– Qu’est-ce qu’il y a d’?tonnant? dit-elle. Je suis comme tout le monde. Vous n’avez donc pas vu de Fran?ais?

– Voil? un an que j’habite au milieu d’eux, dit Christophe; et je n’en ai pas rencontr? un seul qui par?t penser ? autre chose qu’? s’amuser, ou ? singer ceux qui s’amusent.

– Bien oui, dit Sidonie. Vous n’avez, vu que des riches. Les riches, c’est partout les m?mes. Vous n’avez encore rien vu.

– Si fait, dit Christophe. Je commence.

Il entrevoyait, pour la premi?re fois, ce peuple de France, qui donne l’impression d’une dur?e ?ternelle qui fait corps avec sa terre, qui a vu passer, comme elle, tant de races conqu?rantes, tant de ma?tres d’un jour, et qui ne passe pas.

*

Il allait mieux maintenant et commen?ait ? se lever.

La premi?re chose dont il s’inqui?ta fut de rembourser ? Sidonie les d?penses qu’elle avait faites pour lui, pendant qu’il ?tait malade. Dans l’impossibilit? o? il se trouvait de courir dans Paris pour chercher de l’ouvrage, il dut se r?soudre ? ?crire ? Hecht: il demandait qu’on voul?t bien lui faire une avance d’argent sur son prochain travail. Avec son m?lange ?tonnant d’indiff?rence et de bienfaisance, Hecht lui fit attendre, plus de quinze jours, la r?ponse, – quinze jours, durant lesquels Christophe se tortura, se refusant presque ? toucher ? la nourriture que lui apportait Sidonie, n’acceptant qu’un peu de lait et de pain qu’elle le for?ait ? prendre, et qu’il se reprochait ensuite, parce qu’il ne l’avait pas gagn?: apr?s quoi il re?ut de Hecht, sans un mot, la somme demand?e; et pas une fois, pendant les mois que dura la maladie de Christophe, Hecht ne chercha ? savoir comment il allait. Il avait le g?nie de ne pas se faire aimer, m?me en faisant du bien. C’?tait, du reste, qu’en faisant du bien, il n’aimait pas.

Sidonie venait, chaque jour, un moment dans l’apr?s-midi, et le soir. Elle pr?parait le d?ner de Christophe. Elle ne faisait aucun bruit; elle s’occupait discr?tement de ses affaires; et, ayant vu le d?labrement de son linge, sans le dire, elle l’emportait chez elle, pour le raccommoder. Insensiblement, s’?tait gliss? dans leurs relations quelque chose de plus affectueux. Christophe parlait longuement de sa vieille maman. Sidonie ?tait ?mue; elle se mettait ? la place de Louisa, seule, l?-bas; et elle avait pour Christophe un sentiment maternel. Lui-m?me, en causant avec elle, s’effor?ait de tromper son besoin d’affection familiale, dont on souffre bien plus, quand on est faible et malade. Il se sentait plus pr?s de Louisa avec Sidonie qu’avec toute autre. Il lui confiait parfois quelques-uns de ses chagrins d’artiste. Elle le plaignait doucement, avec un peu d’ironie pour ces tristesses intellectuelles. Cela aussi lui rappelait sa m?re, et lui faisait du bien.

Il cherchait ? provoquer ses confidences; mais elle se livrait beaucoup moins que lui. Il lui demandait, en plaisantant, si elle ne se marierait pas. Elle r?pondait, sur son ton habituel de r?signation railleuse, que «ce n’?tait pas permis, quand on est domestique cela complique trop les choses. Et puis, il faut bien tomber dans son choix, et ce n’est pas commode. Les hommes sont de fameuses canailles. Ils viennent vous faire la cour, quand vous avez de l’argent; ils mangent votre argent, et puis apr?s, ils vous plantent l?. Elle en avait vu trop d’exemples autour d’elle: elle n’?tait pas tent?e de faire de m?me.» – Elle ne disait pas qu’elle avait eu un mariage manqu?: son «futur» l’avait laiss?e, quand il avait vu qu’elle donnait tout ce qu’elle gagnait aux siens. – Christophe la voyait jouer maternellement dans la cour avec les enfants d’une famille qui habitait la maison. Quand elle les rencontrait seuls dans l’escalier, il lui arrivait de les embrasser avec passion. Christophe l’imaginait ? la place d’une des dames qu’il connaissait: elle n’?tait point sotte, elle n’?tait pas plus laide qu’une autre; il se disait qu’? leur place elle e?t ?t? mieux qu’elles. Tant de puissances de vie enterr?es, sans que personne s’en souci?t! Et, en revanche, tous ces morts vivants, qui encombrent la terre, et qui prennent, au soleil, la place et le bonheur des autres!…

Christophe ne se m?fiait pas. Il ?tait tr?s affectueux, trop affectueux pour elle; il se faisait c?liner, comme un grand enfant.

Sidonie, certains jours, avait l’air abattue; mais il l’attribuait ? sa t?che. Une fois, au milieu d’un entretien, elle se leva brusquement, et quitta Christophe, pr?textant un ouvrage. Enfin, apr?s un jour o? Christophe lui avait t?moign? plus de confiance encore qu’? l’ordinaire, elle interrompit ses visites pour quelque temps; et quand elle revint, elle ne lui parla plus qu’avec contrainte. Il se demandait en quoi il avait pu l’offenser. Il le lui demanda. Elle r?pondit avec vivacit? qu’il ne l’avait offens? en rien; mais elle continua de s’?loigner de lui. Quelques jours apr?s, elle lui annon?a, qu’elle partait: elle avait laiss? sa place, et quittait la maison. En termes froids et guind?s, elle le remercia des bont?s qu’il lui avait t?moign?es, lui exprima les souhaits qu’elle formait pour sa sant? et pour celle de sa m?re, et elle lui fit ses adieux. Il fut si ?tonn? de ce brusque d?part qu’il ne sut que dire; il essaya de conna?tre les motifs qui l’y d?terminaient: elle r?pliqua, d’une mani?re ?vasive. Il lui demanda o? elle allait se placer: elle ?vita de r?pondre; et, pour couper court ? ses questions, elle partit. Sur le seuil de la porte, il lui tendit la main; elle la serra un peu vivement; mais sa figure ne se d?mentit pas; et, jusqu’au bout, elle garda son air raide et glac?. Elle s’en alla.

Il ne comprit jamais pourquoi.

*

L’hiver s’?ternisait. Un hiver humide, brumeux et boueux. Des semaines sans soleil. Bien que Christophe all?t mieux, il n’?tait pas gu?ri. Il avait toujours un point douloureux au poumon droit, une l?sion qui se cicatrisait lentement, et des acc?s de toux nerveuse, qui l’emp?chaient de dormir, la nuit. Le m?decin lui avait d?fendu de sortir. Il aurait pu tout autant lui ordonner de s’en aller sur la C?te d’Azur, ou dans les Canaries. Il fallait bien qu’il sort?t! S’il n’?tait pas all? chercher son d?ner, ce n’?tait pas son d?ner qui serait venu le chercher. – On lui ordonnait aussi des drogues qu’il n’avait pas les moyens de payer. Aussi avait-il renonc? ? demander conseil aux m?decins: c’?tait de l’argent perdu; et puis, il se sentait toujours mal ? l’aise avec eux; eux et lui ne pouvaient se comprendre: deux mondes oppos?s. Ils avaient une compassion ironique et un peu m?prisante pour ce pauvre diable d’artiste, qui pr?tendait ?tre un monde ? lui tout seul, et qui ?tait balay? comme une paille par le fleuve de la vie. Il ?tait humili? d’?tre regard?, palp?, tripot? par ces hommes. Il avait honte de son corps malade. Il pensait:

– Comme je serai content, lorsqu’il mourra!

Malgr? la solitude, la maladie, la mis?re, tant de raisons de souffrir, Christophe supportait son sort patiemment. Jamais il n’avait ?t? si patient. Il s’en ?tonnait lui-m?me. La maladie est bienfaisante, souvent. En brisant le corps, elle affranchit l’?me; elle la purifie: dans les nuits et les jours d’inaction forc?e, se l?vent des pens?es, qui ont peur de la lumi?re trop crue, et que br?le le soleil de la sant?. Qui n’a jamais ?t? malade ne s’est connu jamais tout entier.

La maladie avait mis en Christophe un apaisement singulier. Elle l’avait d?pouill? de ce qu’il y avait de plus grossier dans son ?tre. Il sentait, avec des organes plus subtils, le monde des forces myst?rieuses qui sont en chacun de nous, et que le tumulte de la vie nous emp?che d’entendre. Depuis la visite au Louvre, dans ces heures de fi?vre, dont les moindres souvenirs s’?taient grav?s en lui, il vivait dans une atmosph?re analogue ? celle du tableau de Rembrandt, chaude, douce et profonde. Il sentait, lui aussi, dans son c?ur, les magiques reflets d’un soleil invisible. Et bien qu’il ne cr?t point, il savait qu’il n’?tait point seul: un Dieu le tenait par la main, le menait o? il fallait qu’il v?nt. Il se confiait ? lui comme un petit enfant.

Pour la premi?re fois depuis des ann?es, il ?tait contraint de se reposer. La lassitude m?me de la convalescence lui ?tait un repos, apr?s l’extraordinaire tension intellectuelle, qui avait pr?c?d? la maladie, et qui le courbaturait encore. Christophe qui, depuis plusieurs mois, se raidissait dans un ?tat de qui-vive perp?tuel, sentait se d?tendre peu ? peu la fixit? de son regard. Il n’en ?tait pas moins fort; il en ?tait plus humain. La vie puissante, mais un peu monstrueuse, du g?nie, ?tait pass?e ? l’arri?re-plan; il se retrouvait un homme comme les autres, d?pouill? de ses fanatismes d’esprit, et de tout ce que l’action a de dur et d’impitoyable. Il ne ha?ssait plus rien; il ne pensait plus aux choses irritantes, ou seulement avec un haussement d’?paules; il songeait moins ? ses peines, et plus ? celles des autres. Depuis que Sidonie lui avait rappel? les souffrances silencieuses des humbles ?mes, qui luttaient sans se plaindre, sur tous les points de la terre, il s’oubliait en elles. Lui qui n’?tait pas sentimental ? l’ordinaire, il avait maintenant des acc?s de cette tendresse mystique, qui est la fleur de la faiblesse. Le soir, accoud? ? sa fen?tre, au-dessus de la cour, ?coutant les bruits myst?rieux de la nuit,… une voix qui chantait dans une maison voisine, et que l’?loignement faisait para?tre ?mouvante, une petite fille qui pianotait na?vement du Mozart,… il pensait:

– Vous tous que j’aime, et que je ne connais pas! Vous que la vie n’a point fl?tris, qui r?vez ? de grandes choses que vous savez impossibles, et qui vous d?battez contre le monde ennemi, – je veux que vous ayez le bonheur – il est si bon d’?tre heureux!… ? mes amis, je sais que vous ?tes l?, et je vous tends les bras… Il y a un mur entre nous. Pierre ? pierre, je l’use; mais je m’use, en m?me temps. Nous rejoindrons-nous jamais? Arriverai-je ? vous, avant que se soit dress? l’autre mur: la mort?… – N’importe! Que je sois seul, toute ma vie, pourvu que je travaille pour vous, que je vous fasse du bien, et que vous m’aimiez un peu, plus tard, apr?s ma mort!…