– Cela me fatigue. ? quoi bon?

Christophe ?tait f?ch?.

– Ce n’est pas bien, dit-il. ? quoi te sert ta pens?e? Ce que tu as, tu le jettes. C’est perdu pour jamais.

– Rien n’est perdu, dit Olivier.

Le petit bossu sortit de l’immobilit? o? il ?tait rest? pendant le r?cit d’Olivier, – tourn? vers la fen?tre, les yeux vagues, la figure fronc?e, l’air hostile, sans qu’on p?t deviner ce qu’il pensait. Il se leva et dit:

– Il fera beau, demain.

– Je parie, dit Christophe ? Olivier, qu’il n’a m?me pas ?cout?.

– Demain, le premier Mai, continua Emmanuel, dont la figure maussade s’illuminait.

– C’est son histoire, ? lui, dit Olivier. Tu me la conteras demain.

– Balivernes! dit Christophe.

*

Le lendemain, Christophe vint prendre Olivier, pour faire une promenade dans Paris. Olivier ?tait gu?ri; mais il ?prouvait toujours son ?trange lassitude: il ne tenait pas ? sortir, il avait une crainte vague, il n’aimait pas ? se m?ler ? la foule. Son c?ur et son esprit ?taient braves; la chair ?tait d?bile. Il avait peur des cohues, des bagarres, de toutes les brutalit?s; il savait trop qu’il ?tait fait pour en ?tre victime, sans pouvoir – sans vouloir – se d?fendre: car il avait horreur de faire souffrir, autant que de souffrir. Les corps maladifs r?pugnent plus que les autres ? la souffrance physique, parce qu’ils la connaissent mieux, et que leur imagination la leur repr?sente plus imm?diate et plus saignante. Olivier rougissait de cette l?chet? de son corps que contredisait le sto?cisme de sa volont?, et il s’effor?ait de la combattre. Mais, ce matin, tout contact avec les hommes lui ?tait p?nible, il e?t voulu rester enferm?, tout le jour. Christophe le semon?a, le railla, voulut ? tout prix qu’il sort?t pour s’arracher ? sa torpeur: depuis dix jours il n’avait pas pris l’air. Olivier faisait mine de ne pas entendre. Christophe dit:

– C’est bon, je m’en vais sans toi. Je vais voir leur premier Mai. Si je ne suis pas revenu ce soir, tu te diras que je suis coffr?.

Il partit. Dans l’escalier, Olivier le rejoignit. Il ne voulait pas laisser son ami aller seul.

Peu de monde dans les rues. Quelques petites ouvri?res, fleuries d’un brin de muguet. Des ouvriers endimanch?s se promenaient d’un air d?s?uvr?. ? des coins de rues, pr?s des stations du M?tro, des agents, par paquets, se tenaient dissimul?s. Les grilles du Luxembourg ?taient ferm?es. Le temps restait toujours brumeux et ti?de. Il y avait si longtemps qu’on n’avait vu le soleil!… Les deux amis allaient au bras l’un de l’autre. Ils parlaient peu; ils s’aimaient bien. Quelques mots ?voquaient des choses intimes et pass?es. Devant une mairie, ils s’arr?t?rent pour regarder le barom?tre, qui avait une tendance ? remonter.

– Demain, dit Olivier, je verrai le soleil.

Ils ?taient tout pr?s de la maison de C?cile. Ils pens?rent ? entrer pour embrasser l’enfant.

– Non, ce sera pour le retour.

De l’autre c?t? de l’eau, ils commenc?rent ? rencontrer plus de monde. Des promeneurs paisibles, des costumes et des visages du dimanche; des badauds avec leurs enfants; des ouvriers qui fl?naient. Deux ou trois portaient ? la boutonni?re l’?glantine rouge; ils avaient l’air inoffensifs: c’?taient des r?volutionnaires qui se for?aient ? l’?tre; on sentait chez eux un c?ur optimiste, qui se satisfaisait des moindres occasions de bonheur: qu’il f?t beau ou simplement passable, en ce jour de cong?, ils en ?taient reconnaissants… ils ne savaient trop ? qui… ? tout ce qui les entourait. Ils allaient sans se presser, ?panouis, admirant les bourgeons des arbres, les toilettes des petites filles qui passaient; ils disaient avec orgueil:

– Il n’y a qu’? Paris qu’on peut voir des enfants aussi bien habill?s…

Christophe plaisantait le fameux mouvement pr?dit… Bonnes gens!… On avait de l’affection pour eux, avec un grain de m?pris.

? mesure qu’ils avan?aient, la foule s’?paississait. De louches figures bl?mes, des gueules crapuleuses, se glissaient dans le courant, aux aguets, attendant l’heure et la proie ? happer. La bourbe ?tait remu?e. ? chaque pas, la rivi?re se faisait plus trouble. Maintenant, elle coulait, opaque. Comme des bulles d’air venues du fond qui montent ? la surface grasse, des voix qui s’appelaient, des coups de sifflet, des cris de camelots, per?aient le bruissement de cette multitude et en faisaient mesurer les couches amoncel?es. Au bout de la rue, pr?s du restaurant d’Aur?lie, c’?tait un bruit d’?cluses. La foule se brisait contre des barrages de police et de troupes. Devant l’obstacle, elle formait une masse press?e, qui houlait, sifflait, chantait, riait, avec des remous contradictoires… Rire du peuple, seul moyen d’exprimer mille sentiments obscurs, qui ne peuvent trouver un d?bouch? par les mots!…

Cette foule n’?tait pas hostile. Elle ignorait ce qu’elle voulait. En attendant qu’elle le s?t, elle s’amusait, – ? sa fa?on, nerveuse, brutale, sans m?chancet? encore, – ? pousser et ? ?tre pouss?e, ? insulter les agents, ou ? s’apostropher. Mais peu ? peu, elle s’?nervait. Ceux qui venaient par derri?re, impatient?s de ne rien voir, ?taient d’autant plus provocants qu’ils avaient moins ? risquer, sous le couvert de ce bouclier humain. Ceux qui ?taient devant, ?cras?s entre ceux qui poussaient et ceux qui r?sistaient, s’exasp?raient d’autant plus que leur situation devenait intol?rable; la force du courant qui les pressait centuplait leur propre force. Et tous, ? mesure qu’ils ?taient plus serr?s les uns contre les autres, comme un b?tail, sentaient la chaleur du troupeau qui leur p?n?trait la poitrine et les reins; il leur semblait qu’ils ne formaient qu’un bloc; et chacun ?tait tous, et chacun ?tait un g?ant Briar?e [5] . Une vague de sang refluait, par moments au c?ur du monstre ? mille t?tes; les regards se faisaient haineux et les cris meurtriers. Des individus qui se dissimulaient au troisi?me ou au quatri?me rang, commenc?rent ? jeter des pierres. Aux fen?tres des maisons, des familles regardaient; elles se croyaient au spectacle; elles excitaient la foule, et attendaient, avec un petit fr?missement d’impatience angoiss?e, que la troupe charge?t.

Au milieu de ces masses compactes, ? coups de genoux et de coudes, Christophe se frayait son chemin, comme un coin. Olivier le suivait. Le bloc vivant s’entr’ouvrait un instant, pour les laisser passer, et se refermait aussit?t derri?re eux. Christophe jubilait. Il avait compl?tement oubli? que, cinq minutes avant, il niait la possibilit? d’un mouvement populaire. ? peine avait-il mis la jambe dans le courant qu’il ?tait happ?: ?tranger ? cette foule fran?aise et ? ses revendications, il s’y ?tait subitement fondu; peu lui importait ce qu’elle voulait: il voulait! Peu lui importait o? il allait: il allait respirant ce souffle de d?mence…

Olivier suivait, entra?n?, mais sans joie, lucide, ne perdant jamais la conscience de soi, mille fois plus ?tranger que Christophe aux passions de ce peuple qui ?tait le sien, et emport? pourtant par elles comme une ?pave. La maladie, qui l’avait affaibli, d?tendait ses liens avec la vie. Qu ’il se sentait loin de ses gens!… Comme il ?tait sans d?lire et que son esprit ?tait libre, les plus petits d?tails des choses s’inscrivaient en lui. Il regardait avec d?lices la nuque dor?e d’une fille devant lui, son cou p?le et fin. Et en m?me temps, l’acre odeur qui fermentait de ces corps entass?s l’?c?urait.

– Christophe, supplia-t-il.

Christophe n’?coutait pas.

– Christophe!

– H??

– Rentrons.

– Tu as peur? dit Christophe.

Il continua son chemin. Olivier, avec un sourire triste, le suivit.

? quelques rangs devant eux dans la zone dangereuse o? le peuple refoul? formait comme une barre, il aper?ut juch? sur le toit d’un kiosque ? journaux son ami, le petit bossu. Accroch? des deux mains, accroupi dans une pose incommode, il regardait en riant par del? la muraille des troupes; et il se retournait vers la foule, d’un air de triomphe. Il remarqua Olivier, et lui adressa un regard rayonnant; puis, il se mit de nouveau ? ?pier l?-bas, du c?t? de la place, avec des yeux ?largis d’espoir, attendant… Quoi donc? – Ce qui devait venir… Il n’?tait pas le seul. Bien d’autres, autour de lui, attendaient le miracle! Et Olivier, regardant Christophe, vit que Christophe attendait aussi…

Il appela l’enfant, lui cria de descendre. Emmanuel fit mine de ne pas entendre, et ne regarda plus. Il avait vu Christophe. Il ?tait bien aise de s’exposer dans la bagarre, en partie pour montrer son courage ? Olivier, en partie pour le punir de ce qu’il ?tait avec Christophe.

Cependant il avait retrouv? dans la foule quelques-uns de leurs amis, Coquart ? la barbe d’or, qui, lui, n’attendait rien que quelques bousculades, et qui, d’un ?il expert, surveillait le moment o? le vase allait d?border. Plus loin, la belle Berthe, qui ?changeait des mots verts avec ses voisins, en se faisant peloter. Elle avait r?ussi ? se glisser au premier rang, et elle s’enrouait ? insulter les agents. Coquard s’approcha de Christophe. Christophe, en le voyant, retrouva sa gouaillerie:

– Qu’est-ce que j’avais dit? Il ne se passera rien du tout.

– Savoir! dit Coquard. Ne restez pas trop l?. ?a ne tardera pas ? se g?ter.

– Quelle blague! fit Christophe.

? ce moment, les cuirassiers, lass?s de recevoir des pierres, avanc?rent pour d?blayer les entr?es de la place; les brigades centrales marchaient devant, au pas de course. Aussit?t la d?bandade commen?a. Selon le mot de l’?vangile, les premiers furent les derniers. Mais ils s’appliqu?rent ? ne pas le rester longtemps. Pour se d?dommager de leur d?route les fuyards furieux huaient ceux qui les poursuivaient, et criaient: «Assassins!» avant que le premier coup e?t ?t? port?. Berthe filait entre les rangs, comme une anguille, et poussait des cris aigus. Elle rejoignit ses amis; ? l’abri derri?re le vaste dos de Coquard, elle reprit haleine, se serra contre Christophe, lui pin?a le bras, par peur ou pour toute autre raison, d?cocha une ?illade ? Olivier, et montra le poing ? l’ennemi, en glapissant. Coquard prit Christophe par le bras, et lui dit: