Naturellement, Christophe ne put faire que le directeur ne donn?t tous ses soins ? sa pi?ce. L’interpr?tation, la mise en sc?ne de l’autre furent sacrifi?es. Christophe n’en sut rien. Il avait demand? ? suivre quelques r?p?titions de l’?uvre du jeune homme; il l’avait trouv?e bien m?diocre; il avait hasard? deux ou trois conseils: ils avaient ?t? mal re?us; il s’en ?tait tenu l? et il ne s’en m?lait plus. D’autre part, le directeur avait fait admettre au nouveau-venu la n?cessit? de quelques coupures, s’il voulait que sa pi?ce pass?t sans retard. Ce sacrifice, d’abord ais?ment consenti, ne tarda pas ? sembler douloureux ? l’auteur.

Le soir de la repr?sentation arriv?, la pi?ce du d?butant n’eut aucun succ?s; celle de Christophe fit grand bruit. Quelques journaux d?chir?rent Christophe; ils parlaient d’un coup mont?, d’un complot pour ?craser un jeune et grand artiste fran?ais; ils disaient que son ?uvre avait ?t? mutil?e, pour complaire au ma?tre allemand, qu’ils repr?sentaient bassement jaloux de toutes les gloires naissantes. Christophe haussa les ?paules, pensant:

– Il va r?pondre.

«Il» ne r?pondit pas. Christophe lui envoya des entrefilets, avec ces mots:

– Vous avez lu?

L’autre ?crivit:

– Comme c’est regrettable! Ce journaliste a toujours ?t? si d?licat pour moi! Vraiment, je suis f?ch?. Le mieux est de ne pas faire attention.

Christophe rit, et pensa:

– Il a raison, le petit pleutre.

Et il en jeta le souvenir dans ce qu’il nommait ses «oubliettes».

Mais le hasard voulut que Georges, qui lisait rarement les journaux et qui les lisait mal, ? part les articles de sport, tomb?t cette fois sur les attaques les plus violentes contre Christophe. Il connaissait le journaliste. Il alla au caf? o? il ?tait s?r de le rencontrer, l’y trouva, le calotta, eut un duel avec lui, et lui ?gratigna rudement l’?paule avec son ?p?e.

Le lendemain, en d?jeunant, Christophe apprit l’affaire, par une lettre d’ami. Il en fut suffoqu?. Il laissa son d?jeuner et courut chez Georges. Georges lui-m?me ouvrit. Christophe entra, comme un ouragan, le saisit par les bras, et, le secouant avec col?re, il se mit ? l’accabler sous une vol?e de reproches furibonds.

– Animal, criait-il, tu t’es battu pour moi! Qui t’a donn? la permission? Un gamin, un ?tourneau, qui se m?le de mes affaires! Est-ce que je ne suis pas capable de m’en occuper, dis-moi? Te voil? bien avanc?! Tu as fait ? ce gredin l’honneur de te battre avec lui. C’est tout ce qu’il demandait. Tu en as fait un h?ros. Imb?cile! Et si le hasard avait voulu… (Je suis s?r que tu t’es jet? l? dedans, en ?cervel?, comme toujours)… si tu avais ?t? tu?!… Malheureux! je ne te l’aurais pardonn?, de ta vie!…

Georges, qui riait comme un fou, ? cette derni?re menace tomba dans un tel acc?s d’hilarit? qu’il en pleurait:

– Vieil ami, que tu es dr?le! Ah! tu es impayable! Voil? que tu m’injuries, pour t’avoir d?fendu! Une autre fois, je t’attaquerai. Peut-?tre que tu m’embrasseras.

Christophe s’interrompit; il ?treignit Georges, l’embrassa sur les deux joues, et puis, une seconde fois encore, et il dit:

– Mon petit!… Pardon. Je suis une vieille b?te… Mais aussi, cette nouvelle m’a boulevers? le sang. Quelle id?e de te battre! Est-ce qu’on se bat avec ces gens? Tu vas me promettre tout de suite que tu ne recommenceras plus jamais.

– Je ne promets rien du tout, dit Georges. Je fais ce qui me pla?t.

– Je te le d?fends, entends-tu. Si tu recommences, je ne veux plus te voir, je te d?savoue dans les journaux, je te…

– Tu me d?sh?rites, c’est entendu.

– Voyons, Georges, je t’en prie… ? quoi cela sert-il?

– Mon bon vieux, tu vaux mille fois mieux que moi, et tu sais infiniment plus de choses; mais pour ces canailles-l?, je les connais mieux que toi. Sois tranquille, cela servira: ils tourneront maintenant plus de sept fois dans leur bouche leur langue empoisonn?e, avant de t’injurier.

– Eh! que me font ces oisons? Je me moque de ce qu’ils peuvent dire.

– Mais moi, je ne m’en moque pas. M?le-toi de ce qui te regarde!

D?s lors, Christophe fut dans les transes qu’un article nouveau n’?veill?t la susceptibilit? de Georges. Il y avait quelque comique ? le voir, les jours qui suivirent, s’attabler au caf? et d?vorer les journaux, lui qui ne les lisait jamais, tout pr?t, au cas o? il y e?t trouv? un article injurieux, ? faire n’importe quoi (une bassesse, au besoin), pour emp?cher que ces lignes ne tombassent sous les yeux de Georges. Apr?s une semaine, il se rassura. Le petit avait raison. Son geste avait donn? ? r?fl?chir, pour le moment, aux aboyeurs. – Et Christophe, tout en bougonnant contre le jeune fou qui lui avait fait perdre huit jours de travail, se disait qu’apr?s tout il n’avait gu?re le droit de lui faire la le?on. Il se souvenait de certain jour, il n’y avait pas si longtemps, o? lui-m?me s’?tait battu, ? cause d’Olivier. Et il croyait entendre Olivier qui disait:

– Laisse, Christophe, je te rends ce que tu m’as pr?t?!

*

Si Christophe prenait ais?ment son parti des attaques contre lui, un autre ?tait fort loin de ce d?sint?ressement ironique. C’?tait Emmanuel.

L’?volution de la pens?e europ?enne allait grand train. On e?t dit qu’elle s’acc?l?rait avec les inventions m?caniques et les moteurs nouveaux. La provision de pr?jug?s et d’espoirs, qui suffisait nagu?re ? nourrir vingt ans d’humanit?, ?tait br?l?e en cinq ans. Les g?n?rations d’esprits galopaient, les unes derri?re les autres, et souvent par-dessus: le Temps sonnait la charge. – Emmanuel ?tait d?pass?.

Le chantre des ?nergies fran?aises n’avait jamais reni? l’id?alisme de son ma?tre, Olivier. Si passionn? que f?t son sentiment national, il se confondait avec son culte de la grandeur morale. S’il annon?ait dans ses vers, d’une voix ?clatante, le triomphe de la France, c’?tait qu’il adorait en elle, par un acte de foi, la pens?e la plus haute de l’Europe actuelle, l’Ath?na Nik? [10] le Droit victorieux qui prend sa revanche de la Force. – Et voici que la Force s’?tait r?veill?e, au c?ur m?me du Droit; et elle ressurgissait, dans sa fauve nudit?. La g?n?ration nouvelle, robuste et aguerrie, aspirait au combat et avait, avant la victoire, une mentalit? de vainqueur. Elle ?tait orgueilleuse de ses muscles, de sa poitrine ?largie, de ses sens vigoureux et affam?s de jouir, de ses ailes d’oiseau de proie qui plane sur les plaines; il lui tardait de s’abattre et d’essayer ses serres. Les prouesses de la race, les vols fous par-dessus les Alpes et les mers, les chevauch?es ?piques ? travers les sables africains, les nouvelles croisades, pas beaucoup moins mystiques, pas beaucoup plus int?ress?es que celles de Philippe-Auguste et de Villehardouin, achevaient de tourner la t?te ? la nation. Ces enfants qui n’avaient jamais vu la guerre que dans des livres n’avaient point de peine ? lui pr?ter des beaut?s. Ils se faisaient agressifs. Las de paix et d’id?es, ils c?l?braient «l’enclume des batailles», sur laquelle l’action aux poings sanglants reforgerait, un jour, la puissance fran?aise. Par r?action contre l’abus ?c?urant des id?ologies, ils ?rigeaient le m?pris de l’id?al en profession de foi. Ils mettaient de la forfanterie ? exalter le bon sens born?, le r?alisme violent, l’?go?sme national, sans pudeur, qui foule aux pieds la justice des autres et les autres nationalit?s, quand c’est utile ? la grandeur de la patrie. Ils ?taient x?nophobes, anti-d?mocrates, et – m?me les plus incroyants – pr?naient le retour au catholicisme, par besoin pratique de «canaliser l’absolu», d’enfermer l’infini sous la garde d’une puissance d’ordre et d’autorit?. Ils ne se contentaient pas de d?daigner – ils traitaient en malfaiteurs publics les doux radoteurs de la veille, les songe-creux id?alistes, les penseurs humanitaires. Emmanuel ?tait du nombre, aux yeux de ces jeunes gens. Il en souffrait cruellement, et il s’en indignait.

De savoir que Christophe ?tait victime, comme lui, – plus que lui, – de cette injustice, le lui rendit sympathique. Par sa mauvaise gr?ce, il l’avait d?courag? de venir le voir. Il ?tait trop orgueilleux pour para?tre le regretter, en se mettant ? sa recherche. Mais il r?ussit ? le rencontrer, comme par hasard, et il fit les premi?res avances. Apr?s quoi, son ombrageuse susceptibilit? ?tant en repos, il ne cacha pas le plaisir qu’il avait aux visites de Christophe. D?s lors, ils se r?unirent souvent, soit chez l’un, soit chez l’autre.

Emmanuel confiait ? Christophe sa ranc?ur. Il ?tait exasp?r? des critiques; et, trouvant que Christophe ne s’en ?mouvait pas assez, il lui faisait lire sur son propre compte des appr?ciations de journaux. On y accusait Christophe de ne pas savoir la grammaire de son art, d’ignorer l’harmonie, d’avoir pill? ses confr?res, et de d?shonorer la musique. On l’y nommait: «Ce vieil agit?»… On y disait: «Nous en avons assez, de ces convulsionnaires! Nous sommes l’ordre, la raison, l’?quilibre classique…»

Christophe s’en divertissait.

– C’est la loi, disait-il. Les jeunes gens jettent les vieux dans la fosse… De mon temps, il est vrai, on attendait qu’un homme e?t soixante ans, pour le traiter de vieillard. On va plus vite, aujourd’hui… La t?l?graphie sans fils, les a?roplanes… Une g?n?ration est plus vite fourbue… Pauvres diables! ils n’en ont pas pour longtemps! Qu’ils se h?tent de nous m?priser et de se pavaner au soleil!

Mais Emmanuel n’avait pas cette belle sant?. Intr?pide de pens?e, il ?tait en proie ? ses nerfs maladifs; ?me ardente en un corps rachitique, il lui fallait le combat, et il n’?tait pas fait pour le combat. L’animosit? de certains jugements le blessait jusqu’au sang.