Les deux époux se regardèrent dans un profond étonnement.
– Il joue donc? dit monsieur Guillaume. Il n’y avait que les joueurs qui, de mon temps, rentrassent si tard.
Augustine fit une petite moue qui repoussait cette accusation.
– Il doit te faire passer de cruelles nuits à l’attendre, reprit madame Guillaume. Mais, non, tu te couches, n’est-ce pas? Et quand il a perdu, le monstre te réveille.
– Non, ma mère, il est au contraire quelquefois très-gai. Assez souvent même, quand il fait beau, il me propose de me lever pour aller dans les bois.
– Dans les bois, à ces heures-là? Tu as donc un bien petit appartement qu’il n’a pas assez de sa chambre, de ses salons, et qu’il lui faille ainsi courir pour… Mais c’est pour t’enrhumer, que le scélérat te propose ces parties-là. Il veut se débarrasser de toi. A-t-on jamais vu un homme établi, qui a un commerce tranquille, galoper comme un loup-garou?
– Mais, ma mère, vous ne comprenez donc pas que, pour développer son talent, il a besoin d’exaltation. Il aime beaucoup les scènes qui…
– Ah! je lui en ferais de belles, des scènes, moi, s’écria madame Guillaume en interrompant sa fille. Comment peux-tu garder des ménagements avec un homme pareil? D’abord, je n’aime pas qu’il ne boive que de l’eau. Ça n’est pas sain. Pourquoi montre-t-il de la répugnance à voir les femmes quand elles mangent? Quel singulier genre! Mais c’est un fou. Tout ce que tu nous en as dit n’est pas possible, Un homme ne peut pas partir de sa maison sans souffler mot et ne revenir que dix jours après. Il te dit qu’il a été à Dieppe pour peindre la mer. Est-ce qu’on peint la mer? Il te fait des contes à dormir debout.
Augustine ouvrit la bouche pour défendre son mari; mais madame Guillaume lui imposa silence par un geste de main auquel un reste d’habitude la fit obéir, et sa mère s’écria d’un ton sec: – Tiens, ne me parle pas de cet homme-là! il n’a jamais mis le pied dans une église que pour te voir et t’épouser. Les gens sans religion sont capables de tout. Est-ce que Guillaume s’est jamais avisé de me cacher quelque chose, de rester des trois jours sans me dire ouf, et de babiller ensuite comme une pie borgne?
– Ma chère mère, vous jugez trop sévèrement les gens supérieurs. S’ils avaient des idées semblables à celles des autres, ce ne seraient plus des gens à talent.
– Eh bien! que les gens à talent restent chez eux et ne se marient pas. Comment! un homme à talent rendra sa femme malheureuse! et parce qu’il a du talent; ce sera bien? Talent, talent! Il n’y a pas tant de talent à dire comme lui blanc et noir à toute minute, à couper la parole aux gens, à battre du tambour chez soi, à ne jamais vous laisser savoir sur quel pied danser, à forcer une femme de ne pas s’amuser avant que les idées de monsieur ne soient gaies, d’être triste, dès qu’il est triste.
– Mais, ma mère, le propre de ces imaginations là…
– Qu’est-ce que c’est que ces imaginations-là? reprit madame Guillaume en interrompant encore sa fille. Il en a de belles ma foi! Qu’est-ce qu’un homme auquel il prend tout à coup, sans consulter de médecin, la fantaisie de ne manger que des légumes? Encore, si c’était par religion, sa diète lui servirait à quelque chose; mais il n’en a pas plus qu’un huguenot. A-t-on jamais vu un homme aimer, comme lui, les chevaux plus qu’il n’aime son prochain, se faire friser les cheveux comme un païen, coucher des statues sous de la mousseline, faire fermer ses fenêtres le jour pour travailler à la lampe? Tiens, laisse-moi, s’il n’était pas si grossièrement immoral, il serait bon à mettre aux Petites-Maisons. Consulte monsieur Loraux, le vicaire de Saint-Sulpice, demande-lui son avis sur tout cela, il te dira que ton mari ne se conduit pas comme un chrétien…
– Oh! ma mère! pouvez-vous croire…
– Oui, je le crois! Tu l’as aimé, tu n’aperçois rien de ces choses-là. Mais, moi, vers les premiers temps de son mariage, je me souviens de l’avoir rencontré dans les Champs-Élysées. Il était à cheval. Eh bien! il galopait par moment ventre à terre, et puis il s’arrêtait pour aller pas à pas. Je me suis dit alors: – Voilà un homme qui n’a pas de jugement.
– Ah! s’écria monsieur Guillaume en se frottant les mains, comme j’ai bien fait de t’avoir mariée séparée de biens avec cet original-là!
Quand Augustine eut l’imprudence de raconter les griefs véritables qu’elle avait à exposer contre son mari, les deux vieillards restèrent muets d’indignation. Le mot de divorce fut bientôt prononcé par madame Guillaume. Au mot de divorce, l’inactif négociant fut comme réveillé. Stimulé par l’amour qu’il avait pour sa fille, et aussi par l’agitation qu’un procès allait donner à sa vie sans événements, le père Guillaume prit la parole. Il se mit à la tête de la demande en divorce, la dirigea, plaida presque, il offrit à sa fille de se charger de tous les frais, de voir les juges, les avoués, les avocats, de remuer ciel et terre. Madame de Sommervieux, effrayée, refusa les services de son père, dit qu’elle ne voulait pas se séparer de son mari, dût-elle être dix fois plus malheureuse encore, et ne parla plus de ses chagrins. Après avoir été accablée par ses parents de tous ces petits soins muets et consolateurs par lesquels les deux vieillards essayèrent de la dédommager, mais en vain, de ses peines de cœur, Augustine se retira en sentant l’impossibilité de parvenir à faire bien juger les hommes supérieurs par des esprits faibles. Elle apprit qu’une femme devait cacher à tout le monde, même à ses parents, des malheurs pour lesquels on rencontre si difficilement des sympathies. Les orages et les souffrances des sphères élevées ne peuvent être appréciés que par les nobles esprits qui les habitent. En toute chose, nous ne pouvons être jugés que par nos pairs.
La pauvre Augustine se retrouva donc dans la froide atmosphère de son ménage, livrée à l’horreur de ses méditations. L’étude n’était plus rien pour elle, puisque l’étude ne lui avait pas rendu le cœur de son mari. Initiée aux secrets de ces âmes de feu mais privée de leurs ressources, elle participait avec force à leurs peines sans partager leurs plaisirs. Elle s’était dégoûtée du monde, qui lui semblait mesquin et petit devant les événements des passions. Enfin, sa vie était manquée. Un soir, elle fut frappée d’une pensée qui vint illuminer ses ténébreux chagrins comme un rayon céleste. Cette idée ne pouvait sourire qu’à un cœur aussi pur, aussi vertueux que l’était le sien. Elle résolut d’aller chez la duchesse de Carigliano, non pas pour lui redemander le cœur de son mari, mais pour s’y instruire des artifices qui le lui avaient enlevé; mais pour intéresser à la mère des enfants de son ami cette orgueilleuse femme du monde; mais pour la fléchir et la rendre complice de son bonheur à venir comme elle était l’instrument de son malheur présent.
Un jour donc, la timide Augustine, armée d’un courage surnaturel, monta en voiture, à deux heures après midi, pour essayer de pénétrer jusqu’au boudoir de la célèbre coquette, qui n’était jamais visible avant cette heure-là. Madame de Sommervieux ne connaissait pas encore les antiques et somptueux hôtels du faubourg Saint-Germain. Quand elle parcourut ces vestibules majestueux, ces escaliers grandioses, ces salons immenses ornés de fleurs malgré les rigueurs de l’hiver, et décorés avec ce goût particulier aux femmes qui sont nées dans l’opulence ou avec les habitudes distinguées de l’aristocratie, Augustine eut un affreux serrement de cœur. Elle envia les secrets de cette élégance de laquelle elle n’avait jamais eu l’idée. Elle respira un air de grandeur qui lui expliqua l’attrait de cette maison pour son mari. Quand elle parvint aux petits appartements de la duchesse, elle éprouva de la jalousie et une sorte de désespoir, en y admirant la voluptueuse disposition des meubles, des draperies et des étoffes tendues. Là le désordre était une grâce, là le luxe affectait une espèce de dédain pour la richesse. Les parfums répandus dans cette douce atmosphère flattaient l’odorat sans l’offenser. Les accessoires de l’appartement s’harmoniaient avec une vue ménagée par des glaces sans tain sur les pelouses d’un jardin planté d’arbres verts. Tout était séduction, et le calcul ne s’y sentait point. Le génie de la maîtresse de ces appartements respirait tout entier dans le salon où attendait Augustine. Elle tâcha d’y deviner le caractère de sa rivale par l’aspect des objets épars; mais il y avait là quelque chose d’impénétrable dans le désordre comme dans la symétrie, et pour la simple Augustine ce fut lettres closes. Tout ce qu’elle put y voir, c’est que la duchesse était une femme supérieure en tant que femme. Elle eut alors une pensée douloureuse.
– Hélas! serait-il vrai, se dit-elle, qu’un cœur aimant et simple ne suffit pas à un artiste; et pour balancer le poids de ces âmes fortes, faut-il les unir à des âmes féminines dont la puissance soit pareille à la leur? Si j’avais été élevée comme cette sirène, au moins nos armes eussent été égales au moment de la lutte.
– Mais je n’y suis pas! Ces mots secs et brefs, quoique prononcés à voix basse dans le boudoir voisin, furent entendus par Augustine, dont le cœur palpita.
– Cette dame est là, répliqua la femme de chambre.
– Vous êtes folle, faites donc entrer! répondit la duchesse dont la voix devenue douce avait pris l’accent affectueux de la politesse. Évidemment, elle désirait alors être entendue.
Augustine s’avança timidement. Au fond de ce frais boudoir elle vit la duchesse voluptueusement couchée sur une ottomane en velours vert placée au centre d’une espèce de demi-cercle dessiné par les plis moelleux d’une mousseline tendue sur un fond jaune. Des ornements de bronze doré, disposés avec un goût exquis, rehaussaient encore cette espèce de dais sous lequel la duchesse était posée comme une statue antique. La couleur foncée du velours ne lui laissait perdre aucun moyen de séduction. Un demi jour, ami de sa beauté, semblait être plutôt un reflet qu’une lumière. Quelques fleurs rares élevaient leurs têtes embaumées au dessus des vases de Sèvres les plus riches. Au moment où ce tableau s’offrit aux yeux d’Augustine étonnée, elle avait marché si doucement, qu’elle put surprendre un regard de l’enchanteresse. Ce regard semblait dire à une personne que la femme du peintre n’aperçut pas d’abord: – Restez, vous allez voir une jolie femme, et vous me rendrez sa visite moins ennuyeuse.