A ces mots, auxquels Roland ne me donna pas le temps de répondre, deux valets me saisissent par ses ordres, me dépouillent, et m'enchaînent avec mes compagnes, que je suis obligée d'aider tout de suite, sans qu'on me permette seulement de me reposer de la marche fatigante que je viens de faire. Roland m'approche alors, il me manie brutalement sur toutes les parties que la pudeur défend de nommer, m'accable de sarcasmes et d'impertinences relativement à la marque flétrissante et peu méritée que Rodin avait empreinte sur moi, puis s'armant d'un nerf de bœuf toujours là, il m'en applique vingt coups sur le derrière.

– Voilà comme tu seras traitée, coquine, me dit-il, lorsque tu manqueras à ton devoir; je ne te fais pas ceci pour aucune faute déjà commise par toi, mais seulement pour te montrer comme j'agis avec celles qui en font.

Je jette les hauts cris en me débattant sous mes fers; mes contorsions, mes hurlements, mes larmes, les cruelles expressions de ma douleur ne servent que d'amusement à mon bourreau…

– Ah! je t'en ferai voir d'autres, catin, dit Roland, tu n'es pas au bout de tes peines, et je veux que tu connaisses jusques aux plus barbares raffinements du malheur. Il me laisse.

Six réduits obscurs, situés sous une grotte autour de ce vaste puits, et qui se fermaient comme des cachots, nous servaient de retraite pendant la nuit. Comme elle arriva peu après que je fus à cette funeste chaîne, on vint me détacher ainsi que mes compagnes, et l'on nous enferma après nous avoir donné la portion d'eau, de fèves et de pain dont Roland m'avait parlé.

A peine fus-je seule, que je m'abandonnai tout à l'aise à l'horreur de ma situation. Est-il possible, me disais-je, qu'il y ait des hommes assez durs pour étouffer en eux le sentiment de la reconnaissance?… Cette vertu où je me livrerais avec tant de charmes, si jamais une âme honnête me mettait dans le cas de la sentir, peut-elle donc être méconnue de certains êtres, et ceux qui l'étouffent avec autant d'inhumanité doivent-ils être autre chose que des monstres?

J'étais plongée dans ces réflexions, lorsque tout à coup j'entends ouvrir la porte de mon cachot: c'est Roland; le scélérat vient achever de m'outrager en me faisant servir à ses odieux caprices: vous supposez, madame, qu'ils devaient être aussi féroces que ses procédés, et que les plaisirs de l'amour pour un tel homme portaient nécessairement les teintes de son odieux caractère. Mais comment abuser de votre patience pour vous raconter ces nouvelles horreurs? N'ai-je pas déjà trop souillé votre imagination par d'infâmes récits? Dois-je en hasarder de nouveaux?

– Oui, Thérèse, dit M. de Corville, oui, nous exigeons de vous ces détails, vous les gazez avec une décence qui en émousse toute l'horreur, il n'en reste que ce qui est utile à qui veut connaître l'homme. On n'imagine point combien ces tableaux sont utiles au développement de son âme; peut-être ne sommes-nous encore aussi ignorants dans cette science que par la stupide retenue de ceux qui voulurent écrire sur ces matières. Enchaînés par d'absurdes craintes, ils ne nous parlent que de ces puérilités connues de tous les sots, et n'osent, portant une main hardie dans le cœur humain, en offrir à nos yeux les gigantesques égarements.

– Eh bien, monsieur, je vais vous obéir, reprit Thérèse émue, et me comportant comme je l'ai déjà fait, je tâcherai d'offrir mes esquisses sous les couleurs les moins révoltantes.

Roland, qu'il faut d'abord vous peindre, était un homme petit, replet, âgé de trente-cinq ans, d'une vigueur incompréhensible, velu comme un ours, la mine sombre, le regard féroce, fort brun, des traits mâles, un nez long, la barbe jusqu'aux yeux, des sourcils noirs et épais, et cette partie qui différencie les hommes de notre sexe d'une telle longueur et d'une grosseur si démesurée, que non seulement jamais rien de pareil ne s'était offert à mes yeux, mais qu'il était même absolument certain que jamais la nature n'avait rien fait d'aussi prodigieux: mes deux mains l'enlaçaient à peine, et sa longueur était celle de mon avant-bras. A ce physique, Roland joignait tous les vices qui peuvent être les fruits d'un tempérament de feu, de beaucoup d'imagination, et d'une aisance toujours trop considérable pour ne l'avoir pas plongé dans de grands travers. Roland achevait sa fortune; son père, qui l'avait commencée, l'avait laissé fort riche, moyennant quoi ce jeune homme avait déjà beaucoup vécu: blasé sur les plaisirs ordinaires, il n'avait plus recours qu'à des horreurs; elles seules parvenaient à lui rendre des désirs épuisés par trop de jouissances; les femmes qui le servaient étaient toutes employées à ses débauches secrètes, et pour satisfaire à des plaisirs un peu moins malhonnêtes dans lesquels ce libertin pût trouver le sel du crime qui le délectait mieux que tout, Roland avait sa propre sœur pour maîtresse, et c'était avec elle qu'il achevait d'éteindre les passions qu'il venait allumer près de nous.

Il était presque nu quand il entra; son visage, très enflammé, portait à la fois des preuves de l'intempérance de table où il venait de se livrer, et de l'abominable luxure qui le dévorait. Il me considère un instant avec des yeux qui me font frémir.

– Quitte ces vêtements, me dit-il, en arrachant lui-même ceux que j'avais repris pour me couvrir pendant la nuit… oui, quitte tout cela et suis-moi; je t'ai fait sentir tantôt ce que tu risquais en te livrant à la paresse; mais s'il te prenait envie de nous trahir, comme le crime serait bien plus grand, il faudrait que la punition s'y proportionnât; viens donc voir de quelle espèce elle serait.

J'étais dans un état difficile à peindre, mais Roland ne donnant point à mon âme le temps d'éclater, me saisit aussitôt par le bras et m'entraîne; il me conduisait de la main droite: de la gauche, il tenait une petite lanterne dont nous étions faiblement éclairés; après plusieurs détours nous nous trouvons à la porte d'une cave; il l'ouvre, et me faisant passer la première, il me dit de descendre pendant qu'il referme cette première clôture; j'obéis. A cent marches nous en trouvons une seconde, qui s'ouvre et se referme de la même manière; mais après celle-ci, il n'y avait plus d'escalier, c'était un petit chemin taillé dans le roc, rempli de sinuosités, et dont la pente était extrêmement raide. Roland ne disait mot, ce silence m'effrayait encore plus; il nous éclairait de sa lanterne; nous voyageâmes ainsi près d'un quart d'heure: l'état dans lequel j'étais me faisait ressentir encore plus vivement l'horrible humidité de ces souterrains. Nous étions enfin si fort descendus, que je ne crains pas d'exagérer en assurant que l'endroit où nous arrivâmes devait être à plus de huit cents pieds dans les entrailles de la terre; de droite et de gauche du sentier que nous parcourions étaient plusieurs niches, où je vis des coffres qui renfermaient les richesses de ces malfaiteurs: une dernière porte de bronze se présente enfin, Roland l'ouvre, et je pensai tomber à la renverse en apercevant l'affreux local où me conduisait ce malhonnête homme; me voyant fléchir, il me pousse rudement, et je me trouve ainsi, sans le vouloir, au milieu de cet affreux sépulcre. Représentez-vous, madame, un caveau rond, de vingt-cinq pieds de diamètre, dont les murs tapissés de noir n'étaient décorés que des plus lugubres objets, des squelettes de toutes sortes de tailles, des ossements en sautoir, des têtes de morts, des faisceaux de verges et de fouets, des sabres, des poignards, des pistolets: telles étaient les horreurs qu'on voyait sur les murs qu'éclairait ma lampe à trois mèches, suspendue à l'un des coins de la voûte; du cintre partait une longue corde qui tombait à huit ou dix pieds de terre au milieu de ce cachot, et qui, comme vous allez bientôt le voir, n'était là que pour servir à d'affreuses expéditions; à droite était un cercueil qu'entrouvrait le spectre de la Mort armé d'une faux menaçante; un prie-Dieu était à côté; on voyait un crucifix au-dessus, placé entre deux cierges noirs; à gauche, l'effigie en cire d'une femme nue, si naturelle que j'en fus longtemps la dupe: elle était attachée à une croix, elle y était posée sur la poitrine, de façon qu'on voyait amplement toutes ses parties postérieures, mais cruellement molestées; le sang paraissait sortir de plusieurs plaies et couler le long de ses cuisses; elle avait les plus beaux cheveux du monde, sa belle tête était tournée vers nous et semblait implorer sa grâce: on distinguait toutes les contorsions de la douleur imprimées sur son beau visage, et jusqu'aux larmes qui l'inondaient. A l'aspect de cette terrible image, je pensai perdre une seconde fois mes forces; le fond du caveau était occupé par un vaste canapé noir, duquel se développaient aux regards toutes les atrocités de ce lugubre lieu.

– Voilà où vous périrez, Thérèse, me dit Roland, si vous concevez jamais la fatale idée de quitter ma maison; oui, c'est ici que je viendrai moi-même vous donner la mort, que je vous en ferai sentir les angoisses par tout ce qu'il me sera possible d'inventer de plus dur.

En prononçant cette menace, Roland s'enflamma; son agitation, son désordre le rendaient semblable au tigre prêt à dévorer sa proie: ce fut alors qu'il mit au jour le redoutable membre dont il était pourvu; il me le fit toucher, me demanda si j'en avais vu de semblable.

– Tel que le voilà, catin, me dit-il en fureur, il faudra pourtant bien qu'il s'introduise dans la partie la plus étroite de ton corps, dussé-je te fendre en deux; ma sœur, bien plus jeune que toi, le soutient dans cette même partie; jamais je ne jouis différemment des femmes: il faudra donc qu'il te pourfende aussi.

Et pour ne pas me laisser de doute sur le local qu'il voulait dire, il y introduisait trois doigts armés d'ongles fort longs, en me disant:

– Oui, c'est là, Thérèse, c'est là que j'enfoncerai tout à l'heure ce membre qui t'effraie; il y entrera de toute sa longueur, il te déchirera, il te mettra en sang, et je serai dans l'ivresse.