– Georges.

– C’est vrai. Je me souviens. Christophe-Olivier-Georges… Tu as quel ?ge?

– Quatorze ans.

– Quatorze ans! Il y a si longtemps d?j??… Cela me para?t hier, – ou dans la nuit des temps… Comme tu lui ressembles! Ce sont les m?mes traits. Le m?me, et cependant un autre. La m?me couleur des yeux, et pas le m?me regard. Le m?me sourire, la m?me bouche, et pas le m?me son de voix. Tu es plus fort, tu te tiens plus droit. Tu as la figure plus pleine, mais tu rougis comme lui. Viens, assieds-toi, causons. Qui t’a envoy? chez moi?

– Personne.

– C’est de toi-m?me que tu es venu? Comment me connais-tu?

– On m’a parl? de vous.

– Qui?

– Ma m?re.

– Ah! dit Christophe. Est-ce qu’elle sait que tu es venu chez moi?

– Non.

Christophe se tut, un moment; puis demanda:

– O? habitez-vous?

– Pr?s du parc Monceau.

– Tu es venu ? pied? Oui? C’est une bonne course. Tu dois ?tre fatigu?.

– Je ne suis jamais fatigu?.

– ? la bonne heure! Montre-moi tes bras.

(Il les palpa).

– Tu es un solide petit gars… Et qu’est-ce qui t’a donn? l’id?e de venir me voir?

– C’est que papa vous aimait plus que tout.

– C’est elle qui te l’a dit?

(Il se reprit:)

– C’est ta m?re qui te l’a dit?

– Oui.

Christophe sourit, pensif. Il songeait: «Elle aussi!… Comme ils l’aimaient, tous! Pourquoi donc ne le lui ont-ils pas montr??…»

Il continua:

– Pourquoi as-tu attendu si longtemps pour venir?

– Je voulais venir plus t?t. Mais je croyais que vous ne vouliez pas me voir.

– Moi!

– Il y a plusieurs semaines, aux concerts Chevillard, je vous ai aper?u; j’?tais avec ma m?re, ? quelques fauteuils de vous; je vous ai salu?; vous m’avez regard? de travers, en fron?ant le sourcil, et vous ne m’avez pas r?pondu.

– Moi, je t’ai regard??… Mon pauvre petit, tu as pu penser?… Je ne t’ai pas vu. J’ai les yeux fatigu?s. Voil? pourquoi je fronce le sourcil… Tu me crois donc bien m?chant?

– Je crois que vous pouvez l’?tre aussi , quand vous voulez.

– Vraiment? dit Christophe. En ce cas, si tu pensais que je ne voulais pas te voir, comment as-tu os? venir?

– Parce que moi, je voulais vous voir.

– Et si je t’avais mis ? la porte?

– Je ne me serais pas laiss? faire.

Il disait cela, d’un petit air d?cid?, confus et provocant tout ensemble.

Christophe ?clata de rire; et Georges fit comme lui.

– C’est moi que tu aurais mis ? la porte!… Voyez-vous cela! Quel luron!… Non, d?cid?ment, tu ne ressembles pas ? ton p?re.

Le visage mobile du jeune gar?on s’assombrit.

– Vous trouvez que je ne lui ressemble pas? Mais vous disiez, tout ? l’heure!… Alors, vous croyez qu’il ne m’aurait pas aim?? Alors, vous ne m’aimez pas?

– Et qu’est-ce que cela peut te faire, que je t’aime?

– Cela me fait beaucoup.

– Parce que?

– Parce que je vous aime.

En une minute, ses yeux, sa bouche, tous ses traits se coloraient de dix expressions diverses. Comme en un jour d’avril, l’ombre des nuages qui courent sur les champs, au souffle des vents printaniers. Christophe ?prouvait une joie d?licieuse ? le voir, ? l’entendre; il lui semblait ?tre lav? des soucis du pass?; ses tristes exp?riences, ses ?preuves, ses souffrances et celles d’Olivier, tout ?tait effac?: il renaissait tout neuf dans ce jeune surgeon de la vie d’Olivier.

Ils caus?rent. Georges ne connaissait rien de la musique de Christophe, avant ces derniers mois; mais depuis que Christophe ?tait ? Paris, il ne manquait pas un concert o? l’on jouait de ses ?uvres. Il en parlait, le visage anim?, les yeux brillants, riants, et les larmes tout proche: un amoureux!… Il confia ? Christophe qu’il adorait la musique, et que, lui aussi, il voulait en faire. Mais Christophe s’aper?ut, apr?s quelques questions, que le petit en ignorait les ?l?ments. Il s’informa de ses ?tudes. Le jeune Jeannin ?tait au lyc?e; il dit, all?grement, qu’il n’?tait pas un fameux ?l?ve.

– O? es-tu le plus fort? En lettres ou en sciences?

– C’est ? peu pr?s la m?me chose partout.

– Mais comment? Mais comment? Est-ce que tu serais un cancre?

Il rit franchement et dit:

– Je crois que oui.

Puis, il ajouta confidentiellement:

– Mais je sais bien que non, tout de m?me.

Christophe ne put s’emp?cher de rire:

– Alors, pourquoi ne travailles-tu pas? Est-ce que rien ne t’int?resse?

– Au contraire! tout m’int?resse.

– Eh bien, alors?

– Tout est int?ressant, on n’a pas le temps…

– Tu n’as pas le temps? Et que diable fais-tu?

Il esquissa un geste vague:

– Beaucoup de choses. Je fais de la musique, je fais du sport, je vais voir des expositions, je lis…

– Tu ferais mieux de lire tes livres de classe.

– On ne lit jamais en classe ce qui est int?ressant… Et puis, nous voyageons. Le mois dernier, j’ai ?t? en Angleterre, pour voir le match entre Oxford et Cambridge.

– Cela doit bien avancer tes ?tudes!

– Bah! on apprend plus, ainsi, qu’en restant au lyc?e.

– Et ta m?re, que dit-elle de cela?

– Ma m?re est tr?s raisonnable. Elle fait tout ce que je veux.

– Mauvais diable!… Tu as de la chance de ne pas m’avoir pour p?re.

– C’est vous qui n’auriez pas eu de chance.

Impossible de r?sister ? son air enj?leur.

– Et dis-moi, grand voyageur, fit Christophe, connais-tu mon pays?

– Oui.

– Je suis s?r que tu ne sais pas un mot d’allemand.

– Je sais tr?s bien, au contraire.

– Voyons un peu.

Ils se mirent ? causer en allemand. Le petit baragouinait, d’une fa?on incorrecte, mais avec un aplomb drolatique; tr?s intelligent, d’un esprit ?veill?, il devinait plus qu’il ne comprenait; il devinait souvent de travers; il ?tait le premier ? rire de ses b?vues. Il racontait ses voyages, ses lectures, avec entrain. Il avait beaucoup lu, h?tivement, superficiellement, en passant la moiti? des pages, en inventant ce qu’il n’avait pas lu, mais toujours talonn? par une curiosit? vive et fra?che, qui cherchait partout des raisons d’enthousiasme. Il sautait d’un sujet ? l’autre; et sa figure s’animait, en parlant des spectacles ou d’?uvres qui l’avaient ?mu. Ses connaissances ?taient sans aucun ordre. On ne savait pas comment il avait lu un livre de dixi?me rang, et ignorait tout des ?uvres les plus c?l?bres.

– Tout cela est tr?s gentil, dit Christophe. Mais tu n’arriveras ? rien, si tu ne travailles pas.

– Oh! je n’en ai pas besoin. Nous sommes riches.

– Diable! c’est grave, alors. Tu veux ?tre un homme qui n’est bon ? rien, qui ne fait rien?

– Au contraire, je voudrais tout faire. C’est stupide de s’enfermer, toute sa vie, dans un m?tier.

– C’est encore la seule fa?on qu’on ait trouv? de le faire bien.

– On dit ?a!

– Comment! «on dit ?a»?… Moi, je dis ?a. Voil? quarante ans que j’?tudie mon m?tier. Je commence ? peine ? le savoir.

– Quarante ans, pour apprendre son m?tier! Et quand peut-on le faire, alors?

Christophe se mit ? rire.

– Petit Fran?ais raisonneur!

– Je voudrais ?tre musicien, dit Georges.

– Eh bien, il n’est pas trop t?t pour t’y mettre. Veux-tu que je t’apprenne?

– Oh! je serais si heureux!

– Viens demain. Je verrai ce que tu vaux. Si tu ne vaux rien, je te d?fends de mettre jamais les mains sur un piano. Si tu as des dispositions, nous essaierons de faire de toi quelque chose… Mais je t’avertis: je te ferai travailler.

– Je travaillerai, dit Georges, ravi.