Il s’amusait pendant des journ?es ? d?monter l’art, la science, la pens?e, pour en chercher les rouages cach?s; il en arrivait ? un pyrrhonisme, o? rien de ce qui ?tait n’?tait plus qu’une fiction de l’esprit, une construction en l’air, qui n’avait m?me pas l’excuse, comme les figures g?om?triques, d’?tre n?cessaire ? l’esprit. Christophe enrageait:

– La machine allait bien; pourquoi la d?monter? Tu risques de la briser. Et te voil? bien avanc?, apr?s! Qu’est-ce que tu veux prouver? Que rien n’est rien? Parbleu! Je le sais bien. C’est parce que le n?ant nous envahit de toutes parts que je lutte. Rien n’existe?… Moi, j’existe. Il n’y a pas de raison d’agir?… Moi, j’agis. Ceux qui aiment la mort, qu’ils meurent s’ils veulent! Moi, je vis, je veux vivre. Ma vie sur un plateau de la balance, la pens?e sur l’autre… Au diable, la pens?e!…

Il se laissait emporter par sa violence; et, dans la discussion, il disait des paroles blessantes. ? peine les avait-il dites qu’il en avait le regret. Il e?t voulu les retirer; mais le mal ?tait fait. Olivier ?tait sensible; il avait l’?piderme facilement ?corch?; un mot rude, surtout, de quelqu’un qu’il aimait, le d?chirait. Il n’en disait rien par orgueil, il se repliait en soi. Il n’?tait pas sans voir non plus, chez son ami, de ces soudaines lueurs d’?go?sme inconscient, qui sont chez tout grand artiste. Il sentait qu’? certaines heures, sa vie ne valait pas cher pour Christophe, au prix d’une belle musique: – (Christophe ne prenait gu?re la peine de le lui cacher!) – Il le comprenait, il trouvait que Christophe avait raison; mais il ?tait triste.

Et puis, Christophe avait dans sa nature toutes sortes d’?l?ments troubles, qui ?chappaient ? Olivier et qui l’inqui?taient. C’?taient des bouff?es brusques d’humour baroque et redoutable. Certains jours, il ne voulait pas parler; ou il avait des acc?s de malice diabolique, il cherchait ? blesser. Ou bien, il disparaissait: on ne le revoyait plus de la journ?e et d’une partie de la nuit. Une fois, il resta deux jours de suite absent. Dieu sait ce qu’il faisait! Il ne le savait pas trop lui-m?me… En v?rit?, sa puissante nature, comprim?e dans cette vie et ce logement ?troits, comme dans une cage ? poulets, ?tait par moments sur le point d’?clater. La tranquillit? de son ami le rendait enrag?: il avait envie de lui faire du mal. Il lui fallait se sauver, se tuer de fatigue. Il battait les rues de Paris et la banlieue, en qu?te vaguement de quelque aventure, que parfois il trouvait; et il n’e?t pas ?t? f?ch? d’une mauvaise rencontre, qui lui perm?t de d?penser le trop-plein de sa force, dans une rixe… Olivier, avec sa pauvre sant? et sa faiblesse physique, avait peine ? comprendre. Christophe ne comprenait pas mieux. Il s’?veillait de ces ?garements, comme d’un r?ve ?reintant, – un peu honteux, inquiet de ce qu’il avait fait et de ce qu’il pourrait encore faire. Mais la bourrasque de folie pass?e, il se retrouvait comme un grand ciel lav? apr?s l’orage, pur de toute souillure, serein et souverain. Il redevenait plus tendre que jamais pour Olivier, et il se tourmentait du mal qu’il lui avait caus?. Il ne s’expliquait plus leurs petites brouilles. Tous les torts n’?taient pas toujours de son c?t?; mais il ne s’en regardait pas comme moins coupable; il se reprochait la passion qu’il mettait ? avoir raison: il pensait qu’il vaut mieux se tromper avec son ami, qu’avoir raison contre lui.

Leurs malentendus ?taient surtout p?nibles, lorsqu’ils se produisaient le soir, et que les deux amis devaient passer la nuit dans cette d?sunion, qui ?tait pour tous deux un d?sarroi moral. Christophe se relevait pour ?crire un mot, qu’il glissait sous la porte d’Olivier; et le lendemain, ? son r?veil, il lui demandait pardon. Ou m?me, dans la nuit, il frappait ? sa porte: il n’aurait pu attendre au lendemain. Olivier ne dormait pas plus que lui. Il savait bien que Christophe l’aimait et n’avait pas voulu l’offenser; mais il avait besoin de le lui entendre dire. Christophe le disait: tout ?tait effac?. Quel calme d?licieux! Ils dormaient bien, apr?s!

– Ah! soupirait Olivier, qu’il est difficile de se comprendre!

– Aussi, qu’est-il besoin de se comprendre toujours? disait Christophe. J’y renonce. Il n’y a qu’? s’aimer.

Ces petits froissements, qu’ils s’ing?niaient ensuite ? gu?rir, avec une tendresse inqui?te, les rendaient presque plus chers l’un ? l’autre. Dans les moments de brouille, Antoinette reparaissait dans les yeux d’Olivier. Les deux amis se t?moignaient des attentions f?minines. Christophe ne laissait point passer la f?te d’Olivier, sans la c?l?brer par une ?uvre qui lui ?tait d?di?e, par des fleurs, un g?teau, un cadeau, achet?s, Dieu sait comment! – (car l’argent manquait souvent dans le m?nage). – Olivier s’ab?mait les yeux ? recopier la nuit, en cachette, les partitions de Christophe.

Les malentendus entre amis ne sont jamais bien graves, tant qu’un tiers ne s’interpose pas entre eux. – Mais cela ne pouvait manquer d’arriver: trop de gens en ce monde, s’int?ressent aux affaires des autres, afin de les embrouiller.

*

Olivier connaissait les Stevens, que Christophe fr?quentait nagu?re; et il avait subi l’attraction de Colette. Si Christophe ne l’avait pas rencontr? dans la petite cour de son ancienne amie, c’?tait qu’? ce moment Olivier, accabl? par la mort de sa s?ur, s’enfermait dans son deuil et ne voyait personne. Colette, de son c?t?, n’avait fait aucun effort pour le voir: elle aimait bien Olivier, mais elle n’aimait pas les gens malheureux; elle se disait si sensible que le spectacle de la tristesse lui ?tait intol?rable: elle attendait que celle d’Olivier f?t pass?e. Lorsqu’elle apprit qu’il paraissait gu?ri et qu’il n’y avait plus de danger de contagion, elle se risqua ? lui faire signe. Olivier ne se fit pas prier. Il ?tait ? la fois sauvage et mondain, facilement s?duit; et il avait un faible pour Colette. Quand il annon?a ? Christophe son intention de retourner chez elle, Christophe, trop respectueux de la libert? de son ami pour exprimer un bl?me, se contenta de hausser les ?paules, et dit, d’un air railleur:

– Va, petit, si cela t’amuse.

Mais il se garda bien de l’y suivre. Il ?tait d?cid? ? ne plus avoir affaire avec ces coquettes. Non qu’il f?t misogyne: il s’en fallait de beaucoup. Il avait une pr?dilection tendre pour les jeunes femmes qui travaillent, les petites ouvri?res, employ?es, fonctionnaires, qu’on voit se h?ter, le matin, toujours un peu en retard, ? demi ?veill?es, vers leur atelier ou leur bureau. La femme ne lui paraissait avoir tout son sens que quand elle agissait, quand elle s’effor?ait d’?tre par elle-m?me, de gagner son pain et son ind?pendance. Et elle ne lui paraissait m?me avoir qu’ainsi toute sa gr?ce, l’alerte souplesse des mouvements, l’?veil de tous ses sens, l’int?grit? de sa vie et de sa volont?. Il d?testait la femme oisive et jouisseuse: elle lui faisait l’effet d’un animal repu, qui dig?re et s’ennuie, dans des r?veries malsaines. Olivier, au contraire, adorait le farniente des femmes, leur charme de fleurs, qui ne vivent que pour ?tre belles et parfumer l’air autour d’elles. Il ?tait plus artiste, et Christophe plus humain. ? l’encontre de Colette, Christophe aimait d’autant plus les autres qu’ils avaient plus de part aux souffrances du monde. Ainsi, il se sentait li? ? eux par une compassion fraternelle.

Colette ?tait surtout d?sireuse de revoir Olivier, depuis qu’elle avait appris son amiti? avec Christophe: car elle ?tait curieuse d’en savoir les d?tails. Elle gardait un peu rancune ? Christophe de la fa?on d?daigneuse, dont il semblait l’avoir oubli?e; et, sans d?sir de se venger – (cela n’en valait pas la peine), – elle e?t ?t? bien aise de lui jouer quelque tour. Jeu de chatte, qui mordille, afin qu’on fasse attention ? elle. Enj?leuse, comme elle savait l’?tre, elle n’eut pas de peine ? faire parler Olivier. Personne n’?tait plus clairvoyant que lui et moins dupe des gens, quand il en ?tait loin; personne ne montrait plus de confiance na?ve, quand il se trouvait en pr?sence de deux aimables yeux. Colette t?moignait un int?r?t si sinc?re ? son amiti? pour Christophe qu’il se laissa aller ? en raconter l’histoire, et m?me certains de leurs petits malentendus amicaux, qui lui semblaient plaisants, ? distance, et o? il s’attribuait tous les torts. Il confia aussi ? Colette les projets artistiques de Christophe et quelques-uns de ses jugements, – qui n’?taient pas flatteurs, – sur la France et les Fran?ais. Toutes choses qui n’avaient pas grande importance, par elles-m?mes, mais que Colette se h?ta de colporter, en les arrangeant ? sa mani?re, autant afin d’en rendre le r?cit plus piquant, que par une malignit? cach?e, ? l’?gard de Christophe. Et comme le premier ? recevoir ses confidences fut naturellement son ins?parable Lucien L?vy-C?ur, qui n’avait aucune raison de les tenir secr?tes, elles se r?pandirent et s’embellirent en route; elles prirent un tour de piti? ironique et un peu insultante pour Olivier dont on fit une victime. Il semblait que l’histoire ne d?t avoir d’int?r?t pour personne, les deux h?ros ?tant fort peu connus; mais un Parisien s’int?resse toujours ? ce qui ne le regarde pas. Si bien qu’un jour Christophe recueillit lui-m?me ces secrets de la bouche de Mme Roussin. Le rencontrant ? un concert, elle lui demanda s’il ?tait vrai qu’il se f?t brouill? avec ce pauvre Olivier Jeannin; et elle s’informa de ses travaux, en faisant allusion ? des choses qu’il croyait connues de lui seul et d’Olivier. Et lorsqu’il lui demanda de qui elle tenait ces d?tails, elle lui dit que c’?tait de Lucien L?vy-C?ur, qui les tenait lui-m?me d’Olivier.

Christophe fut assomm? par ce coup. Violent et sans critique, il ne lui vint pas ? l’id?e de discuter l’invraisemblance de la nouvelle; il ne vit qu’une chose: ses secrets, confi?s ? Olivier, avaient ?t? livr?s ? Lucien L?vy-C?ur. Il ne put rester au concert; il quitta la salle aussit?t. Autour de lui, c’?tait le vide. Il se disait: «Mon ami m’a trahi!…»

Olivier ?tait chez Colette. Christophe ferma ? clef la porte de sa chambre, pour qu’Olivier ne p?t pas, ainsi qu’? l’ordinaire, causer un moment avec lui, lorsqu’il rentrerait. Il l’entendit en effet revenir, t?cher d’ouvrir la porte, lui chuchoter bonsoir ? travers la serrure: il ne bougea point. Il ?tait assis sur son lit, dans l’obscurit?, la t?te entre les mains, se r?p?tant: «Mon ami m’a trahi!…»; et il resta ainsi une partie de la nuit. C’est alors qu’il sentit combien il aimait Olivier; car il ne lui en voulait pas de sa trahison: il souffrait seulement. Celui qu’on aime a tout droit contre vous, m?me de ne plus vous aimer. On ne peut lui en vouloir, on ne peut que s’en vouloir d’?tre si peu digne d’amour, puisqu’il vous abandonne. Et c’est une peine mortelle.