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– Monsieur le comte, lui dit le juge d’instruction, la suite de notre enquête nous met en face d’une éventualité tout à fait imprévue, et que nous vous soumettons sous toutes réserves. Il se pourrait… je dis : il se pourrait… que les cambrioleurs, en s’introduisant ici, aient eu pour but de dérober vos quatre Rubens ou du moins de les remplacer par quatre copies… copies qu’eût exécutées, il y a un an, un peintre du nom de Charpenais. Voulez-vous examiner ces tableaux et nous dire si vous les reconnaissez pour authentiques ?

Le comte parut réprimer un mouvement de contrariété, observa Beautrelet, puis M. Filleul, et répondit sans prendre la peine de s’approcher des tableaux :

– J’espérais, Monsieur le juge d’instruction, que la vérité resterait ignorée. Puisqu’il en est autrement, je n’hésite pas à le déclarer : ces quatre tableaux sont faux.

– Vous le saviez donc ?

– Dès la première heure.

– Que ne le disiez-vous ?

– Le possesseur d’un objet n’est jamais pressé de dire que cet objet n’est pas… ou n’est plus authentique.

– Cependant, c’était le seul moyen de les retrouver.

– Il y en avait un meilleur.

– Lequel ?

– Celui de ne pas ébruiter le secret, de ne pas effaroucher mes voleurs, et de leur proposer le rachat des tableaux dont ils doivent être quelque peu embarrassés.

– Comment communiquer avec eux ?

Le comte ne répondant pas, ce fut Isidore qui riposta :

– Par une note insérée dans les journaux. Cette petite note, publiée par Le Journal et Le Matin, est ainsi conçue :

« Suis disposé à racheter les tableaux. »

Le comte approuva d’un signe de tête. Une fois encore le jeune homme en remontrait à ses aînés.

M. Filleul fut beau joueur.

– Décidément, cher Monsieur, je commence à croire que vos camarades n’ont pas tout à fait tort. Sapristi, quel coup d’œil ! quelle intuition ! Si cela continue, M. Ganimard et moi nous n’aurons plus rien à faire.

– Oh ! tout cela n’était guère compliqué.

– Le reste l’est davantage, voulez-vous dire ? Je me rappelle en effet que, lors de notre première rencontre, vous aviez l’air d’en savoir plus long. Voyons, autant que je m’en souvienne, vous affirmiez que le nom du meurtrier vous était connu ?

– En effet.

– Qui donc a tué Jean Daval ? Cet homme est-il vivant ? Où se cache-t-il ?

– Il y a un malentendu entre nous, Monsieur le juge, ou plutôt un malentendu entre vous et la réalité des faits, et cela depuis le début. Le meurtrier et le fugitif sont deux individus distincts.

– Que dites-vous ? s’exclama M. Filleul. L’homme que M. de Gesvres a vu dans le boudoir et contre lequel il a lutté, l’homme que ces demoiselles ont vu dans le salon et sur lequel Mlle de Saint-Véran a tiré, l’homme qui est tombé dans le parc et que nous cherchons, cet homme-là n’est pas celui qui a tué Jean Daval ?

– Non.

– Avez-vous découvert les traces d’un troisième complice qui aurait disparu avant l’arrivée de ces demoiselles ?

– Non.

– Alors je ne comprends plus… Qui donc est le meurtrier de Jean Daval ?

– Jean Daval a été tué par…

Beautrelet s’interrompit, demeura pensif un instant et reprit :

– Mais auparavant il faut que je vous montre le chemin que j’ai suivi pour arriver à la certitude, et les raisons mêmes du meurtre… sans quoi mon accusation vous semblerait monstrueuse… Et elle ne l’est pas… non, elle ne l’est pas… Il y a un détail qui n’a pas été remarqué et qui cependant a la plus grande importance, c’est que Jean Daval, au moment où il fut frappé, était vêtu de tous ses vêtements, chaussé de ses bottines de marche, bref, habillé comme on l’est en plein jour. Or, le crime a été commis à quatre heures du matin.

– J’ai relevé cette bizarrerie, fit le juge. M. de Gesvres m’a répondu que Daval passait une partie de ses nuits à travailler.

– Les domestiques disent au contraire qu’il se couchait régulièrement de très bonne heure. Mais admettons qu’il fût debout : pourquoi a-t-il défait son lit, de manière à faire croire qu’il était couché ? Et s’il était couché, pourquoi, en entendant du bruit, a-t-il pris la peine de s’habiller des pieds à la tête, au lieu de se vêtir sommairement ? J’ai visité sa chambre le premier jour, tandis que vous déjeuniez : ses pantoufles étaient au pied de son lit. Qui l’empêcha de les mettre plutôt que de chausser ses lourdes bottines ferrées ?

– Jusqu’ici, je ne vois pas…

– Jusqu’ici, en effet, vous ne pouvez voir que des anomalies. Elles m’ont paru cependant beaucoup plus suspectes quand j’appris que le peintre Charpenais, – le copiste des Rubens, – avait été présenté au comte par Jean Daval lui-même ?

– Eh bien ?

– Eh bien ! de là à conclure que Jean Daval et Charpenais étaient complices, il n’y a qu’un pas. Ce pas, je l’avais franchi lors de notre conversation.

– Un peu vite, il me semble.

– En effet, il fallait une preuve matérielle. Or, j’avais découvert dans la chambre de Daval, sur une des feuilles du sous-main où il écrivait, cette adresse, qui s’y trouve encore d’ailleurs, décalquée à l’envers par le buvard : Monsieur A.L.N., bureau 45, Paris. Le lendemain, on découvrit que le télégramme envoyé de Saint-Nicolas par le pseudo-chauffeur portait cette même adresse : A.L.N., bureau 45. La preuve matérielle existait, Jean Daval correspondait avec la bande qui avait organisé l’enlèvement des tableaux.

M. Filleul ne souleva aucune objection.

– Soit. La complicité est établie. Et vous en concluez ?

– Ceci d’abord, c’est que ce n’est point le fugitif qui a tué Jean Daval, puisque Jean Daval était son complice.

– Alors ?

– Monsieur le juge d’instruction, rappelez-vous la première phrase que prononça M. de Gesvres lorsqu’il se réveilla de son évanouissement. La phrase, rapportée par Mlle de Gesvres, est au procès-verbal : « Je ne suis pas blessé. Et Daval ?… est-ce qu’il vit ?… Le couteau ? » Et je vous prie de la rapprocher de cette partie de son récit, également consignée au procès-verbal, où M. de Gesvres raconte l’agression : « L’homme bondit sur moi et m’étendit d’un coup de poing à la nuque. » Comment M. de Gesvres, qui était évanoui, pouvait-il savoir en se réveillant que Daval avait été frappé par un couteau ?

Beautrelet n’attendit point de réponse à sa question. On eût dit qu’il se hâtait pour la faire lui-même et couper court à tout commentaire. Il repartit aussitôt :

– Donc, c’est Jean Daval qui conduit les trois cambrioleurs jusqu’à ce salon. Tandis qu’il s’y trouve avec celui qu’ils appellent leur chef, un bruit se fait entendre dans le boudoir. Daval ouvre la porte. Reconnaissant M. de Gesvres, il se précipite vers lui, armé du couteau. M. de Gesvres réussit à lui arracher ce couteau, l’en frappe, et tombe lui-même frappé d’un coup de poing par cet individu que les deux jeunes filles devaient apercevoir quelques minutes après.

De nouveau, M. Filleul et l’inspecteur se regardèrent. Ganimard hocha la tête d’un air déconcerté. Le juge reprit :

– Monsieur le comte, dois-je croire que cette version est exacte ?…

M. de Gesvres ne répondit pas.

– Voyons, Monsieur le comte, votre silence nous permettrait de supposer…

Très nettement, M. de Gesvres prononça :

– Cette version est exacte en tous points.

Le juge sursauta.

– Alors je ne comprends pas que vous ayez induit la justice en erreur. Pourquoi dissimuler un acte que vous aviez le droit de commettre, étant en légitime défense ?

– Depuis vingt ans, dit M. de Gesvres, Daval travaillait à mes côtés. J’avais confiance en lui. Il m’a rendu des services inestimables. S’il m’a trahi, à la suite de je ne sais quelles tentations, je ne voulais pas du moins, en souvenir du passé, que sa trahison fût connue.

– Vous ne vouliez pas, soit, mais vous deviez…

– Je ne suis pas de votre avis, Monsieur le juge d’instruction. Du moment qu’aucun innocent n’était accusé de ce crime, mon droit absolu était de ne pas accuser celui qui fut à la fois le coupable et la victime. Il est mort. J’estime que la mort est un châtiment suffisant.