C’est à Rouen que les Anglais brûlent Jeanne d’Arc, maîtresse du secret !
Et tout à l’origine de l’aventure, qu’est-ce que ce chef des Calètes qui paye sa rançon à César avec le secret de l’Aiguille, sinon le chef des hommes du pays de Caux, du pays de Caux situé au coeur même de la Normandie ?
L’hypothèse se précise. Le champ se rétrécit. Rouen, les rives de la Seine, le pays de Caux... il semble vraiment que toutes les routes convergent de ce côté. Si l’on cite plus particulièrement deux rois de France, maintenant que le secret, perdu pour les ducs de Normandie et pour leurs héritiers les rois d’Angleterre, est devenu le secret royal de la France, c’est Henri IV, Henri IV qui fit le siège de Rouen et gagna la bataille d’Arques, aux portes de Dieppe. Et c’est François Ier, qui fonda Le Havre et prononça cette phrase révélatrice : « Les rois de France portent des secrets qui règlent souvent le sort des villes ! » Rouen, Dieppe, Le Havre... les trois sommets du triangle, les trois grandes villes qui occupent les trois pointes. Au centre, le pays de Caux.
Le XVIIe siècle arrive. Louis XIV brûle le livre où l’inconnu révèle la vérité. Le capitaine de Larbeyrie s’empare d’un exemplaire, profite du secret qu’il a violé, dérobe un certain nombre de bijoux et, surpris par des voleurs de grand chemin, meurt assassiné. Or, quel est le lieu où se produit le guet-apens ? Gaillon ! Gaillon, petite ville située sur la route qui mène du Havre, de Rouen ou de Dieppe à Paris.
Un an après, Louis XIV achète un domaine et construit le château de l’Aiguille. Quel emplacement choisit-il ? Le centre de la France. De la sorte les curieux sont dépistés. On ne cherche pas en Normandie.
Rouen... Dieppe... Le Havre... Le triangle cauchois... Tout est là... D’un côté la mer. D’un autre la Seine. D’un autre, les deux vallées qui conduisent de Rouen à Dieppe.
Un éclair illumina l’esprit de Beautrelet. Cet espace de terrain, cette contrée des hauts plateaux qui vont des falaises de la Seine aux falaises de la Manche, c’était toujours, presque toujours là, le champ même d’opérations où évoluait Lupin.
Depuis dix ans, c’était précisément cette région qu’il mettait en coupe réglée, comme s’il avait eu son repaire au centre même du pays où se rattachait le plus étroitement la légende de l’Aiguille creuse.
L’affaire du baron de Cahorn[1] ? Sur les bords de la Seine, entre Rouen et Le Havre. L’affaire de Tibermesnil[2] ? À l’autre extrémité du plateau, entre Rouen et Dieppe. Les cambriolages de Gruchet, de Montigny, de Crasville ? En plein pays de Caux. Où Lupin se rendait-il quand il fut attaqué et ligoté dans son compartiment par Pierre Onfrey, l’assassin de la rue Lafontaine[3] ? À Rouen. Où Herlock Sholmès, prisonnier de Lupin, fut-il embarqué[4] ? Près du Havre.
Et tout le drame actuel, quel en fut le théâtre ? Ambrumésy, sur la route du Havre à Dieppe.
Rouen, Dieppe, Le Havre, toujours le triangle cauchois.
Donc, quelques années auparavant, Arsène Lupin, possesseur de la brochure et connaissant la cachette où Marie-Antoinette avait dissimulé le document, Arsène Lupin finissait par mettre la main sur le fameux livre d’heures. Possesseur du document, il partait en campagne, trouvait, et s’établissait là, en pays conquis.
Beautrelet partit en campagne.
Il partit avec une véritable émotion, en songeant à ce même voyage que Lupin avait effectué, à ces mêmes espoirs dont il avait dû palpiter quand il s’en allait ainsi à la découverte du formidable secret qui devait l’armer d’une telle puissance. Ses efforts à lui, Beautrelet, auraient-ils le même résultat victorieux ?
Il quitta Rouen de bonne heure, à pied, la figure très maquillée, et son sac au bout d’un bâton, sur le dos, comme un apprenti qui fait son tour de France.
Il alla droit à Duclair où il déjeuna. Au sortir de ce bourg, il suivit la Seine et ne la quitta pour ainsi dire plus. Son instinct, renforcé, d’ailleurs, par bien des présomptions, le ramenait toujours aux rives sinueuses du beau fleuve. Le château de Cahorn cambriolé, c’est par la Seine que filent les collections. La Chapelle-Dieu enlevée, c’est vers la Seine que sont convoyées les vieilles pierres sculptées. Il imaginait comme une flottille de péniches faisant le service régulier de Rouen au Havre et drainant les œuvres d’art et les richesses d’une contrée pour les expédier de là vers le pays des milliardaires.
– Je brûle... Je brûle !... murmurait le jeune homme, tout pantelant sous les coups de la vérité qui le heurtait par grands chocs successifs.
L’échec des premiers jours ne le découragea point. Il avait une foi profonde, inébranlable dans la justesse de l’hypothèse qui le dirigeait. Hardie, excessive, n’importe ! elle était digne de l’ennemi poursuivi. L’hypothèse valait la réalité prodigieuse qui avait nom Lupin. Avec cet homme-là, devait-on chercher en dehors de l’énorme, de l’exagéré, du surhumain ? Jumièges, La Mailleraye, Saint-Wandrille, Caudebec, Tancarville, Quillebeuf, localités toutes pleines de son souvenir ! Que de fois il avait dû contempler la gloire de leurs clochers gothiques ou la splendeur de leurs vastes ruines !
Mais Le Havre, les environs du Havre attiraient Isidore comme les feux d’un phare.
« Les rois de France portent des secrets qui règlent souvent le sort des villes. »
Paroles obscures et tout à coup, pour Beautrelet, rayonnantes de clarté ! N’était-ce pas l’exacte déclaration des motifs qui avait décidé François Ier à créer une ville à cet endroit, et le sort du Havre de Grâce n’était-il pas lié au secret même de l’Aiguille ?
– C’est cela... c’est cela... balbutia Beautrelet avec ivresse... Le vieil estuaire normand, l’un des points essentiels, l’un des noyaux primitifs autour desquels s’est formée la nationalité française, le vieil estuaire se complète par ces deux forces, l’une en plein ciel, vivante, connue, port nouveau qui commande l’Océan et qui s’ouvre sur le monde ; l’autre ténébreuse, ignorée et d’autant plus inquiétante qu’elle est invisible et impalpable. Tout un côté de l’histoire de France et de la maison royale s’explique par l’Aiguille, de même que toute l’histoire de Lupin. Les mêmes ressources d’énergie et de pouvoir alimentent et renouvellent la fortune des rois et celle de l’aventurier.
De bourgade en bourgade, du fleuve à la mer, Beautrelet fureta, le nez au vent, l’oreille aux écoutes et tâchant d’arracher aux choses mêmes leur signification profonde. Était-ce ce coteau qu’il fallait interroger ? Cette forêt ? Les maisons de ce village ? Était-ce parmi les paroles insignifiantes de ce paysan qu’il récolterait le petit mot révélateur ?
Un matin, il déjeunait dans une auberge, en vue d’Honfleur, antique cité de l’estuaire. En face de lui, mangeait un de ces maquignons normands, rouges et lourds, qui font les foires de la région, le fouet à la main, une longue blouse sur le dos. Au bout d’un instant, il parut à Beautrelet que cet homme le regardait avec une certaine attention, comme s’il le connaissait ou du moins comme s’il cherchait à le reconnaître.
« Bah ! pensa-t-il, je me trompe, je n’ai jamais vu ce marchand de chevaux et il ne m’a jamais vu. »
En effet, l’homme sembla ne plus s’occuper de lui. Il alluma sa pipe, demanda du café et du cognac, fuma et but. Son repas achevé, Beautrelet paya et se leva. Un groupe d’individus entrant au moment où il allait sortir, il dut rester debout quelques secondes auprès de la table où le maquignon était assis, et il l’entendit qui disait à voix basse :
– Bonjour, monsieur Beautrelet.
Isidore n’hésita pas. Il prit place auprès de l’homme et lui dit :
– Oui, c’est moi... mais vous qui êtes-vous ? Comment m’avez-vous reconnu ?
– Pas difficile... Et pourtant je n’ai jamais vu que votre portrait dans les journaux. Mais vous êtes si mal... comment dites-vous en français ?... si mal grimé.