Ils se promenaient ensemble. Quand elle consentait ? sortir de sa torpeur d’Orientale, o? elle s’absorbait pendant des heures, elle devenait tout autre; elle aimait ? marcher: grande, les jambes longues, la taille robuste et flexible, elle avait la silhouette d’une Diane de Primatice. – Le plus souvent, ils allaient ? une de ces villas, ?paves du naufrage o? la splendide Rome du settecento a sombr? sous les flots de la barbarie pi?montaise. Ils avaient une pr?dilection pour la villa Mattei, ce promontoire de la Rome antique, au pied duquel viennent mourir les derni?res vagues de la Campagne d?serte. Ils suivaient l’all?e de ch?nes, dont la vo?te profonde encadre la cha?ne bleue, la suave cha?ne Albaine, qui s’enfle doucement comme un c?ur qui palpite. Rang?es le long du chemin, des tombes d’?poux romains montraient, ? travers le feuillage, leurs faces m?lancoliques, et la fid?le ?treinte de leurs mains. Ils s’asseyaient au bout de l’all?e, sous un berceau de roses, adoss?s ? un sarcophage blanc. Devant eux, le d?sert. Paix profonde. Le chuchotement d’une fontaine aux gouttes lentes, qui semblait expirer de langueur… Ils causaient ? mi-voix. Le regard de Grazia s’appuyait avec confiance sur celui de l’ami. Christophe disait sa vie, ses luttes, ses peines pass?es; elles n’avaient plus rien de triste. Pr?s d’elle, sous son regard, tout ?tait simple, tout ?tait comme cela devait ?tre… ? son tour, elle racontait. Il entendait ? peine ce qu’elle disait; mais nulle de ses pens?es n’?tait perdue pour lui. Il ?pousait son ?me. Il voyait avec ses yeux. Il voyait partout ses yeux, ses yeux tranquilles o? br?lait un feu profond; il les voyait dans les beaux visages mutil?s des statues antiques et dans l’?nigme de leurs regards muets; il les voyait dans le ciel de Rome, qui riait amoureusement autour des cypr?s laineux et entre les doigts des lecci , noirs, luisants, cribl?s des fl?ches du soleil.

Par les yeux de Grazia, le sens de l’art latin s’infiltra dans son c?ur. Jusque-l?, Christophe ?tait demeur? indiff?rent aux ?uvres italiennes. L’id?aliste barbare, le grand ours qui venait de la for?t germanique, n’avait pas encore appris ? go?ter la saveur voluptueuse des beaux marbres dor?s comme un rayon de miel. Les antiques du Vatican lui ?taient franchement hostiles. Il avait du d?go?t pour ces t?tes stupides, ces proportions eff?min?es ou massives, ce model? banal et arrondi, ces Gitons et ces gladiateurs. ? peine quelques statues-portraits trouvaient-elles gr?ce ? ses yeux; et leurs mod?les ?taient sans int?r?t pour lui. Il n’?tait pas beaucoup plus tendre pour les Florentins bl?mes et leurs grimaces, pour les madones malades, les V?nus pr?rapha?lites, pauvres de sang, phtisiques, mani?r?es et rong?es. Et la stupidit? bestiale des matamores et des athl?tes rouges et suants, qu’a l?ch?s sur le monde l’exemple de la Sixtine, lui semblait de la chair ? canon. Pour le seul Michel-Ange, il avait une pi?t? secr?te, pour ses souffrances tragiques, pour son m?pris divin, et pour le s?rieux de ses chastes passions. Il aimait d’amour pur et barbare, comme fut celui du ma?tre, la religieuse nudit? de ses adolescents, ses vierges fauves et farouches, telles des b?tes traqu?es, l’Aurore douloureuse, la Madone, aux yeux sauvages, dont l’enfant mord le sein, et la belle Lia, qu’il e?t voulue pour femme. Mais dans l’?me du h?ros tourment?, il ne trouvait rien de plus que l’?cho magnifi? de la sienne.

Grazia lui ouvrit les portes d’un monde d’art nouveau. Il entra dans la s?r?nit? souveraine de Rapha?l et de Titien. Il vit la splendeur imp?riale du g?nie classique, qui r?gne, comme un lion, sur l’univers des formes conquis et ma?tris?. La foudroyante vision du grand V?nitien, qui va droit jusqu’au c?ur et fend de son ?clair les brouillards incertains dont se voile la vie, la toute-puissance dominatrice de ces esprits latins, qui savent non seulement vaincre, mais se vaincre soi-m?me, qui s’imposent, vainqueurs, la plus stricte discipline, et, sur le champ de bataille, savent parmi les d?pouilles de l’ennemi terrass? choisir exactement et emporter leur proie, – les portraits olympiens et les Stanze de Rapha?l, remplirent le c?ur de Christophe d’une musique plus riche que celle de Wagner. Musique des lignes sereines, des nobles architectures, des groupes harmonieux. Musique qui rayonne de la beaut? parfaite du visage, des mains, des pieds charmants, des draperies et des gestes. Intelligence. Amour. Ruisseau d’amour qui sourd des ?mes et des corps de ces adolescents. Puissance de l’esprit et de la volupt?. Jeune tendresse, ironique sagesse, odeur obs?dante et chaude de la chair amoureuse, sourire lumineux o? les ombres s’effacent, o? la passion s’endort. Forces fr?missantes de la vie qui se cabrent et que dompte, comme les chevaux du Soleil, la main calme du ma?tre…

Et Christophe se demandait:

– «Est-il donc impossible d’unir, comme ils on fait, la force et la paix romaines? Aujourd’hui, les meilleurs n’aspirent ? l’une des deux qu’au d?triment de l’autre. De tous, les Italiens semblent avoir le plus perdu le sens de cette harmonie, que Poussin, que Lorrain, que G?the ont entendue. Faut-il, une fois de plus, qu’un ?tranger leur en r?v?le le prix?… Et qui l’enseignera ? nos musiciens? La musique n’a pas eu encore son Rapha?l. Mozart n’est qu’un enfant, un petit bourgeois allemand, qui a les mains fi?vreuses et l’?me sentimentale, et qui dit trop de mots et qui fait trop de gestes, et qui parle et qui pleure et qui rit, pour un rien. Et ni Bach le gothique, ni le Prom?th?e de Bonn, qui lutte avec le vautour, ni sa post?rit? de Titans qui entassent P?lion sur Ossa et invectivent contre le ciel, n’ont jamais entrevu le sourire du Dieu…»

Depuis qu’il l’avait vu, Christophe rougissait de sa propre musique; ses agitations vaines, ses passions boursoufl?es, ses plaintes indiscr?tes, cet ?talage de soi, ce manque de mesure, lui paraissaient ? la fois pitoyables et honteux. Un troupeau sans berger, un royaume sans roi. – Il faut ?tre le roi de l’?me tumultueuse…

Durant ces mois, Christophe semblait avoir oubli? la musique. Il n’en sentait pas le besoin. Son esprit, f?cond? par Rome, ?tait en gestation. Il passait les journ?es dans un ?tat de songe et de demi-ivresse. La nature, comme lui, ?tait en ce premier printemps, o? se m?le ? la langueur du r?veil un vertige voluptueux. Elle et lui, ils r?vaient, enlac?s, ainsi que des amants qui, dans le sommeil, s’?treignent. L’?nigme fi?vreuse de la Campagne ne lui ?tait plus hostile; il s’?tait rendu ma?tre de sa beaut? tragique; il tenait dans ses bras D?m?ter endormie.

*

Au cours du mois d’Avril, il re?ut de Paris la proposition de venir diriger une s?rie de concerts. Sans l’examiner davantage, il allait refuser; mais il crut devoir en parler d’abord ? Grazia. Il ?prouvait une douceur ? la consulter sur sa vie; il se donnait ainsi l’illusion qu’elle la partageait.

Elle lui causa, cette fois, une grande d?ception. Elle se fit expliquer bien pos?ment l’affaire; puis, elle lui conseilla d’accepter. Il en fut attrist?; il y vit la preuve de son indiff?rence.

Grazia n’?tait peut-?tre pas sans regrets de donner ce conseil. Mais pourquoi Christophe le lui demandait-il? Puisqu’il s’en remettait ? elle de d?cider pour lui, elle se jugeait responsable des actes de son ami. Par suite de l’?change qui s’?tait fait entre leurs pens?es, elle avait pris ? Christophe un peu de sa volont?; il lui avait r?v?l? le devoir et la beaut? d’agir. Du moins, elle avait reconnu ce devoir pour son ami; et elle ne voulait pas qu’il y manqu?t. Mieux que lui, elle connaissait le pouvoir de langueur que rec?le le souffle de cette terre italienne, et qui, tel l’insidieux poison de son ti?de scirocco, se glisse dans les veines, endort la volont?. Que de fois elle en avait senti le charme mal?fique, sans avoir l’?nergie de r?sister! Toute sa soci?t? ?tait plus ou moins atteinte de cette malaria de l’?me. De plus forts qu’eux, jadis, en avaient ?t? victimes; elle avait rong? l’airain de la louve romaine. Rome respire la mort: elle a trop de tombeaux. Il est plus sain d’y passer que d’y vivre. On y sort trop facilement du si?cle: c’est un go?t dangereux pour les forces encore jeunes qui ont une vaste carri?re ? remplir. Grazia se rendait compte que le monde qui l’entourait n’?tait pas un milieu vivifiant pour un artiste. Et quoiqu’elle e?t pour Christophe plus d’amiti? que pour tout autre… (osait-elle se l’avouer?) elle n’?tait pas f?ch?e, au fond, qu’il s’?loign?t. H?las! il la fatiguait, par tout ce qu’elle aimait en lui, par ce trop-plein d’intelligence, par cette abondance de vie accumul?e pendant des ann?es et qui d?bordait: sa qui?tude en ?tait troubl?e. Et il la fatiguait aussi, peut-?tre, parce qu’elle sentait toujours la menace de cet amour, beau et touchant, mais obs?dant, contre lequel il fallait rester en ?veil; il ?tait plus prudent de le tenir ? distance. Elle se gardait bien d’en convenir avec elle-m?me; elle ne croyait avoir en vue que l’int?r?t de Christophe.

Les bonnes raisons ne lui manquaient pas. Dans l’Italie d’alors, un musicien avait peine ? vivre; l’air lui ?tait mesur?. La vie musicale ?tait comprim?e. L’usine du th??tre ?tendait ses cendres grasses et ses fum?es br?lantes sur ce sol, dont nagu?re les fleurs de musique embaumaient toute l’Europe. Qui refusait de s’enr?ler dans l’?quipe des vocif?rateurs, qui ne pouvait ou ne voulait entrer dans la fabrique, ?tait condamn? ? l’exil ou ? vivre ?touff?. Le g?nie n’?tait nullement tari. Mais on le laissait stagner et se perdre. Christophe avait rencontr? plus d’un jeune musicien, chez qui revivait l’?me des ma?tres m?lodieux de leur race et cet instinct de beaut?, qui p?n?trait l’art savant et simple du pass?. Mais qui se souciait d’eux? Ils ne pouvaient ni se faire jouer, ni se faire ?diter. Nul int?r?t pour la pure symphonie. Point d’oreilles pour la musique qui n’a pas le museau graiss? de fard!… Alors, ils chantaient pour eux-m?mes, d’une voix d?courag?e, qui finissait par s’?teindre. ? quoi bon? Dormir… – Christophe n’e?t pas demand? mieux que de les aider. En admettant qu’il l’e?t pu, leur amour-propre ombrageux ne s’y pr?tait pas. Quoi qu’il f?t, il ?tait pour eux un ?tranger; et pour les Italiens de vieille race, malgr? leur accueil affectueux, tout ?tranger reste, au fond, un barbare. Ils estimaient que la mis?re de leur art ?tait une question qui devait se r?gler en famille. Tout en prodiguant ? Christophe les marques d’amiti?, ils ne l’admettaient pas dans leur famille. – Que lui restait-il? Il ne pouvait pourtant pas rivaliser avec eux et leur disputer leur maigre place au soleil!…