II. SABINE

Dans une aile de la maison, de l’autre c?t? de la cour, logeait au rez-de-chauss?e une jeune femme de vingt ans, veuve depuis quelques mois, avec une petite fille. Madame Sabine Fr?hlich ?tait aussi locataire du vieux Euler. Elle occupait la boutique qui donnait sur la rue, et elle avait de plus deux chambres sur la cour, avec jouissance d’un petit carr? de jardin, s?par? de celui des Euler par une simple cl?ture de fil de fer, o? s’enroulait du lierre. On l’y voyait rarement; l’enfant s’y amusait seule, du matin au soir, ? tripoter la terre; et le jardin poussait comme il voulait, au grand m?contentement du vieux Justus, qui aimait les all?es ratiss?es et le bel ordre dans la nature. Il avait essay? de faire ? sa locataire quelques observations ? ce sujet; mais c’?tait probablement pour cela qu’elle ne se montrait plus; et le jardin n’en allait pas mieux.

Madame Fr?hlich tenait une petite mercerie, qui aurait pu ?tre assez achaland?e, gr?ce ? la situation dans une rue commer?ante, au c?ur de la ville; mais elle ne s’en occupait pas beaucoup plus que du jardin. Au lieu de faire son m?nage elle-m?me, comme il convenait, selon madame Vogel, ? une femme qui se respecte, – surtout quand elle n’est pas dans une situation de fortune qui permette, sinon excuse l’oisivet?, – elle avait pris une petite servante, une fille de quinze ans, qui venait quelques heures le matin, pour faire les chambres et garder le magasin, pendant que la jeune femme s’attardait paresseusement dans son lit, ou ? sa toilette.

Christophe l’apercevait parfois, ? travers ses carreaux, circulant dans sa chambre, pieds nus, en sa longue chemise, ou assise pendant des heures en face de son miroir; car elle ?tait si insouciante qu’elle oubliait de fermer ses rideaux; et, quand elle s’en apercevait, elle ?tait si indolente qu’elle ne prenait pas la peine d’aller les baisser. Christophe, pudique, s’?cartait de la fen?tre, pour ne pas la g?ner; mais la tentation ?tait forte. En rougissant un peu, il jetait un regard de cot? sur les bras nus, un peu maigres, languissamment lev?s autour des cheveux d?faits, les mains jointes derri?re la nuque, s’oubliant dans cette pose, jusqu’? ce qu’ils fussent engourdis, et qu’elle les laiss?t retomber. Christophe se persuadait que c’?tait par m?garde qu’il voyait en passant cet agr?able spectacle, et qu’il n’en ?tait pas troubl? dans ses m?ditations musicales; mais il y prenait go?t, et il finit par perdre autant de temps ? regarder madame Sabine qu’elle en perdait ? faire sa toilette. Non pas qu’elle f?t coquette: elle ?tait plut?t n?glig?e, ? l’ordinaire, et n’apportait pas ? sa mise le soin m?ticuleux qu’y mettaient Amalia ou Rosa. Si elle s’?ternisait devant son miroir, c’?tait pure paresse; ? chaque ?pingle qu’elle enfon?ait, il lui fallait se reposer de ce grand effort, en se faisant dans la glace de petites mines dolentes. Elle n’?tait pas encore tout ? fait habill?e ? la fin de la journ?e.

Souvent, la bonne sortait, avant que Sabine f?t pr?te; et un client sonnait ? la porte du magasin. Elle le laissait sonner et appeler une ou deux fois, avant de se d?cider ? se lever de sa chaise. Elle arrivait, souriante, sans se presser, – sans se presser cherchait l’article qu’on lui demandait, – et, si elle ne le trouvait pas apr?s quelques recherches, ou m?me (cela arrivait) s’il fallait, pour l’atteindre, se donner trop de peine, transporter par exemple l’?chelle d’un bout de la pi?ce ? l’autre, – elle disait tranquillement qu’elle n’avait plus l’objet; et comme elle ne s’inqui?tait pas de mettre un peu d’ordre chez elle, ou de renouveler les articles qui manquaient, les clients se lassaient ou s’adressaient ailleurs. Sans rancune du reste. Le moyen de se f?cher avec cette aimable personne, qui parlait d’une voix douce, et ne s’?mouvait de rien! Tout ce qu’on pouvait lui dire lui ?tait indiff?rent; et on le sentait si bien que ceux qui commen?aient ? se plaindre n’avaient pas le courage de continuer: ils partaient, r?pondant par un sourire ? son charmant sourire; mais ils ne revenaient plus. Elle ne s’en troublait point. Elle souriait toujours.

Elle semblait une jeune figure florentine. Les sourcils lev?s, bien dessin?s, les yeux gris ? demi ouverts, sous le rideau des cils. La paupi?re inf?rieure un peu gonfl?e, avec un l?ger pli creus? dessous. Le mignon petit nez se relevait vers le bout par une courbe l?g?re. Une autre petite courbe le s?parait de la l?vre sup?rieure, qui se retroussait au-dessus de la bouche entr’ouverte, avec une moue de lassitude souriante. La l?vre inf?rieure ?tait un peu grosse; le bas de la figure, rond, avait le s?rieux enfantin des vierges de Filippo Lippi. Le teint ?tait un peu brouill?, les cheveux brun clair, des boucles en d?sordre, et un chignon ? la diable. Elle avait un corps menu, aux os d?licats, aux mouvements paresseux. Mise sans beaucoup de soin,- une jaquette qui b?illait, des boutons qui manquaient, de vilains souliers us?s, l’air un peu souillonnette, – elle charmait par sa gr?ce juv?nile, sa douceur, sa chatterie instinctive. Quand elle venait prendre l’air ? la porte de la boutique, les jeunes gens qui passaient la regardaient avec plaisir; et bien qu’elle ne se souci?t pas d’eux, elle ne manquait pas de le remarquer. Son regard prenait alors cette expression reconnaissante et joyeuse, qu’ont les yeux de toute femme qui se sent regard?e avec sympathie. Il semblait dire:

– Merci!… Encore! Encore! Regardez-moi!…

Mais quelque plaisir qu’elle e?t ? plaire, jamais sa nonchalance n’e?t fait le moindre effort pour plaire.

Elle ?tait un objet de scandale pour les Euler-Vogel. Tout en elle les blessait: son indolence, le d?sordre de sa maison, la n?gligence de sa toilette, son indiff?rence polie ? leurs observations, son ?ternel sourire, la s?r?nit? impertinente avec laquelle elle avait accept? la mort de son mari, les indispositions de son enfant, ses mauvaises affaires, les ennuis gros et menus de la vie quotidienne, sans que rien change?t rien ? ses ch?res habitudes, ? ses fl?neries ?ternelles, – tout en elle les blessait; et le pire de tout, qu’ainsi faite, elle plaisait. Madame Vogel ne pouvait le lui pardonner. On e?t dit que Sabine le f?t expr?s pour infliger par sa conduite un d?menti ironique aux fortes traditions, aux vrais principes, au devoir insipide, au travail sans plaisir, ? l’agitation, au bruit, aux querelles, aux lamentations, au pessimisme sain, qui ?tait la raison d’?tre de la famille Euler, comme de tous les honn?tes gens, et faisait de leur vie un purgatoire anticip?. Qu’une femme qui ne faisait rien et se donnait du bon temps, toute la sainte journ?e, se perm?t de les narguer de son calme insolent, tandis qu’ils se tuaient ? la peine comme des gal?riens, – et que, par-dessus le march?, le monde lui donn?t raison, – cela passait les bornes, c’?tait ? d?courager d’?tre honn?te!… Heureusement, Dieu merci! il y avait encore quelques gens de bon sens sur terre. Madame Vogel se consolait avec eux. On ?changeait les observations du jour sur la petite veuve, qu’on ?piait ? travers les persiennes. Ces comm?rages faisaient la joie de la famille, le soir, quand on ?tait r?unis ? table. Christophe ?coutait, d’une oreille distraite. Il ?tait si habitu? ? entendre les Vogel se faire les censeurs de la conduite de leurs voisins qu’il n’y pr?tait plus aucune attention. D’ailleurs, il ne connaissait encore de madame Sabine que sa nuque et ses bras nus, qui, bien qu’assez plaisants, ne lui permettaient pas de se faire une opinion d?finitive sur sa personne. Il se sentait pourtant plein d’indulgence pour elle; et par esprit de contradiction, il lui savait gr? surtout de ne point plaire ? madame Vogel.

*

Le soir, apr?s d?ner, quand il faisait tr?s chaud, on ne pouvait rester dans la cour ?touffante, o? le soleil donnait, tout l’apr?s-midi. Le seul endroit de la maison o? l’on respir?t un peu ?tait le c?t? de la rue. Euler et son gendre allaient quelque fois s’asseoir sur le pas de leur porte, avec Louisa. Madame Vogel et Rosa n’apparaissaient qu’un instant: elles ?taient retenue par les soins du m?nage; madame Vogel mettait son amour-propre ? bien montrer qu’elle n’avait pas le temps de fl?ner; et elle disait, assez haut pour qu’on l’entend?t, que tous ces gens qui ?taient l?, ? b?iller sur leurs portes, sans faire ?uvre de leurs dix doigts, lui donnaient sur les nerfs. Ne pouvant – (elle le regrettait) – les forcer ? s’occuper, elle prenait le parti de ne pas les voir, et elle rentrait travailler rageusement. Rosa se croyait oblig?e de l’imiter. Euler et Vogel trouvaient des courants d’air partout, ils craignaient de se refroidir, et remontaient chez eux; ils se couchaient fort t?t, et n’auraient, pour un empire, chang? la moindre chose ? leurs habitudes. ? partir de neuf heures, il ne restait plus que Louisa et Christophe. Louisa passait ses journ?es dans sa chambre; et, le soir, Christophe s’obligeait, quand il le pouvait, ? lui tenir compagnie, pour la forcer ? prendre un peu l’air. Seule, elle ne f?t point sortie; le bruit de la rue l’effarait. Les enfants se poursuivaient avec des cris aigus. Tous les chiens du quartier y r?pondaient avec leurs aboiements. On entendait des sons de piano, une clarinette un peu plus loin, et, dans une rue voisine, un cornet ? piston. Des voix s’interpellaient. Les gens allaient et venaient par groupes, devant leurs maisons. Louisa se serait crue perdue, si on l’e?t laiss?e seule au milieu de ce tohu-bohu. Mais aupr?s de son fils, elle y trouvait presque plaisir. Le bruit s’apaisait graduellement. Les enfants et les chiens se couchaient les premiers. Les groupes s’?grenaient. L’air devenait plus pur. Le silence descendait. Louisa racontait de sa voix fluette les petites nouvelles que lui avaient apprises Amalia ou Rosa. Elle n’y trouvait pas un tr?s grand int?r?t. Mais elle ne savait de quoi causer avec son fils, et elle ?prouvait le besoin de se rapprocher de lui, de dire quelque chose. Christophe, qui le sentait, feignait de s’int?resser ? ce qu’elle racontait; mais il n’?coutait pas. Il s’engourdissait vaguement, et repassait les ?v?nements de sa journ?e.

Un soir qu’ils ?taient ainsi, – pendant que sa m?re parlait, il vit s’ouvrir la porte de la mercerie voisine. Une forme f?minine sortit silencieusement, et s’assit dans la rue. Quelques pas s?paraient sa chaise de Louisa. Elle s’?tait plac?e dans l’ombre la plus ?paisse. Christophe ne pouvait voir son visage; mais il la reconnaissait. Sa torpeur s’effa?a. L’air lui parut plus doux. Louisa ne s’?tait pas aper?ue de la pr?sence de Sabine, et continuait ? mi-voix son tranquille bavardage. Christophe l’?coutait mieux, et il ?prouvait le besoin d’y m?ler ses r?flexions, de parler, d’?tre entendu peut-?tre. La mince silhouette demeurait sans bouger, un peu affaiss?e, les jambes l?g?rement crois?es, les mains l’une sur l’autre pos?es ? plat sur ses genoux. Elle regardait devant elle, elle ne semblait rien entendre. Louisa s’assoupissait. Elle rentra. Christophe dit qu’il voulait rester encore un peu.