– Ah! bien, non!

– Est-ce qu’elle n’y allait pas?

– Non. Il faisait trop chaud. Il y avait trop de monde. On est bien mieux chez soi. Les lumi?res font mal aux yeux. Et les acteurs sont si laids!

L?-dessus, il ?tait d’accord avec elle. Mais il y avait encore autre chose au th??tre: les pi?ces.

– Oui, fit-elle distraitement. Mais je n’ai pas le temps.

– Que pouvez-vous faire du matin jusqu’au soir?

Elle souriait:

– Il y a tant ? faire!

– C’est vrai, dit-il, vous avez votre magasin.

– Oh! fit-elle tranquillement, cela ne m’occupe pas beaucoup.

– C’est votre fillette alors qui vous prend tout votre temps?

– Oh! non, la pauvre petite! elle est bien sage, elle s’amuse toute seule.

– Alors?

Il s’excusa de son indiscr?tion. Mais elle s’en amusait.

– Il y avait tant, tant de choses!

– Quelles?

– Elle ne pouvait pas dire. Il y en avait de toutes sortes. Quand ce ne serait que de se lever, faire sa toilette, penser au d?ner, faire le d?ner, manger le d?ner, penser au souper, ranger un peu sa chambre… La journ?e ?tait d?j? finie… Et il fallait bien pourtant avoir aussi un peu de temps pour ne rien faire!…

– Et vous ne vous ennuyez pas?

– Jamais.

– M?me quand vous ne faites rien?

– Surtout quand je ne fais rien. C’est bien plut?t de faire quelque chose, qui m’ennuie.

Ils se regard?rent en riant.

– Que vous ?tes heureuse! dit Christophe. Moi, je ne sais pas ne rien faire.

– Il me semble que vous savez tr?s bien.

– J’apprends depuis quelques jours.

– Eh bien, vous arriverez.

Il avait le c?ur paisible et repos?, quand il venait de causer avec elle. Il lui suffisait de la voir. Il se d?tendait de ses inqui?tudes, de ses irritations, de cette angoisse nerveuse qui lui contractait le c?ur. Nul trouble quand il lui parlait. Nul trouble quand il songeait ? elle. Il n’osait se l’avouer; mais d?s qu’il ?tait pr?s d’elle, il se sentait p?n?tr? par une torpeur d?licieuse, il s’assoupissait presque. Les nuits, il dormait comme il n’avait jamais dormi.

*

En revenant de son travail il jetait un coup d’?il dans l’int?rieur de la boutique. Il ?tait rare qu’il ne v?t pas Sabine. Ils se saluaient en souriant. Parfois, elle ?tait sur le seuil, et ils ?changeaient quelques mots; ou bien il entr’ouvrait la porte, il appelait la petite, et lui glissait dans la main un cornet de bonbons.

Un jour, il se d?cida ? entrer. Il pr?tendit avoir besoin de boutons pour son veston. Elle se mit ? en chercher; mais elle ne les trouva pas. Tous les boutons ?taient m?l?s: impossible de s’y reconna?tre. Elle ?tait un peu ennuy?e qu’il v?t ce d?sordre. Lui s’en divertissait, et se penchait curieusement pour mieux voir.

– Non! fit-elle, en t?chant de cacher le tiroir avec ses mains. Ne regardez pas! C’est un fouillis…

Elle se remit ? chercher. Mais Christophe la g?nait. Elle se d?pita, et repoussant le tiroir:

– Je ne trouve pas, dit-elle. Allez donc chez Lisi, dans la rue ? c?t?. Elle en a s?rement. Elle a tout ce qu’on veut.

Il rit de cette fa?on de faire des affaires.

– Est-ce que vous lui envoyez ainsi tous vos clients?

– Ce n’est pas la premi?re fois, r?pondit-elle gaiement.

Elle avait pourtant un peu honte.

– C’est trop ennuyeux de ranger, reprit-elle. Je remets de jour en jour pour le faire… Mais je le ferai s?rement demain.

– Voulez-vous que je vous aide? dit Christophe.

Elle refusa. Elle e?t bien voulu accepter; mais elle n’osait pas, ? cause des comm?rages. Et puis, cela l’humiliait.

Ils continu?rent ? causer.

– Et vos boutons? dit-elle ? Christophe, apr?s un moment. Vous n’allez pas chez Lisi?

– Jamais de la vie, dit Christophe. J’attendrai que vous ayez rang?.

– Oh! dit Sabine, qui avait d?j? oubli? ce qu’elle venait de dire, n’attendez pas si longtemps!

Ce cri du c?ur les mit en joie.

Christophe s’approcha du tiroir qu’elle avait repouss?:

– Laissez-moi chercher, voulez-vous?

Elle courut ? lui pour l’emp?cher:

– Non, non, je vous en prie, je suis s?re que je n’ai pas…

– Je parie que vous l’avez.

Du premier coup, il ramena, triomphant, le bouton qu’il voulait. Il lui en fallait d’autres. Il voulut continuer de fouiller; mais elle lui arracha la bo?te des mains, et, se piquant d’amour-propre, elle-m?me elle chercha.

Le jour baissait. Elle s’approcha de la fen?tre. Christophe s’assit ? quelques pas; la fillette grimpa sur ses genoux. Il feignait d’?couter son verbiage, et y r?pondait distraitement. Il regardait Sabine, qui se savait regard?e. Elle se penchait sur la bo?te. Il apercevait sa nuque et un peu de sa joue. – Et tandis qu’il la regardait, il vit qu’elle rougissait. Et il rougit aussi.

L’enfant parlait toujours. Personne ne lui r?pondait. Sabine ne bougeait plus. Christophe ne voyait pas ce qu’elle faisait: il ?tait s?r qu’elle ne faisait rien, elle ne regardait m?me pas la bo?te qu’elle tenait. Le silence se prolongeait. La petite fille inqui?te se laissa glisser des genoux de Christophe:

– Pourquoi vous ne dites plus rien?

Sabine se retourna brusquement, et la serra dans ses bras. La bo?te se r?pandit par terre; la petite poussa des cris de joie, elle courut ? quatre pattes ? la poursuite des boutons qui roulaient sous les meubles. Sabine revint pr?s de la fen?tre, et appuya son visage contre les carreaux. Elle semblait s’absorber dans la vue du dehors.

– Adieu, dit Christophe, troubl?.

Elle ne bougea point la t?te, et dit tout bas:

– Adieu.

*

L’apr?s-midi, le dimanche, la maison restait vide. Toute la famille se rendait ? l’?glise et entendait les v?pres. Sabine n’y allait point. Christophe, en plaisantant, lui en fit des reproches, une fois qu’il l’aper?ut assise devant sa porte, dans le petit jardin, tandis que les belles cloches s’?gosillaient ? l’appeler. Elle r?pondit sur le m?me ton que la messe seule ?tait obligatoire; les v?pres ne l’?taient pas: il ?tait donc inutile, et m?me un peu indiscret, de faire exc?s de z?le; et elle aimait ? penser qu’au lieu de lui en vouloir, Dieu lui en saurait gr?.

– Vous faites Dieu ? votre image, dit Christophe.

– Cela m’ennuierait tant, ? sa place! fit-elle d’un ton convaincu.

– Vous ne vous occuperiez pas souvent du monde, si vous ?tiez ? sa place.

– Tout ce que je lui demanderais, c’est qu’il ne s’occup?t pas de moi.

– Cela n’en irait peut-?tre pas plus mal, dit Christophe.

– Chut! s’?cria Sabine, nous disons des impi?t?s!

– Je ne vois pas l’impi?t? qu’il y a ? dire que Dieu vous ressemble. Je suis s?r qu’il est flatt?.

– Voulez-vous vous taire! dit Sabine, moiti? riant, moiti? f?ch?e. Elle commen?ait ? craindre que Dieu ne se scandalis?t. Elle se h?ta de d?tourner la conversation.

– Et puis, dit-elle, c’est le seul moment de la semaine, o? l’on peut jouir en paix du jardin.

– Oui, dit Christophe. Ils ne sont pas l?.

Ils se regard?rent.

– Quel silence! fit Sabine. On n’est pas habitu?… On ne sait plus o? on est…

– Oh! cria brusquement Christophe avec col?re, il y a des jours o? j’ai envie de l’?trangler!

Il n’?tait pas besoin d’expliquer de qui il voulait parler.

– Et les autres? demanda Sabine gaiement.

– C’est vrai, dit Christophe, d?courag?. Il y a Rosa.

– Pauvre petite! dit Sabine.

Ils se turent.

– Si c’?tait toujours comme c’est maintenant!… soupira Christophe.

Elle leva vers lui ses yeux riants, puis les baissa de nouveau Il s’aper?ut qu’elle travaillait.

– Que faites-vous l?? demanda-t-il.

(Il ?tait s?par? d’elle par le rideau de lierre tendu entre les deux jardins.)

– Vous voyez bien, dit-elle, en levant une ?cuelle qu’elle tenait sur ses genoux; j’?cosse des petits pois.