– De Sommervieux, mon père!

– Eh bien! de Sommervieux, soit! Jamais il n’aura été aussi agréable avec toi que M. le chevalier de Saint-Georges le fut avec moi, le jour où j’obtins une sentence des consuls contre lui. Aussi était-ce des gens de qualité d’autrefois.

– Mais, mon père, monsieur Théodore est noble, et m’a écrit qu’il était riche. Son père s’appelait le chevalier de Sommervieux avant la révolution.

À ces paroles, monsieur Guillaume regarda sa terrible moitié, qui, en femme contrariée frappait le plancher du bout du pied et gardait un morne silence. Elle évitait même de jeter ses yeux courroucés sur Augustine, et semblait laisser à monsieur Guillaume toute la responsabilité d’une affaire si grave, puisque ses avis n’étaient pas écoutés. Cependant, malgré son flegme apparent, quand elle vit son mari prenant si doucement son parti sur une catastrophe qui n’avait rien de commercial, elle s’écria: – En vérité, monsieur, vous êtes d’une faiblesse avec vos filles… mais…

Le bruit d’une voiture qui s’arrêtait à la porte interrompit tout à coup la mercuriale que le vieux négociant redoutait déjà. En un moment, madame Roguin se trouva au milieu de la chambre, et, regardant les trois acteurs de cette scène domestique: – Je sais tout, ma cousine, dit-elle d’un air de protection.

Madame Roguin avait un défaut, celui de croire que la femme d’un notaire de Paris pouvait jouer le rôle d’une petite maîtresse.

– Je sais tout, répéta-t-elle, et je viens dans l’arche de Noé, comme la colombe, avec la branche d’olivier. J’ai lu cette allégorie dans le Génie du christianisme , dit-elle en se retournant vers madame Guillaume, la comparaison doit vous plaire, ma cousine. Savez-vous, ajouta-t-elle en souriant à Augustine, que ce monsieur de Sommervieux est un homme charmant? Il m’a donné ce matin mon portrait fait de main de maître. Cela vaut au moins six mille francs.

À ces mots, elle frappa doucement sur les bras de monsieur Guillaume. Le vieux négociant ne put s’empêcher de faire avec ses lèvres une grosse moue qui lui était particulière.

– Je connais beaucoup monsieur de Sommervieux, reprit la colombe. Depuis une quinzaine de jours il vient à mes soirées, il en fait le charme. Il m’a conté toutes ses peines et m’a prise pour avocat. Je sais de ce matin qu’il adore Augustine, et il l’aura. Ah! cousine, n’agitez pas ainsi la tête en signe de refus. Apprenez qu’il sera créé baron, et qu’il vient d’être nommé chevalier de la Légion-d’Honneur par l’empereur lui-même, au Salon. Roguin est devenu son notaire et connaît ses affaires. Eh bien! monsieur de Sommervieux possède en bons biens au soleil douze mille livres de rente. Savez-vous que le beau-père d’un homme comme lui peut devenir quelque chose, maire de son arrondissement, par exemple! N’avez-vous pas vu monsieur Dupont être fait comte de l’empire et sénateur pour être venu, en sa qualité de maire, complimenter l’empereur sur son entrée à Vienne. Oh! ce mariage-là se fera. Je l’adore, moi, ce bon jeune homme. Sa conduite envers Augustine ne se voit que dans les romans. Va, ma petite, tu seras heureuse, et tout le monde voudrait être à ta place. J’ai chez moi, à mes soirées, madame la duchesse de Carigliano qui raffole de monsieur de Sommervieux. Quelques méchantes langues disent qu’elle ne vient chez moi que pour lui, comme si une duchesse d’hier était déplacée chez une Chevrel dont la famille a cent ans de bonne bourgeoisie.

– Augustine, reprit madame Roguin après une petite pause, j’ai vu le portrait. Dieu! qu’il est beau. Sais-tu que l’empereur a voulu le voir? Il a dit en riant au Vice-Connétable que s’il y avait beaucoup de femmes comme celle-là à sa cour pendant qu’il y venait tant de rois, il se faisait fort de maintenir toujours la paix en Europe. Est-ce flatteur?

Les orages par lesquels cette journée avait commencé devaient ressembler à ceux de la nature, en ramenant un temps calme et serein. Madame Roguin déploya tant de séductions dans ses discours, elle sut attaquer tant de cordes à la fois dans les cœurs secs de monsieur et de madame Guillaume, qu’elle finit par en trouver une dont elle tira parti. À cette singulière époque, le commerce et la finance avaient plus que jamais la folle manie de s’allier aux grands seigneurs, et les généraux de l’empire profitèrent assez bien de ces dispositions. Monsieur Guillaume s’élevait singulièrement contre cette déplorable passion. Ses axiomes favoris étaient que, pour trouver le bonheur, une femme devait épouser un homme de sa classe; on était toujours tôt ou tard puni d’avoir voulu monter trop haut; l’amour résistait si peu aux tracas du ménage, qu’il fallait trouver l’un chez l’autre des qualités bien solides pour être heureux; il ne fallait pas que l’un des deux époux en sût plus que l’autre, parce qu’on devait avant tout se comprendre; un mari qui parlait grec et la femme latin, risquaient de mourir de faim. Il avait inventé cette espèce de proverbe. Il comparait les mariages ainsi faits à ces anciennes étoffes de soie et de laine, dont la soie finissait toujours par couper la laine. Cependant, il se trouve tant de vanité au fond du cœur de l’homme, que la prudence du pilote qui gouvernait si bien le Chat-qui-pelote, succomba sous l’agressive volubilité de madame Roguin. La sévère madame Guillaume, la première, trouva dans l’inclination de sa fille des motifs pour déroger à ces principes, et pour consentir à recevoir au logis monsieur de Sommervieux, qu’elle se promit de soumettre à un rigoureux examen.

Le vieux négociant alla trouver Joseph Lebas, et l’instruisit de l’état des choses. À six heures et demie, la salle à manger illustrée par le peintre, réunit sous son toit de verre, madame et monsieur Roguin, le jeune peintre et sa charmante Augustine, Joseph Lebas qui prenait son bonheur en patience, et mademoiselle Virginie dont la migraine avait cessé. Monsieur et madame Guillaume virent en perspective leurs enfants établis et les destinées du Chat-qui-pelote remises en des mains habiles. Leur contentement fut au comble, quand, au dessert, Théodore leur fit présent de l’étonnant tableau qu’ils n’avaient pu voir, et qui représentait l’intérieur de cette vieille boutique, à laquelle était dû tant de bonheur.

– C’est-y gentil, s’écria Guillaume. Dire qu’on voulait donner trente mille francs de cela.

– Mais c’est qu’on y trouve mes barbes, reprit madame Guillaume.

– Et ces étoffes dépliées, ajouta Lebas, on les prendrait avec la main.

– Les draperies font toujours très-bien, répondit le peintre. Nous serions trop heureux, nous autres artistes modernes, d’atteindre à la perfection de la draperie antique.

– Vous aimez donc la draperie, s’écria le père Guillaume. Eh bien, sarpejeu! touchez là, mon jeune ami. Puisque vous estimez le commerce, nous nous entendrons. Eh! pourquoi le mépriserait-on? Le monde a commencé par là, puisque Adam a vendu le paradis pour une pomme. Ça n’a pas été une fameuse spéculation, par exemple!

Et le vieux négociant se mit à éclater d’un gros rire franc excité par le vin de Champagne qu’il faisait circuler généreusement. Le bandeau qui couvrait les yeux du jeune artiste fut si épais qu’il trouva ses futurs parents aimables. Il ne dédaigna pas de les égayer par quelques charges de bon goût. Aussi plut-il généralement. Le soir, quand le salon meublé de choses très-cossues, pour se servir de l’expression de Guillaume, fut désert; pendant que madame Guillaume s’en allait de table en cheminée, de candélabre en flambeau, soufflant avec précipitation les bougies, le brave négociant, qui savait toujours voir clair aussitôt qu’il s’agissait d’affaires ou d’argent, attira sa fille Augustine auprès de lui; puis, après l’avoir prise sur ses genoux, il lui tint ce discours:

– Ma chère enfant, tu épouseras ton Sommervieux, puisque tu le veux; permis à toi de risquer ton capital de bonheur. Mais je ne me laisse pas prendre à ces trente mille francs que l’on gagne à gâter de bonnes toiles. L’argent qui vient si vite s’en va de même. N’ai-je pas entendu dire ce soir à ce jeune écervelé que si l’argent était rond, c’était pour rouler! S’il est rond pour les gens prodigues, il est plat pour les gens économes qui l’empilent et l’amassent. Or, mon enfant, ce beau garçon-là parle de te donner des voitures, des diamants? Il a de l’argent, qu’il le dépense pour toi! bene sit! Je n’ai rien à y voir. Mais quant à ce que je te donne, je ne veux pas que des écus si péniblement ensachés s’en aillent en carrosses ou en colifichets. Qui dépense trop n’est jamais riche. Avec les cent mille écus de sa dot on n’achète pas encore tout Paris. Tu as beau avoir à recueillir un jour quelques centaines de mille francs, je te les ferai attendre, sarpejeu! le plus long-temps possible. J’ai donc attiré ton prétendu dans un coin, et un homme qui a mené la faillite Lecocq n’a pas eu grande peine à faire consentir un artiste à se marier séparé de biens avec sa femme. J’aurai l’œil au contrat pour bien faire stipuler les donations qu’il se propose de te constituer. Allons, mon enfant, j’espère être grand-père, sarpejeu! je veux m’occuper déjà de mes petits-enfants: jure-moi donc ici de ne jamais rien signer en fait d’argent que par mon conseil; et si j’allais trouver trop tôt le père Chevrel, jure-moi de consulter le jeune Lebas, ton beau-frère. Promets-le-moi.

– Oui, mon père, je vous le jure.

À ces mots prononcés d’une voix douce, le vieillard baisa sa fille sur les deux joues. Ce soir-là, tous les amants dormirent presque aussi paisiblement que monsieur et madame Guillaume.

Quelques mois après ce mémorable dimanche, le maître-autel de Saint-Leu fut témoin de deux mariages bien différents. Augustine et Théodore s’y présentèrent dans tout l’éclat du bonheur, les yeux pleins d’amour, parés de toilettes élégantes, attendus par un brillant équipage. Venue dans un bon remise avec sa famille, Virginie, donnant le bras à son père, suivait sa jeune sœur humblement et dans de plus simples atours, comme une ombre nécessaire aux harmonies de ce tableau. Monsieur Guillaume s’était donné toutes les peines imaginables pour obtenir à l’église que Virginie fût mariée avant Augustine; mais il eut la douleur de voir le haut et le bas clergé s’adresser en toute circonstance à la plus élégante des mariées. Il entendit quelques-uns de ses voisins approuver singulièrement le bon sens de mademoiselle Virginie, qui faisait, disaient-ils, le mariage le plus solide, et restait fidèle au quartier; tandis qu’ils lancèrent quelques brocards suggérés par l’envie sur Augustine qui épousait un artiste, un noble; ils ajoutèrent avec une sorte d’effroi que, si les Guillaume avaient de l’ambition, la draperie était perdue. Un vieux marchand d’éventails ayant dit que ce mange-tout-là l’aurait bientôt mise sur la paille, le père Guillaume s’applaudit in petto de la prudence qu’il avait mise dans la rédaction des conventions matrimoniales. Le soir, la famille se sépara après un bal somptueux, suivi d’un de ces soupers plantureux dont le souvenir commence à se perdre dans la génération présente. Monsieur et madame Guillaume restèrent dans leur hôtel de la rue du Colombier où la noce avait eu lieu. Monsieur et madame Lebas retournèrent dans leur remise à la vieille maison de la rue Saint-Denis pour y diriger la nauf du Chat-qui-pelote. L’artiste, ivre de bonheur, prit entre ses bras sa chère Augustine, l’enleva vivement quand leur coupé arriva rue des Trois-Frères, et la porta dans son élégant appartement.