En rentrant, Christophe trouva le bon Mooch, qui l’attendait, inquiet. Mooch avait appris l’altercation; il voulait savoir la cause de la querelle. Malgr? les r?ticences de Christophe qui ne voulait pas accuser Olivier, il finit par deviner. Comme il ?tait de sang-froid et qu’il connaissait les deux amis, il ne douta point qu’Olivier ne f?t innocent de la petite trahison qui lui ?tait imput?e. Il se mit en qu?te, et n’eut pas de peine ? d?couvrir que tout le mal venait des bavardages de Colette et de L?vy-C?ur. Il revint pr?cipitamment en apporter la preuve ? Christophe; il se figurait ainsi emp?cher la rencontre. Ce fut tout le contraire: Christophe n’en con?ut que plus de ressentiment contre L?vy-C?ur, quand il sut que, gr?ce ? lui, il avait pu douter de son ami. Pour se d?barrasser de Mooch, qui le conjurait de ne pas se battre, il promit tout ce que Mooch voulut. Mais son parti ?tait pris. Il ?tait joyeux, maintenant; c’?tait pour Olivier qu’il allait se battre. Ce n’?tait pas pour lui!

*

Une r?flexion de l’un des t?moins, tandis que la voiture montait l’all?e ? travers bois, r?veilla brusquement l’attention de Christophe. Il chercha ? lire ce qu’ils pensaient, et il constata qu’il leur ?tait indiff?rent. Le professeur Barth calculait ? quelle heure l’affaire serait finie, et s’il pourrait revenir ? temps pour terminer encore dans la journ?e un travail commenc? aux Manuscrits de la Biblioth?que Nationale. Des trois compagnons de Christophe, il ?tait celui qui s’int?ressait le plus ? l’issue du combat, par amour-propre germanique. Goujart ne s’occupait ni de Christophe, ni de l’autre Allemand, et causait de sujets scabreux de physiologie ?grillarde avec le docteur Jullien. Un jeune m?decin toulousain, que Christophe avait eu nagu?re comme voisin de palier, et qui venait lui emprunter sa lampe ? esprit de vin, son parapluie, ses tasses ? caf?, qu’il rapportait invariablement cass?s. Il lui donnait en ?change des consultations gratuites, essayait sur lui des rem?des, et s’amusait de sa na?vet?. Sous son impassibilit? d’hidalgo castillan, somnolait une gouaillerie perp?tuelle. Il ?tait prodigieusement r?joui de cette aventure, qui lui paraissait burlesque; et d’avance, il escomptait les maladresses de Christophe. Il trouvait plaisant de faire cette promenade en voiture dans les bois, aux frais du brave Krafft. – C’?tait le plus clair des pens?es du trio: ils envisageaient la chose comme une partie de plaisir, qui ne leur co?tait rien. Aucun n’attribuait la moindre importance au duel. Ils ?taient d’ailleurs pr?par?s, avec calme, ? toutes les ?ventualit?s.

Ils arriv?rent au rendez-vous, avant les autres. Une petite auberge au fond des bois. Un endroit de plaisir, plus ou moins malpropre, o? les Parisiens venaient laver leur honneur. Les haies ?taient fleuries de pures ?glantines. ? l’ombre des ch?nes au feuillage de bronze, de petites tables ?taient dress?es. ? l’une, trois bicyclistes ?taient assis: une femme pl?tr?e, en culotte, avec des chaussettes noires; et deux hommes en flanelle, abrutis par la chaleur, qui poussaient de temps en temps des grognements, comme s’ils avaient d?sappris de parler.

L’arriv?e de la voiture souleva ? l’auberge un petit brouhaha. Goujart, qui connaissait de longue date la maison et les gens, d?clara qu’il se chargeait de tout. Barth entra?na Christophe sous une tonnelle, et commanda de la bi?re. L’air ?tait exquis?ment ti?de et rempli du bourdonnement des abeilles. Christophe oubliait pourquoi il ?tait venu. Barth, vidant la bouteille, dit, apr?s un silence:

– Je vois ce que je vais faire.

Il but, et continua:

– J’aurai encore le temps: j’irai ? Versailles, apr?s.

On entendait Goujart marchander aigrement avec la patronne le prix du terrain pour le combat. Jullien n’avait pas perdu son temps: en passant pr?s des bicyclistes, il s’?tait extasi? bruyamment sur les jambes nues de la femme; et il s’en ?tait suivi un d?luge d’apostrophes orduri?res, o? Jullien n’?tait pas en reste. Barth dit ? mi-voix:

– Les Fran?ais sont ignobles. Fr?re, je bois ? ta victoire.

Il choqua son verre contre le verre de Christophe. Christophe r?vait; des bribes de musique passaient dans son cerveau, avec le ronflement harmonieux des insectes. Il avait envie de dormir.

Les roues d’une autre voiture firent gr?siller le sable de l’all?e. Christophe aper?ut la figure p?le de Lucien L?vy-C?ur, souriant comme toujours; et sa col?re se r?veilla. Il se leva, et Barth le suivit.

L?vy-C?ur, le cou serr? dans une haute cravate, ?tait mis avec une recherche qui faisait contraste avec la n?gligence de son adversaire. Apr?s lui, descendirent le comte Bloch, un sportsman connu par ses ma?tresses, sa collection de ciboires anciens, et ses opinions ultra-royalistes, – L?on Mouey, autre homme ? la mode, d?put? par litt?rature, et litt?rateur par ambition politique, jeune, chauve, ras?, figure h?ve et bilieuse, le nez long, les yeux ronds, cr?ne d’oiseau, – enfin, le docteur Emmanuel, type de s?mite tr?s fin, bienveillant et indiff?rent, membre de l’Acad?mie de m?decine, directeur d’un h?pital, c?l?bre par de savants livres et par un scepticisme m?dical, qui lui faisait ?couter avec une compassion ironique les dol?ances de ses malades, sans rien tenter pour les gu?rir.

Les nouveaux venus salu?rent courtoisement. Christophe r?pondit ? peine, mais remarqua avec d?pit l’empressement de ses t?moins et les avances exag?r?es qu’ils firent aux t?moins de L?vy-C?ur; Jullien connaissait Emmanuel, et Goujart connaissait Mouey; et ils s’approch?rent, souriants et obs?quieux. Mouey les accueillit avec une froide politesse, et Emmanuel avec son sans-fa?on railleur. Quant au comte Bloch, rest? pr?s de L?vy-C?ur, d’un regard rapide, il venait de faire l’inventaire des redingotes et du linge de l’autre camp, et il ?changeait avec son client de br?ves impressions bouffonnes, presque sans ouvrir la bouche, – calmes et corrects tous deux.

L?vy-C?ur attendait, tr?s ? l’aise, le signal du comte Bloch qui dirigeait le combat. Il consid?rait l’affaire comme une simple formalit?. Excellent tireur, et connaissant parfaitement la maladresse de son adversaire, il n’aurait eu garde d’abuser de ses avantages et de chercher ? l’atteindre, au cas bien improbable o? les t?moins n’eussent pas veill? ? l’innocuit? de la rencontre: il savait qu’il n’est pire sottise que de donner l’apparence de victime ? un ennemi, qu’il est beaucoup plus s?r d’?liminer sans bruit. Mais Christophe, sa veste jet?e, sa chemise ouverte sur son large cou et ses poignets robustes, attendait, le front baiss?, les yeux durement fix?s sur L?vy-C?ur, toute son ?nergie ramass?e sur soi-m?me; la volont? du meurtre ?tait implacablement inscrite sur tous les traits de son visage; et le comte Bloch, qui l’observait, pensait qu’il ?tait heureux que la civilisation e?t supprim?, autant que possible, les risques du combat.

Apr?s que les deux balles eurent ?t? ?chang?es, de part et d’autre, naturellement sans r?sultat, les t?moins s’empress?rent, f?licitant les adversaires. L’honneur ?tait satisfait. – Mais non Christophe. Il restait l?, le pistolet ? la main, ne pouvant croire que ce f?t fini. Volontiers, il e?t admis, comme au tir de la veille, que l’on rest?t ? se fusiller jusqu’? ce qu’on m?t dans le but. Quand il entendit Goujart lui proposer de tendre la main ? son adversaire, qui chevaleresquement s’avan?ait ? sa rencontre avec son sourire ?ternel, cette com?die l’indigna. Rageusement, il jeta son arme, bouscula Goujart, et se pr?cipita sur L?vy-C?ur. On eut toutes les peines du monde ? l’emp?cher de continuer le combat, ? coups de poing.

Les t?moins s’?taient interpos?s, tandis que L?vi-C?ur s’?loignait. Christophe se d?gagea de leur groupe, et, sans ?couter leurs rires et leurs objurgations, il s’en alla ? grands pas vers le bois, en parlant haut et faisant des gestes furieux. Il ne s’apercevait pas qu’il avait laiss? sur le terrain son veston et son chapeau. Il s’enfon?a dans la for?t. Il entendit ses t?moins l’appeler, en riant; puis, ils se lass?rent, et ne s’inqui?t?rent plus de lui. Un roulement de voitures qui s’?loignaient lui apprit bient?t qu’ils ?taient partis. Il resta seul, au milieu des arbres silencieux. Sa fureur ?tait tomb?e. Il se jeta par terre, et se vautra dans l’herbe.

Peu apr?s, Mooch arrivait ? l’auberge. Il ?tait, depuis le matin, ? la poursuite de Christophe. On lui dit que son ami ?tait dans les bois. Il se mit ? sa recherche. Il battit les taillis, il l’appela ? tous les ?chos, et il revenait bredouille, quand il l’entendit chanter; il s’orienta d’apr?s la voix, et il finit par le trouver dans une petite clairi?re, les quatre fers en l’air, se roulant comme un veau. Lorsque Christophe le vit, il l’interpella joyeusement, il l’appela «son vieux Moloch», il lui raconta qu’il avait trou? son adversaire, de part en part, comme un tamis; il le for?a ? jouer ? saute-mouton avec lui, il le for?a ? sauter; et il lui ass?nait des tapes ?normes, en sautant. Mooch, bon enfant, s’amusait presque autant que lui, malgr? sa maladresse. – Ils revinrent ? l’auberge, bras dessus, bras dessous, et ils reprirent ? la gare voisine le train pour Paris.

Olivier ignorait tout. Il fut surpris de la tendresse de Christophe: il ne comprenait rien ? ces revirements. Le lendemain seulement, il apprit par les journaux que Christophe s’?tait battu. Il en fut presque malade en pensant au danger que Christophe avait couru. Il voulut savoir pourquoi ce duel. Christophe se refusait ? parler. ? force d’?tre harcel?, il dit, en riant:

– Pour toi.

Olivier ne put en tirer une parole de plus. Mooch raconta l’histoire. Olivier, atterr?, rompit avec Colette, et supplia Christophe de lui pardonner son imprudence.

Christophe, incorrigible, lui r?cita un vieux dicton fran?ais, en l’arrangeant malignement ? sa fa?on pour faire enrager le bon Mooch, qui assistait, tout heureux, au bonheur des deux amis: