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Il sait. Et, tandis que j’en prends enfin conscience, ça doit se voir sur mon visage car il approche le sien plus près encore, et je sens son haleine rance sur moi quand il ajoute :

— Allez, Rachel. Dis-moi tout.

Je secoue la tête et sa main part brusquement sur le côté, et va frapper la bouteille de bière devant moi. Elle tombe, roule jusqu’au bord de la table et explose sur le carrelage.

— Tu ne l’as jamais vue de ta vie ! hurle-t-il. Tout ce que tu m’as raconté, c’était des mensonges.

La tête rentrée dans les épaules, je me lève en marmonnant :

— Je suis désolée, je suis désolée.

Je tente de faire le tour de la table pour reprendre mon sac à main, mon téléphone, mais il m’agrippe à nouveau le bras.

— Pourquoi tu as fait ça ? Qu’est-ce qui t’a poussée à faire ça ? C’est quoi, ton problème ?

Il me regarde, ses yeux braqués sur les miens, et je suis terrifiée mais, en même temps, je sais que ses questions sont justifiées. Je lui dois une explication. Alors je n’essaie pas d’enlever mon bras, je laisse ses doigts s’enfoncer dans ma chair, et je m’efforce de parler clairement et calmement. Je me retiens de pleurer. Je tâche de ne pas paniquer.

— Je voulais que tu saches, pour Kamal. Je les ai vus ensemble, comme je te l’ai dit, mais tu ne m’aurais pas prise au sérieux si je n’avais été qu’une fille dans le train. J’avais besoin…

— Besoin ?

Il me lâche et se détourne.

— Tu dis que tu avais besoin…

Sa voix s’est adoucie, il se calme peu à peu. Je respire profondément pour ralentir les battements de mon cœur.

— Je voulais t’aider, je reprends. La police soupçonne toujours le mari, et je voulais que tu saches… que tu saches qu’il y avait quelqu’un d’autre…

— Alors tu as inventé une histoire comme quoi tu connaissais ma femme ? Tu te rends compte que c’est dingue, ton truc ?

— Oui.

Je vais dans la cuisine prendre un torchon sur le plan de travail, puis je me penche pour nettoyer la bière renversée. Scott s’assoit, les coudes posés sur les genoux, la tête baissée.

— Ce n’était pas la femme que je pensais connaître, dit-il. Je n’ai pas la moindre idée de qui elle était.

J’essore le torchon au-dessus de l’évier et je laisse couler de l’eau froide sur mes mains. Mon sac à main n’est pas bien loin, au coin de la pièce. Je fais un mouvement vers lui, mais Scott lève les yeux et je m’immobilise. Je reste là, dos au plan de travail dont j’agrippe le bord. J’ai besoin de sa stabilité. De réconfort.

— C’est l’inspectrice Riley qui me l’a dit, reprend-il. Elle me posait des questions sur toi. Elle voulait savoir si on avait une liaison.

Il rit.

— Une liaison ! Et puis quoi encore. Je lui ai répondu : « Vous avez vu à quoi ressemblait ma femme ? Qui tomberait si bas aussi vite ? »

Mon visage me brûle, et de la sueur froide s’accumule sous mes aisselles et en bas de mon dos.

— Apparemment, Anna s’est plainte. Elle t’a vue traîner dans les parages. C’est comme ça qu’ils ont su. Je leur ai dit : « Ce n’est pas une liaison, c’est une amie de Megan, elle m’aide… »

Il rit à nouveau, doucement, un rire sans joie.

— Et elle m’a dit : « Elle ne connaît pas Megan. Ce n’est qu’une minable petite menteuse, une femme qui n’a pas de vie. »

Son sourire s’est évanoui.

— Vous n’êtes que des menteuses. Toutes autant que vous êtes.

Mon téléphone émet un bip. Je fais un pas vers mon sac à main, mais Scott me devance et l’attrape.

— Une minute, on n’en a pas encore fini.

Il vide le contenu de mon sac sur la table : téléphone, portefeuille, clés, rouge à lèvres, tampon, reçus de carte bancaire.

— Je veux savoir précisément sur quoi tu m’as raconté des conneries.

Il prend mon portable pour examiner l’écran, puis lève les yeux vers moi, l’air glacial. Il lit à voix haute :

— « Ceci est un message de confirmation de votre rendez-vous avec le Dr Abdic, lundi dix-neuf août à seize heures trente. Si vous ne pouvez pas vous présenter à ce rendez-vous, merci de nous en avertir au plus tard vingt-quatre heures à l’avance. »

— Scott…

— Mais qu’est-ce que c’est que ça ? demande-t-il d’une voix éraillée, à peine audible. Qu’est-ce que tu as fait ? Qu’est-ce que tu lui as raconté ?

— Je n’ai rien raconté du tout…

Il laisse tomber le téléphone sur la table et fonce sur moi, les poings serrés. Je recule jusqu’à un coin de la pièce et je me tasse entre le mur et la porte vitrée.

— Je voulais découvrir… Je voulais t’aider.

Il lève une main et je me recroqueville, la tête rentrée dans les épaules ; j’attends qu’arrive la douleur et, à ce moment, je sais que j’ai déjà fait cela auparavant, que j’ai déjà ressenti tout cela, mais je ne me souviens pas quand, et je n’ai pas le temps d’y réfléchir parce que, même s’il ne m’a pas frappée, il m’a mis ses mains sur les épaules et il m’agrippe fort, ses pouces appuient sur ma poitrine et j’ai tellement mal que je pousse un cri.

— Tout ce temps, dit-il, les dents serrées, pendant tout ce temps j’ai cru que tu étais de mon côté, alors que tu travaillais contre moi. Tu lui as donné des informations, c’est ça ? Tu lui as raconté des trucs sur moi, sur Megs. C’était toi qui voulais que la police s’en prenne à moi. C’était toi…

— Non, je t’en prie, non. C’est faux. Je voulais t’aider !

Sa main droite remonte jusqu’à ma nuque, il attrape mes cheveux et tire.

— Scott, je t’en prie, non, s’il te plaît. Tu me fais mal. Je t’en prie.

Il me traîne vers la porte d’entrée. Une vague de soulagement m’envahit. Il va me jeter dehors. Dieu merci.

Sauf qu’il ne me jette pas dehors, il continue de me traîner derrière lui en me crachant des insultes. Il m’emmène à l’étage et j’essaie de résister, mais il est trop fort et je n’y arrive pas. Je pleure.

— Je t’en prie, non, je t’en prie !

Je sais qu’il va m’arriver quelque chose de terrible, je veux hurler, mais impossible, ça ne vient pas.

Je suis aveuglée par les larmes et la terreur. Il me pousse violemment dans une pièce et claque la porte derrière moi. J’entends la clé tourner dans la serrure. Une bile tiède remonte dans ma gorge et je vomis sur la moquette. J’attends, j’écoute. Il ne se passe rien, et personne ne vient.

Je suis dans la chambre d’amis. Dans ma maison, c’était le bureau de Tom – maintenant, c’est la chambre du bébé, la pièce avec les rideaux rose pâle. Ici, c’est un cagibi rempli de paperasse et de dossiers, avec un tapis de course pliable et un vieil ordinateur Apple. Il y a un carton plein de papiers recouverts de chiffres – de la comptabilité, peut-être pour l’entreprise de Scott – et un autre avec des piles de cartes postales vierges, avec des restes de Patafix au dos, comme si elles avaient été affichées sur un mur : les toits de Paris, des enfants qui font du skateboard dans une petite rue, des traverses de chemin de fer recouvertes de mousse, une vue sur la mer depuis l’intérieur d’une grotte. Je me plonge dans l’examen des cartes postales – je ne sais pas pourquoi, ni ce que je cherche, j’essaie simplement de ne pas me laisser envahir par la panique. J’essaie de ne pas penser au reportage montrant le corps de Megan qu’on extirpait de la boue. J’essaie de ne pas penser à ses blessures, à la frayeur qu’elle a dû ressentir quand elle a compris ce qui allait lui arriver. Je fouille dans le carton et, soudain, quelque chose me mord le doigt et je bascule en arrière, sur mes talons, avec un petit cri. J’ai une coupure bien nette au bout de mon index et du sang coule sur mon jean. J’arrête le saignement avec le bas de mon T-shirt, puis je me remets à fouiller, plus attentivement. Je repère immédiatement le coupable : il y a là une photo dans un cadre cassé, et un morceau de verre manquant tout en haut, où mon sang est étalé.

Je n’ai jamais vu cette photo auparavant. C’est une photo de Megan et Scott ensemble, leurs visages près de l’objectif. Elle rit et il la regarde avec adoration. À moins que ce ne soit de la jalousie ? Le verre est brisé en étoile depuis le coin de l’œil de Scott, alors j’ai du mal à interpréter son expression. Je reste assise par terre avec la photo devant moi et je pense à ces objets qu’on casse régulièrement et que, parfois, on ne trouve pas le temps de réparer. Je pense à toutes les assiettes qui ont été brisées lors de mes disputes avec Tom, à ce trou dans le plâtre du couloir, au premier étage.