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Puis je me dis… c’est pourtant ce qui arrive, parfois, non ? Les personnes avec qui on a un passé refusent de nous laisser partir, et on a beau essayer, on est incapable de s’en dépêtrer, de s’en libérer. Peut-être qu’après un certain temps on cesse de lutter.

Elle est passée jeudi, elle a tambouriné à la porte et appelé Tom à grands cris. J’étais furieuse, mais je n’ai pas osé ouvrir. Avoir un enfant vous rend vulnérable, faible. Si j’avais été toute seule, je n’aurais pas hésité à la regarder en face et à l’engueuler. Mais, avec Evie, je ne pouvais pas prendre ce risque. Je n’ai aucune idée de ce qu’elle peut faire.

Je sais pourquoi elle est venue. Elle n’était pas contente que j’aie parlé d’elle à la police. Je parie qu’elle venait pleurnicher auprès de Tom pour qu’il me dise de la laisser tranquille. Elle lui a laissé un mot : « Il faut qu’on parle, appelle-moi au plus vite, c’est important » (et elle a souligné « important » trois fois). Je l’ai mis directement à la poubelle. Un peu plus tard, je l’ai repêché pour le ranger dans le tiroir de ma table de nuit, avec l’horrible e-mail qu’elle a envoyé et que j’ai imprimé, et le carnet de bord que je tiens de tous ses appels et de toutes ses visites. Le carnet de bord du harcèlement. Mes preuves, si j’en ai besoin un jour. J’ai téléphoné à l’inspectrice Riley et je lui ai laissé un message pour lui dire que Rachel était encore venue chez nous. Elle ne m’a toujours pas rappelée.

J’aurais dû parler du mot à Tom, je sais que j’aurais dû, mais je ne voulais pas qu’il se fâche contre moi parce que j’avais contacté la police, alors je l’ai mis dans le tiroir et j’ai croisé les doigts pour que Rachel oublie, comme d’habitude. En vain, bien sûr. Elle l’a appelé ce soir. Quand il a raccroché, il était furieux.

— C’est quoi, ces conneries ? Cette histoire de mot ?

Je lui ai dit que je l’avais jeté.

— Je ne m’étais pas rendu compte que tu aurais envie de le lire, ai-je ajouté. Je pensais que, toi aussi, tu ne voulais plus entendre parler d’elle.

Il a levé les yeux ciel.

— Ce n’est pas la question et tu le sais très bien. Évidemment que je veux qu’elle disparaisse. Mais ce que je ne veux pas, c’est que tu commences à écouter mes conversations et à jeter mon courrier. Tu es…

Il a soupiré.

— Je suis quoi ?

— Rien, c’est simplement… c’est le genre de chose qu’elle faisait.

Ça a été un vrai coup de poing dans le ventre, une trahison. Bêtement, j’ai fondu en larmes et je me suis précipitée dans la salle de bains, à l’étage. J’ai attendu qu’il vienne me réconforter, m’embrasser pour qu’on se réconcilie, comme il le fait d’habitude, mais au bout d’une demi-heure il a crié :

— Je vais à la salle de sport, je reviens dans deux heures.

Et, avant que j’aie pu répondre, j’ai entendu la porte d’entrée se refermer.

Et maintenant, je me retrouve à agir exactement comme elle : je finis la demi-bouteille de rouge qui nous reste du dîner d’hier soir et je fouille son ordinateur. C’est plus facile de comprendre son comportement quand on ressent ce que je ressens en ce moment. Il n’y a rien de plus douloureux, de plus destructeur que le doute.

J’ai fini par trouver son mot de passe : Blenheim. C’était aussi inintéressant que ça, le nom de la rue où on habite. Je n’ai découvert ni e-mails compromettants, ni photos sordides, ni lettres passionnées. Je passe une demi-heure à lire des e-mails professionnels si abrutissants qu’ils en adoucissent même la brûlure de la jalousie, puis je referme le portable et je le range. Je suis très enjouée, maintenant, grâce au vin et au contenu soporifique de l’ordinateur de Tom. J’ai réussi à me rassurer : j’étais bête, voilà tout.

Je monte me brosser les dents – je ne veux pas qu’il sache que j’ai encore bu du vin toute seule –, puis je décide de changer les draps du lit, de vaporiser un peu d’Acqua di Parma sur les oreillers et d’enfiler la nuisette en soie noire qu’il m’a offerte pour mon anniversaire l’an dernier. Comme ça, quand il reviendra, je me ferai pardonner.

Je commence à retirer les draps, quand je manque de trébucher sur un sac noir fourré sous le lit : son sac de sport. Il a oublié son sac de sport. Il est parti depuis une heure et il n’est pas revenu le chercher. J’ai un nœud dans l’estomac. Peut-être qu’il s’est simplement dit : « Et merde », et il a décidé d’aller au pub à la place. Peut-être qu’il a des affaires de rechange dans un casier à la salle de sport. Peut-être qu’il est au lit avec elle en ce moment même.

Je me sens mal. Je me mets à genoux pour fouiller dans le sac. Toutes ses affaires sont là, propres et prêtes, son iPod, les seules baskets qu’il met pour courir. Et autre chose : un téléphone portable. Un téléphone que je n’ai jamais vu.

Je m’assois sur le lit, le téléphone dans la main, et le cœur qui cogne dans la poitrine. Je vais l’allumer, je ne vois pas comment je pourrais résister, et pourtant je suis sûre que je vais le regretter, parce que je ne peux y trouver que des problèmes. On ne garde pas un téléphone portable planqué au fond d’un sac de sport à moins d’avoir quelque chose à cacher. Une voix dans ma tête me souffle : « Repose-le, laisse tomber », mais je n’y arrive pas. J’appuie fort sur le bouton « marche » et j’attends que l’écran s’allume. J’attends et j’attends. Plus de batterie. Une vague de soulagement déferle dans mes veines comme de la morphine.

Je suis soulagée parce que, maintenant, je n’ai pas de moyen de savoir, mais aussi parce qu’un téléphone déchargé, c’est un téléphone dont on ne se sert pas, dont on se fiche, pas le téléphone d’un homme qui entretient une liaison passionnée. Un tel homme garderait ce téléphone sur lui à chaque instant. C’est peut-être un vieux portable qui est là depuis des mois et qu'il ne pense jamais à jeter. Ce n’est peut-être même pas à lui : peut-être qu’il l’a trouvé à la salle de sport, qu’il avait prévu de le donner à l’accueil mais qu’il a oublié ?

Je laisse le lit à moitié défait et je descends dans le salon. Sous la table basse, il y a deux tiroirs pleins du genre de bazar domestique qui s’accumule au fil du temps : des rouleaux de Scotch, des adaptateurs de voyage, des mètres ruban, des kits de couture, et trois chargeurs de téléphone. Le deuxième correspond. Je vais le brancher de mon côté du lit, derrière ma table de nuit. Puis j’attends.

Des heures et des dates, surtout. Non, pas des dates, des jours. « Lundi 15 h ? » « Vendredi 16 h 30. » Parfois, un refus. « Peux pas demain. » « Pas mer. » Rien d’autre. Pas de déclarations d’amour, pas de propositions explicites. Juste des textos, une douzaine environ, tous provenant d’un numéro privé. Il n’y a pas de contacts enregistrés dans le répertoire et on a effacé le journal d’appels.

Je n’ai pas besoin des dates parce que le téléphone les garde en mémoire. Les rendez-vous remontent à des mois. Presque un an. Quand je m’en suis rendu compte, quand j’ai vu que le premier datait de septembre de l’année dernière, j’ai soudain eu une énorme boule dans la gorge. Septembre ! Evie avait six mois. J’avais encore des kilos en trop, j’étais épuisée, j’avais la peau rêche, on ne faisait plus l’amour. Puis je me mets à rire, parce que c’est ridicule, impossible : en septembre, nous étions merveilleusement heureux, amoureux, et fous de notre nouveau bébé. C’est impensable qu’il l’ait revue dans mon dos à cette période, c’est inconcevable qu’ils aient une relation depuis tout ce temps. Je l’aurais su. Ce n’est pas vrai. Ce téléphone ne lui appartient pas.

Et pourtant. Je sors mon carnet du tiroir de ma table de nuit et j’examine les appels pour les comparer avec les rendez-vous planifiés sur le téléphone. Je trouve des appels qui coïncident. Certains ont lieu un ou deux jours avant, certains un ou deux jours après. Certains ne correspondent à rien.

Est-ce qu’il aurait vraiment pu la fréquenter tout ce temps-là, me dire qu’elle le tourmentait et le harcelait, alors que, en réalité, ils prévoyaient de se retrouver et de se voir en cachette ? Mais, dans ce cas, pourquoi aurait-elle appelé aussi souvent sur le téléphone fixe si elle pouvait le contacter sur ce téléphone ? Ça n’a aucun sens. À moins qu’elle n'ait délibérément voulu que je sois au courant ? Qu’elle n'ait voulu semer la pagaille entre nous ?