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L’Aiguille creuse

Maurice Leblanc

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Exporté de Wikisource le 08/11/2015

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Chapitre 1 - Le coup de feu

Chapitre 2 - Isidore Beautrelet, élève de rhétorique

Chapitre 3 - Le cadavre

Chapitre 4 - Face à face

Chapitre 5 - Sur la piste

Chapitre 6 - Un secret historique

Chapitre 7 - Le Traité de l’Aiguille

Chapitre 8 - De César à Lupin

Chapitre 9 - Sésame, ouvre-toi !

Chapitre 10 - Le trésor des rois de France

Raymonde prêta l’oreille. De nouveau et par deux fois le bruit se fit entendre, assez net pour qu’on pût le détacher de tous les bruits confus qui formaient le grand silence nocturne, mais si faible qu’elle n’aurait su dire s’il était proche ou lointain, s’il se produisait entre les murs du vaste château, ou dehors, parmi les retraites ténébreuses du parc.

Doucement elle se leva. Sa fenêtre était entrouverte, elle en écarta les battants. La clarté de la lune reposait sur un calme paysage de pelouses et de bosquets où les ruines éparses de l’ancienne abbaye se découpaient en silhouettes tragiques, colonnes tronquées, ogives incomplètes, ébauches de portiques et lambeaux d’arcs-boutants. Un peu d’air flottait à la surface des choses, glissant à travers les rameaux nus et immobiles des arbres, mais agitant les petites feuilles naissantes des massifs.

Et soudain, le même bruit… C’était vers sa gauche et au-dessous de l’étage qu’elle habitait, par conséquent dans les salons qui occupaient l’aile occidentale du château.

Bien que vaillante et forte, la jeune fille sentit l’angoisse de la peur. Elle passa ses vêtements de nuit et prit les allumettes.

– Raymonde… Raymonde…

Une voix faible comme un souffle l’appelait de la chambre voisine dont la porte n’avait pas été fermée. Elle s’y rendait à tâtons, lorsque Suzanne, sa cousine, sortit de cette chambre et s’effondra dans ses bras.

– Raymonde… c’est toi ?… tu as entendu ?…

– Oui… tu ne dors donc pas ?

– Je suppose que c’est le chien qui m’a réveillée… il y a longtemps… Mais il n’aboie plus. Quelle heure peut-il être ?

– Quatre heures environ.

– Écoute… On marche dans le salon.

– Il n’y a pas de danger, ton père est là, Suzanne.

– Mais il y a du danger pour lui. Il couche à côté du petit salon.

– M. Daval est là aussi…

– À l’autre bout du château… Comment veux-tu qu’il entende ?

Elles hésitaient, ne sachant à quoi se résoudre. Appeler ? Crier au secours ? Elles n’osaient, tellement le bruit même de leur voix leur semblait redoutable. Mais Suzanne qui s’était approchée de la fenêtre étouffa un cri.

– Regarde… un homme près du bassin.

Un homme en effet s’éloignait d’un pas rapide. Il portait sous le bras un objet d’assez grandes dimensions dont elles ne purent discerner la nature, et qui, en ballottant contre sa jambe, contrariait sa marche. Elles le virent qui passait près de l’ancienne chapelle et qui se dirigeait vers une petite porte dont le mur était percé. Cette porte devait être ouverte, car l’homme disparut subitement, et elles n’entendirent point le grincement habituel des gonds.

– Il venait du salon, murmura Suzanne.

– Non, l’escalier et le vestibule l’auraient conduit bien plus à gauche… À moins que…

Une même idée les secoua. Elles se penchèrent. Au-dessous d’elles, une échelle était dressée contre la façade et s’appuyait au premier étage. Une lueur éclairait le balcon de pierre. Et un autre homme qui portait aussi quelque chose enjamba ce balcon, se laissa glisser le long de l’échelle et s’enfuit par le même chemin.

Suzanne, épouvantée, sans forces, tomba à genoux, balbutiant :

– Appelons !… appelons au secours !…

– Qui viendrait ? ton père… Et s’il y a d’autres hommes et qu’on se jette sur lui ?

– On pourrait avertir les domestiques… ta sonnette communique avec leur étage.

– Oui… oui… peut-être, c’est une idée… Pourvu qu’ils arrivent à temps !

Raymonde chercha près de son lit la sonnerie électrique et la pressa du doigt. Un timbre en haut vibra, et elles eurent l’impression que, d’en bas, on avait dû en percevoir le son distinct.

Elles attendirent. Le silence devenait effrayant, et la brise elle-même n’agitait plus les feuilles des arbustes.

– J’ai peur… j’ai peur… répétait Suzanne.

Et, tout à coup, dans la nuit profonde, au-dessous d’elles, le bruit d’une lutte, un fracas de meubles bousculés, des exclamations, puis, horrible, sinistre, un gémissement rauque, le râle d’un être qu’on égorge…

Raymonde bondit vers la porte. Suzanne s’accrocha désespérément à son bras.

– Non… ne me laisse pas… j’ai peur.

Raymonde la repoussa et s’élança dans le corridor, bientôt suivie de Suzanne qui chancelait d’un mur à l’autre en poussant des cris. Elle parvint à l’escalier, dégringola de marche en marche, se précipita sur la grande porte du salon et s’arrêta net, clouée au seuil, tandis que Suzanne s’affaissait à ses côtés. En face d’elles, à trois pas, il y avait un homme qui tenait à la main une lanterne. D’un geste, il la dirigea vers les deux jeunes filles, les aveuglant de lumière, regarda longuement leurs visages, puis sans se presser, avec les mouvements les plus calmes du monde, il prit sa casquette, ramassa un chiffon de papier et deux brins de paille, effaça des traces sur le tapis, s’approcha du balcon, se retourna vers les jeunes filles, les salua profondément, et disparut.

La première, Suzanne courut au petit boudoir qui séparait le grand salon de la chambre de son père. Mais dès l’entrée, un spectacle affreux la terrifia. À la lueur oblique de la lune on apercevait à terre deux corps inanimés, couchés l’un près de l’autre.

– Père !… père !… c’est toi ?… qu’est-ce que tu as ? s’écria-t-elle affolée, penchée sur l’un d’eux.

Au bout d’un instant, le comte de Gesvres remua. D’une voix brisée, il dit :

– Ne crains rien… je ne suis pas blessé… Et Daval ? est-ce qu’il vit ? le couteau ?… le couteau ?…

À ce moment, deux domestiques arrivaient avec des bougies. Raymonde se jeta devant l’autre corps et reconnut Jean Daval, le secrétaire et l’homme de confiance du comte. Sa figure avait déjà la pâleur de la mort.

Alors elle se leva, revint au salon, prit, au milieu d’une panoplie accrochée au mur, un fusil qu’elle savait chargé, et passa sur le balcon. Il n’y avait, certes, pas plus de cinquante à soixante secondes que l’individu avait mis le pied sur la première barre de l’échelle. Il ne pouvait donc être bien loin d’ici, d’autant plus qu’il avait eu la précaution de déplacer l’échelle pour qu’on ne pût s’en servir. Elle l’aperçut bientôt, en effet, qui longeait les débris de l’ancien cloître. Elle épaula, visa tranquillement et fit feu. L’homme tomba.

– Ça y est ! ça y est ! proféra l’un des domestiques, on le tient celui-là. J’y vais.

– Non, Victor, il se relève… descendez l’escalier, et filez sur la petite porte. Il ne peut se sauver que par là.

Victor se hâta, mais avant même qu’il ne fût dans le parc, l’homme était retombé. Raymonde appela l’autre domestique.

– Albert, vous le voyez là-bas ? près de la grande arcade ?…

– Oui, il rampe dans l’herbe… il est fichu…

– Surveillez-le d’ici.

– Pas moyen qu’il échappe. À droite des ruines, c’est la pelouse découverte…