Un royaume invisible, au sein des eaux et à dix brasses de la terre !... Une forteresse ignorée, plus haute que les tours de Notre-Dame et construite sur une base de granit plus large qu’une place publique... Quelle force et quelle sécurité ! De Paris à la mer, par la Seine. Là, Le Havre, ville nouvelle, ville nécessaire. Et à sept lieues de là, l’Aiguille creuse, n’est-ce pas l’asile inexpugnable ?
C’est l’asile et c’est aussi la formidable cachette. Tous les trésors des rois, grossis de siècle en siècle, tout l’or de France, tout ce qu’on extrait du peuple, tout ce qu’on arrache au clergé, tout le butin ramassé sur les champs de bataille de l’Europe, c’est dans la caverne royale qu’on l’entasse. Vieux sous d’or, écus reluisants, doublons, ducats, florins, guinées, et les pierreries, et les diamants, et tous les joyaux, et toutes les parures, tout est là. Qui le découvrirait ? Qui saurait jamais le secret impénétrable de l’Aiguille ? Personne.
Si, Lupin.
Et Lupin devient cette sorte d’être vraiment disproportionné que l’on connaît, ce miracle impossible à expliquer tant que la vérité demeure dans l’ombre. Si infinies que soient les ressources de son génie, elles ne peuvent suffire à la lutte qu’il soutient contre la Société. Il en faut d’autres plus matérielles. Il faut la retraite sûre, il faut la certitude de l’impunité, la paix qui permet l’exécution des plans.
Sans l’Aiguille creuse, Lupin est incompréhensible, c’est un mythe, un personnage de roman, sans rapport avec la réalité. Maître du secret, et de quel secret ! c’est un homme comme les autres, tout simplement, mais qui sait manier de façon supérieure l’arme extraordinaire dont le destin l’a doté.
Donc, l’Aiguille est creuse, et c’est là un fait indiscutable. Restait à savoir comment l’on y pouvait accéder.
Par la mer évidemment. Il devait y avoir, du côté du large, quelque fissure abordable pour les barques à certaines heures de la marée. Mais du côté de la terre ?
Jusqu’au soir, Beautrelet resta suspendu au-dessus de l’abîme, les yeux rivés à la masse d’ombre que formait la pyramide, et songeant, méditant de tout l’effort de son esprit.
Puis il descendit vers Étretat, choisit l’hôtel le plus modeste, dîna, monta dans sa chambre et déplia le document.
Pour lui, maintenant, c’était un jeu que d’en préciser la signification. Tout de suite il s’aperçut que les trois voyelles du mot Étretat se retrouvaient à la première ligne, dans leur ordre et aux intervalles voulus. Cette première ligne s’établissait dès lors ainsi :
e . a . a . . é t r e t a t . a . .
Quels mots pouvaient précéder Étretat ? Des mots sans doute qui s’appliquaient à la situation de l’Aiguille par rapport au village. Or, l’Aiguille se dressait à gauche, à l’ouest... Il chercha et, se souvenant que les vents d’ouest s’appelaient sur les côtes vents d’aval et que la porte était justement dénommée d’Aval, il inscrivit :
En aval d’Étretat . a . .
La seconde ligne était celle du mot Demoiselles, et, constatant aussitôt, avant ce mot, la série de toutes les voyelles qui composent les mots la chambre des, il nota les deux phrases :
En aval d’Étretat – La chambre des Demoiselles.
Il eut plus de mal pour la troisième ligne, et ce n’est qu’après avoir tâtonné que, se rappelant la situation, non loin de la chambre des Demoiselles, du castel construit à la place du fort de Fréfossé, il finit par reconstituer ainsi le document presque complet :
En aval d’Étretat – la chambre des Demoiselles – Sous le fort de Fréfossé – Aiguille creuse.
Cela, c’était les quatre grandes formules, les formules essentielles et générales. Par elles, on se dirigeait en aval d’Étretat, on entrait dans la chambre des Demoiselles, on passait selon toutes probabilités sous le fort de Fréfossé et l’on arrivait à l’aiguille.
Comment ? Par les indications et les mesures qui formaient la quatrième ligne :
Cela, c’était évidemment les formules plus spéciales, destinées à la recherche de l’issue par où l’on pénétrait, et du chemin qui conduisait à l’Aiguille.
Beautrelet supposa aussitôt – et son hypothèse était la conséquence logique du document – que, s’il y avait réellement une communication directe entre la terre et l’obélisque de l’Aiguille, le souterrain devait partir de la chambre des Demoiselles, passer sous le fort de Fréfossé, descendre à pic les cent mètres de la falaise, et, par un tunnel pratiqué sous les rocs de la mer, aboutir à l’Aiguille creuse.
L’entrée du souterrain ? N’était-ce pas les deux lettres D et F, si nettement découpées, qui la désignaient, qui la livraient peut-être aussi grâce à quelque mécanisme ingénieux ?
Toute la matinée du lendemain, Isidore flâna dans Étretat et bavarda de droite et de gauche pour tâcher de recueillir quelque renseignement utile. Enfin, l’après-midi, il monta sur la falaise. Déguisé en matelot, il s’était rajeuni encore, et il avait l’air d’un gamin de douze ans, avec sa culotte trop courte et son maillot de pêcheur.
À peine entré dans la grotte, il s’agenouilla devant les lettres. Une déception l’attendait. Il eut beau frapper dessus, les pousser, les manipuler dans tous les sens, elles ne bougèrent pas. Et il se rendit compte assez rapidement qu’elles ne pouvaient réellement pas bouger et, par conséquent, qu’elles ne commandaient aucun mécanisme. Pourtant... pourtant elles signifiaient quelque chose ! Des informations qu’il avait prises dans le village, il résultait que personne n’avait jamais pu en expliquer la présence, et que l’abbé Cochet, en son précieux livre sur Étretat[1], s’était lui aussi penché vainement sur ce petit rébus. Mais Isidore savait ce qu’ignorait le savant archéologue normand, c’est-à-dire la présence des deux mêmes lettres sur le document, à la ligne des indications. Coïncidence fortuite ? Impossible. Alors ?...
Une idée lui vint brusquement, et si rationnelle, si simple, qu’il ne douta pas une seconde de sa justesse. Ce D et cet F n’était-ce pas les initiales de deux des mots les plus importants du document ? mots qui représentaient – avec l’Aiguille – les stations essentielles de la route à suivre : la chambre des Demoiselles et le fort de Fréfossé. Le D de Demoiselles, l’F de Fréfossé, il y avait là un rapport trop étrange pour être le fait du hasard.
En ce cas le problème s’offrait ainsi : le groupe DF représente la relation qui existe entre la chambre des Demoiselles et le fort de Fréfossé ; la lettre isolée D qui commence la ligne représente les Demoiselles, c’est-à-dire la grotte où il faut tout d’abord se poster ; et la lettre isolée F, qui se place au milieu de la ligne, représente Fréfossé, c’est-à-dire l’entrée probable du souterrain.
Entre ces divers signes, il en reste deux une sorte de rectangle inégal, marqué d’un trait sur la gauche, en bas, et le chiffre 19, signes qui, en toute évidence, indiquent à ceux qui se trouvent dans la grotte, le moyen de pénétrer sous le fort.
La forme de ce rectangle intriguait Isidore. Y aurait-il autour de lui, sur les murs, ou tout au moins à portée du regard, une inscription, une chose quelconque affectant une forme rectangulaire ?
Il chercha longtemps, et il était sur le point d’abandonner cette piste, quand ses yeux rencontrèrent la petite ouverture percée dans le roc et qui était comme la fenêtre de la chambre. Or les bords de cette ouverture dessinaient précisément un rectangle rugueux, inégal, grossier, mais tout de même un rectangle, et aussitôt Beautrelet constata qu’en posant les deux pieds sur le D et sur l’F gravés dans le sol – et ainsi s’expliquait la barre qui surmontait les deux lettres du document – on se trouvait exactement à la hauteur de la fenêtre !
Il prit position à cet endroit et regarda. La fenêtre étant dirigée, nous l’avons dit, vers la terre ferme, on voyait d’abord le sentier qui reliait la grotte à la terre, sentier suspendu entre deux abîmes, puis on apercevait la base même du monticule qui portait le fort. Pour essayer de voir le fort, Beautrelet se pencha vers la gauche, et c’est alors qu’il comprit la signification du trait arrondi, de la virgule qui marquait le document en bas, à gauche en bas, à gauche de la fenêtre, un morceau de silex formait saillie, et l’extrémité de ce morceau se recourbait comme une griffe. On eût dit un véritable point de mire. Et si l’on appliquait l’œil à ce point de mire, le regard découpait, sur la pente du monticule opposé, une superficie de terrain assez restreinte et presque entièrement occupée par un vieux mur de brique, vestige de l’ancien fort de Fréfossé ou de l’ancien oppidum romain construit à cet endroit.