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– Mais, tu le vois, une figure de fantaisie, un page du moyen âge.

– Joséphine, ce page-là ressemble au Corinthien à faire trembler.

– Le Corinthien avec un pourpoint tailladé et une toque de page? tu es folle!

– Le pourpoint est proche parent d’une veste; et quant à cette toque, elle est cousine germaine de celle du Corinthien, qui n’est pas laide du tout, et qui lui sied fort bien. Il porte les cheveux longs et coupés absolument comme ceux-là; enfin il a une charmante figure comme ce page-là. Allons! c’est son ancêtre, n’en parlons plus.

– Yseult, dit la marquise en pleurant, je ne vous croyais pas méchante.

Le ton dont ces paroles furent prononcées, et les larmes qui s’échappèrent des yeux de Joséphine, firent tressaillir Yseult de surprise. Elle laissa tomber le dessin, croyant rêver, et s’efforça de consoler sa cousine, mais sans savoir comment elle avait pu l’offenser; car elle n’avait eu d’autre intention que celle de faire une plaisanterie très innocente, et qui n’était pas tout à fait nouvelle entre elles deux. Elle n’osa point arrêter sa pensée sur la découverte que ces larmes lui faisaient pressentir, et en repoussa bien vite l’idée comme absurde et outrageante pour sa cousine. Celle-ci, voyant la candeur d’Yseult, essuya ses larmes; et leur querelle finit comme toutes finissaient, par des caresses et des éclats de rire.

Eh bien! vous l’avez deviné, la pauvre Joséphine ayant lu beaucoup de romans, éprouvait le besoin irrésistible de mettre dans sa vie un roman dont elle serait l’héroïne; et le héros était trouvé. Il était là, jeune, beau comme un demi-dieu, intelligent et pur plus qu’aucun de ceux qui ont droit de cité dans les romans les plus convenables. Seulement il était compagnon menuisier, ce qui est contraire à tous les usages reçus, je l’avoue; mais il était couronné, outre ses beaux cheveux, d’une auréole d’artiste. Ce génie éclos par miracle était choyé et vanté chaque soir au salon par le vieux comte, qui se faisait un amusement et une petite vanité de l’avoir découvert, et cette position intéressante le mettait fort à la mode au château.

Pourquoi le Corinthien fut-il remarqué, et pourquoi Pierre Huguenin ne le fut-il pas? Ce dernier n’avait guère moins de succès au salon; c’est-à-dire que lorsque, dans les causeries du soir, on mentionnait le Corinthien, on mettait toujours Pierre de moitié dans les éloges qu’on lui donnait. Le comte admirait sa belle prestance, son air distingué, ses manières dont la dignité naturelle était bien digne de remarque, son langage probe, intelligent, sensé, et surtout son ardente et poétique amitié pour le jeune sculpteur. Mais c’est que le sculpteur était doué du feu sacré, et qu’il avait dû refléter sur son ami le menuisier. Lorsqu’on disait ces choses, le front de la marquise s’animait; elle se trompait de carte en jouant au reversi avec son oncle, ou faisait rouler ses pelotes de soie en brodant au métier; et puis elle hasardait un timide regard vers sa cousine. Il lui semblait qu’elle devait surprendre, tôt ou tard, un roman analogue entre elle et Pierre Huguenin, et cette fantaisie de son imagination lui donnait du courage. Pourtant la paisible Yseult lui parlait de Pierre avec tant de calme et de franchise, qu’il n’y avait guère d’illusion à se faire de ce côté-là.

Mais si Joséphine comprenait qu’on pût et qu’on dût faire attention à Pierre, elle n’en avait pas moins accordé la préférence au jeune Amaury. On pouvait se familiariser plus aisément avec celui-ci, que l’on considérait un peu comme un enfant. On le nommait le petit sculpteur ; on s’entretenait de l’avenir qu’on lui rêvait; tous les jours on allait le voir travailler; le comte le tutoyait, l’appelait son enfant , et lui prenait la tête pour le présenter aux personnes qui venaient lui rendre visite et qu’il conduisait à l’atelier. Elle s’était donc monté la tête pour le bel enfant, et ne pouvait plus s’en cacher. Les choses en étaient venues à ce point qu’on l’en plaisantait tout haut dans la famille, et qu’elle se livrait à la plaisanterie de très bonne grâce. Elle la provoquait même au besoin; ce qui était une assez bonne manœuvre pour empêcher que la remarque ne tournât au sérieux. Voilà pourquoi sa cousine se permettait quelquefois d’en rire avec elle, ne pensant nullement qu’elle pût l’affliger par ce qui lui semblait un jeu; et voilà pourquoi aussi elle fut si étonnée lorsqu’elle la vit pleurer à cette occasion. Mais ces larmes ne lui apprirent rien encore; car Joséphine les expliqua par un amour-propre d’artiste, par une migraine, par tout ce qu’il lui plut d’inventer.

Toutes les cajoleries du château n’avaient pas jusqu’alors troublé la cervelle du bon Corinthien. L’engouement du vieux comte partait certainement d’un grand fonds de bienveillance et de générosité; mais il était fort imprudent, car il pouvait égarer le jugement d’un jeune homme arraché à son obscurité paisible pour être lancé d’un bond dans la carrière du succès et de l’ambition. Heureusement Pierre Huguenin veillait sur lui comme la Providence, et le maintenait dans son bon sens par une sage critique.

La marquise ne faisait pas d’autre impression sur Amaury. Il avait bien remarqué qu’elle était jolie, à force de l’entendre dire; mais il ne voulait pas croire qu’elle fût là pour lui, comme le Berrichon et les apprentis le pensaient. D’ailleurs il n’avait dans l’esprit que la sculpture, et dans le cœur que la Savinienne.