– Il n’y a pas ? discuter. Je ne veux pas de cette personne. C’est d?sagr?able, je le sais; mais ce n’est pas moi qui l’ai choisie. Arrangez-vous comme vous voudrez.

L’impresario s’inclina, d’un air ennuy?, et dit, avec indiff?rence:

– Je n’y puis rien. Adressez-vous ? M. Roussin.

– En quoi cela regarde-t-il M. Roussin? demanda Christophe. Je ne veux pas l’ennuyer de ces affaires.

– Cela ne l’ennuiera pas, dit Sylvain Kohn, ironique.

Et il lui montra Roussin, qui, justement, entrait.

Christophe alla au-devant de lui. Roussin, d’excellente humeur, s’exclamait:

– Eh quoi! d?j? fini? J’esp?rais entendre encore une partie. Eh bien, mon cher ma?tre, qu’est-ce que vous en dites? ?tes-vous satisfait?

– Tout va tr?s bien, dit Christophe. Je ne puis assez vous remercier…

– Du tout! Du tout!

– Il n’y a qu’une seule chose qui ne peut pas marcher.

– Dites, dites. Nous arrangerons cela. Je tiens ? ce que vous soyez content.

– Eh bien, c’est la chanteuse. Entre nous, elle est ex?crable.

Le visage ?panoui de Roussin se gla?a subitement. Il dit, d’un air s?v?re:

– Vous m’?tonnez, mon cher.

– Elle ne vaut rien, rien du tout, continua Christophe. Elle n’a ni voix, ni go?t, ni m?tier, pas l’ombre de talent. Vous avez de la chance de ne pas l’avoir entendue tout ? l’heure!…

Roussin, de plus en plus pinc?, coupa la parole ? Christophe, et dit, d’un ton cassant:

– Je connais Mlle de Sainte-Ygraine. C’est une artiste de grand talent. J’ai la plus vive admiration pour elle. Tous les gens de go?t ? Paris, pensent comme moi.

Et il tourna le dos ? Christophe. Christophe le vit offrir son bras ? l’actrice et sortir avec elle. Comme il restait stup?fait, Sylvain Kohn, qui avait suivi la sc?ne, avec d?lices, lui prit le bras, et lui dit, en riant, tandis qu’ils descendaient l’escalier du th??tre:

– Mais vous ne savez donc pas qu’elle est sa ma?tresse?

Christophe comprit. Ainsi, c’?tait pour elle, ce n’?tait pas pour lui que l’on montait la pi?ce! Il s’expliqua l’enthousiasme de Roussin, ses d?penses, l’empressement de ses acolytes. Il ?coutait Sylvain Kohn qui lui contait l’histoire de la Sainte-Ygraine: une divette de music-hall, qui, apr?s s’?tre exhib?e avec succ?s dans des petits th??tres de genre, avait ?t? prise de l’ambition, commune ? beaucoup de ses pareilles, de se faire entendre sur une sc?ne plus digne de son talent. Elle comptait sur Roussin pour la faire engager ? l’Op?ra, ou ? l’Op?ra-Comique; et Roussin qui ne demandait pas mieux, avait trouv? dans la repr?sentation du David une occasion de r?v?ler sans risques au public parisien les dons lyriques de la nouvelle trag?dienne, dans un r?le qui n’exigeait presque aucune action dramatique, et qui mettait en pleine valeur l’?l?gance de ses formes.

Christophe ?couta l’histoire jusqu’au bout; puis il se d?gagea du bras de Sylvain Kohn, et il ?clata de rire. Il rit, il rit longuement. Quand il eut fini de rire, il dit:

– Vous me d?go?tez. Vous me d?go?tez tous. L’art ne compte pas pour vous. Ce sont toujours des questions de femmes. On monte un op?ra pour une danseuse, pour une chanteuse, pour la ma?tresse de Monsieur un tel, ou de Madame une telle. Vous ne pensez qu’? vos cochonneries. Voyez-vous, je ne vous en veux pas: Vous ?tes ainsi, restez ainsi, si cela vous pla?t, et barbotez dans votre auge. Mais s?parons-nous: nous ne sommes pas faits pour vivre ensemble. Bonsoir.

Il le quitta; et, rentr? chez lui, il ?crivit ? Roussin qu’il retirait sa pi?ce, sans lui cacher les raisons qui la lui faisaient reprendre.

Ce fut une rupture avec Roussin et avec tout son clan. Les cons?quences s’en firent imm?diatement sentir. Les journaux avaient men? un certain bruit autour de la repr?sentation projet?e, et l’histoire de la brouille du compositeur avec son interpr?te ne manqua pas de faire jaser. Un directeur de concerts eut la curiosit? de donner l’?uvre dans une de ses matin?es du dimanche. Cette bonne fortune fut un d?sastre pour Christophe. L’?uvre fut jou?e – et siffl?e. Tous les amis de la chanteuse s’?taient donn? le mot pour administrer une le?on ? l’insolent musicien; et le reste du public que le po?me symphonique avait ennuy?, s’associa complaisamment au verdict des gens comp?tents. Pour comble de malchance, Christophe avait eu l’imprudence, afin de faire valoir son talent de virtuose, d’accepter de se faire entendre, au m?me concert, dans une Fantaisie pour piano et orchestre. Les dispositions malveillantes du public, retenues dans une certaine mesure, pendant l’ex?cution du David , par le d?sir de m?nager les interpr?tes, se donn?rent libre champ, quand il se trouva en pr?sence de l’auteur en personne, – dont le jeu n’?tait pas d’ailleurs trop correct. Christophe, ?nerv? par le bruit de la salle, s’interrompit brusquement au milieu du morceau; et, regardant, d’un air goguenard, le public qui s’?tait tu soudain, il joua: «Malbrough s’en va-t-en guerre !» – et dit insolemment:

– Voil? ce qu’il vous faut.

L?-dessus, il se leva et partit.

Ce fut un beau tumulte. On criait qu’il avait insult? le public, et qu’il devait venir faire des excuses ? la salle. Les journaux, le lendemain, ex?cut?rent avec ensemble l’Allemand grotesque, dont le bon go?t parisien avait fait justice.

Et puis, ce fut le vide, de nouveau, complet, absolu. Christophe se retrouvait seul, une fois de plus, plus seul que jamais, dans la grande ville ?trang?re et hostile. Il ne s’en affectait pas. Il commen?ait ? croire que c’?tait sa destin?e, et qu’il resterait, toute sa vie, ainsi.

Il ne savait pas qu’une grande ?me n’est jamais seule, que si d?nu?e qu’elle soit d’amis par la fortune, elle finit toujours par les cr?er, qu’elle rayonne autour d’elle l’amour dont elle est pleine, et qu’? cette heure m?me, o? il se croyait isol? pour toujours, il ?tait plus riche d’amour que les plus heureux du monde.

*

Il y avait chez les Stevens une petite fille de treize ? quatorze ans, ? qui Christophe avait donn? des le?ons, en m?me temps qu’? Colette. Elle ?tait cousine germaine de Colette, et se nommait Grazia Buontempi. C’?tait une fillette au teint dor?, rosissant d?licatement aux pommettes, les joues pleines d’une sant? campagnarde, un petit nez un peu relev?, la bouche grande, bien fendue, ? demi entr’ouverte, le menton rond, tr?s blanc, les yeux tranquilles, doucement souriants, le front rond, encadr? d’une profusion de cheveux longs et soyeux, qui descendaient, sans boucles, le long des joues, avec de l?g?res et calmes ondulations. Une petite Vierge d’Andrea del Sarto, figure large, beau regard silencieux.

Elle ?tait Italienne. Ses parents habitaient, presque toute l’ann?e, ? la campagne, dans une grande propri?t? du Nord de l’Italie: plaines, prairies, petits canaux. De la terrasse sur le toit, on avait ? ses pieds des flots de vignes d’or, d’o? ?mergeaient de place en place les fuseaux noirs des cypr?s. Au del?, c’?taient les champs, les champs. Le silence. On entendait meugler les b?ufs qui retournaient le sol, et les cris aigus des paysans ? la charrue:

– Ihi!… Fat innanz’!…

Les cigales chantaient dans les arbres, et les grenouilles le long de l’eau. Et, la nuit, c’?tait l’infini du silence, sous la lune aux flots d’argent. Au loin, de temps en temps, les gardiens des r?coltes, qui sommeillaient dans des huttes de branchages, tiraient des coups de fusil, pour avertir les voleurs qu’ils ?taient r?veill?s. Pour ceux qui les entendaient, ? demi-assoupis, ce bruit n’avait plus d’autre sens que le tintement d’une horloge pacifique, marquant au loin les heures de la nuit. Et le silence se refermait, comme un manteau moelleux aux vastes plis, sur l’?me.

Autour de la petite Grazia, la vie semblait endormie. On ne s’occupait pas beaucoup d’elle. Elle poussait tranquillement dans le beau calme qui la baignait. Nulle fi?vre, nulle h?te. Elle ?tait paresseuse, elle aimait ? fl?ner et dormir longuement. Elle restait ?tendue, des heures, dans le jardin. Elle se laissait flotter sur le silence, comme une mouche sur un ruisseau d’?t?. Et parfois, brusquement, sans raison, elle se mettait ? courir. Elle courait, comme un petit animal, la t?te et le buste l?g?rement inclin?s vers la droite, souplement, sans raideur. Un vrai cabri, qui grimpait, glissait, parmi les pierres, pour la joie de bondir. Elle causait avec les chiens, avec les grenouilles, avec les herbes, avec les arbres, avec les paysans, avec les b?tes de la basse-cour. Elle adorait tous les petits ?tres qui l’entouraient, et aussi les grands: mais avec ceux-ci elle se livrait moins. Elle voyait tr?s peu de monde. La propri?t? ?tait loin de la ville, isol?e. Bien rarement passait sur la route poudreuse le pas tra?nant d’un grave paysan, ou d’une belle campagnarde, aux yeux lumineux dans la figure h?l?e, marchant d’un rythme balanc?, la t?te haute, la poitrine en avant. Grazia vivait des journ?es seule, dans le parc silencieux; elle ne voyait personne; elle ne s’ennuyait jamais; elle n’avait peur de rien.

Une fois, un vagabond entra, pour voler une poule dans la ferme d?serte. Il s’arr?ta, interdit, devant la petite fille couch?e dans l’herbe, qui mangeait une longue tartine, en chantonnant une chanson. Elle le regarda tranquillement, et lui demanda ce qu’il voulait. Il dit:

– Donnez-moi quelque chose, ou je deviens m?chant. Elle lui tendit sa tartine, et dit, avec ses yeux souriants: