les jeunes d’Avignon et nos contradicteurs, dura plus de vingt ans.