Le besoin devenait encore plus grand quand la défunte avait été assassinée et que son nom était associé aux mots « Reseune » et « résurrection ».

— Nous n’avons pas toujours partagé le même point de vue, déclara Mikhaïl Corain pendant son panégyrique de la défunte. Mais l’Union vient de subir une perte irréparable.

Il eût été déplacé de préciser qu’ils subissaient en l’occurrence une double perte, avec le meurtrier présumé.

— Ariane Emory était une femme de principes et une visionnaire. Pour en avoir la preuve il suffit de songer aux arches placées en orbite autour de tant d’étoiles lointaines et dans lesquelles est préservé notre héritage génétique, de penser au rapprochement avec la Terre et aux accords qui ont rendu possibles la préservation et la renaissance d’espèces raresc

C’était un de ses meilleurs discours. Il avait sué sang et eau pour l’écrire. Il circulait des rumeurs troublantes. On parlait de la disparition de certaines pièces à conviction et d’une instruction enfouie dans les mémoires des ordinateurs de Reseune : un ordre par lequel Emory avait exigé la liquidation de ses gardes du corps et que les techniciens du laboratoire s’étaient empressés d’exécuter sans poser la moindre question. Il y avait en outre le battage fait autour de l’enlèvement de l’azi du fils Warrick, séquestré et soumis à un interrogatoire sous bande par les extrémistes de Rocher avant d’être récupéré par Reseune, et le fait que Rocher lui-même faisait des discours incendiaires et se réjouissait publiquement de cet assassinat. Ses propos outranciers attiraient plus l’attention des médias que les déclarations des abolitionnistes affiliés aux centristes, comme celles de Ianni Merino qui s’était déclaré horrifié par ce meurtre, avant de protester contre la liquidation des azis : des discours jugés trop embrouillés par la presse. Ianni n’était jamais parvenu à comprendre qu’il ne fallait aborder qu’unsujet à la fois. En outre, ses paroles rappelaient un peu trop celles de Rocher. Les journalistes s’essaimaient dans les escaliers et sur les seuils des bureaux, tels des rapaces qui attendaient de pouvoir fondre sur les centristes du Conseil et du Sénat, pour leur demander en brandissant un scripteur : « Pensez-vous à un complot ? » ou encore : « Quels commentaires vous inspire le discours de Rocher ? »

Ils avançaient sur une corde raide, et certains de ses amis n’y conservaient qu’un équilibre précaire.

Il regrettait de ne pas avoir calmé le jeu par une mise au point pouvant être citée.

Ne jamais rappeler que les services de presse dépendaient du bureau de l’Information, dont le conseiller n’était autre que Catherine Lao, la porte-parole d’Ariane Emory au sein du Conseil ; ne jamais dire que des promotions et des carrières récompensaient les journalistes qui rapportaient des reportages à même de satisfaire leurs supérieurs. Ils n’étaient pas responsables du fait que leurs chefs souhaitaient mettre l’accent sur l’hypothèse du complot. Ce genre de nouvelles à sensation faisaient grimper l’audience.

Corain était en sueur chaque fois qu’il voyait un scripteur à côté d’un de ses partisans. Il leur avait donné des conseils, en les exhortant à faire montre de circonspection et de dignité. Mais les caméras avaient un pouvoir enivrant, les nombreuses réunions qui accompagnaient des funérailles étaient harassantes et mettaient les nerfs à rude épreuve, et tous les conseillers et membres de la coalition centriste n’approuvaient pas la ligne politique suivie par son parti.

Les caméras se braquaient sur de nouveaux visages : celui du directeur de Reseune, Giraud Nye, par exemple. Les journalistes ne ménageaient pas leurs efforts pour expliquer aux téléspectateurs que, contrairement à une idée très répandue, Ariane Emory n’avait pas été l’administratrice de ces laboratoires, qu’elle n’y avait tenu aucun poste administratif depuis un demi-siècle. Ils avaient des noms à mémoriser : Giraud Nye, Petros Ivanov, Yanni Schwartz.

Nye, ce maudit intrigant, qui était tout à fait à son aise devant les micros.

Et quand un conseiller mourait sans avoir désigné un successeur, le secrétaire du bureau de son électorat assurait l’intérim. Il s’agissait en l’occurrence de cet homme.

Qui n’aurait qu’à démissionner de son poste à Reseune pour pouvoir briguer le siège d’Emory.

Avec résignation, Corain pensa qu’il l’obtiendrait. Hormissi des révélations explosives étaient faites lors du procès de Jordan Warrick, si le prévenu utilisait le prétoire comme un podium du haut duquel il porterait des accusations. Mais ses informateurs du bureau des Affaires Intérieures disaient que Warrick était toujours en résidence surveillée. Les centristes ne pourraient prendre Merild pour assurer sa défense, car cet homme était désormais suspecté d’être un conspirateur et faisait l’objet d’une enquête. Pour couronner le tout, un avocat abolitionniste venait de proposer ses services à Warrick. Si ce dernier avait fait preuve de bon sens en refusant cette offre, il s’était montré moins judicieux en demandant aux Affaires Intérieures de lui fournir un conseillerc ce qui avait éveillé l’intérêt des médias. Cet homme était un Spécial qui occupait une position importante, et il se présenterait à une audition du Conseil assisté par un avocat commis d’office, tel un indigent, pour la simple raison que la société qui l’employait avait bloqué ses comptes financiers et qu’elle ne pouvait décemment charger ses services légaux d’assurer à la fois l’accusation et la défense.

Une musique solennelle résonnait dans les salles. Les membres de la Famille se réunirent une dernière fois autour du catafalque, puis la garde d’honneur rabattit le couvercle du cercueil et le scella. L’escorte composée de militaires et de membres des services de sécurité de Reseune attendait à l’extérieur.

Ariane Emory s’en irait dans l’espace. Pas de monument, avait-elle dit. Incinération et transfert de ses cendres jusqu’au contre-torpilleur Gallantqui croisait dans le système de Cyteen, d’où un missile les enverrait dans le soleil. Un ultime caprice que le gouvernement de l’Union exaucerait.

En fait, cette mégère avait voulu s’assurer que nul ne pourrait prélever sur elle le moindre échantillon. Et elle s’était choisi une étoile pour tombeau.

7

En cas d’assassinat, les funérailles devaient être organisées trop rapidement pour permettre à la totalité du Conseil de se réunirc mais les secrétaires se trouvaient à Novgorod ou à bord de la station. Le Sénat était en session, de même que le Conseil des Mondes. Quant aux ambassadeurs de la Terre et de l’Alliance, ils n’avaient eu qu’à descendre de Station Cyteen. Seuls trois conseillers assistaient à la cérémonie : Corain du bureau des Citoyens, Ilya Bogdanovitch du bureau de l’État, et Leonid Gorodin de la Défense.

Une majorité des deux tiers pour les centristes, se dit Corain. Mais sans aucun intérêt pour des funérailles, bon sang.

Ils devraient aller débiter à Nye les banalités d’usage et le féliciter pour sa nomination en tant que conseiller intérimaire. Pas de réception : les circonstances l’interdisaient, bien qu’il ne fût pas un cousin d’Emory. Mais Corain était dans l’obligation de gagner les ex-bureaux d’Ari, de rencontrer Nye pour lui présenter ses respects et ses condoléancesc et d’étudier cet individu. Il mettrait cette brève entrevue à profit pour porter un jugement sur lui et tenter de deviner qui était cet homme sorti des ombres de l’enclave de Reseune pour prendre la relève d’Ariane Emoryc Apprendre en cinq minutes, à condition que ce fût réalisable, si ce Spécial parviendrait à conserver la puissance que cette femme avait, il fallait le lui accorder, réussi à obtenir et consolider.

— Ser, dit Nye en lui serrant la main, il me semble que nous sommes de vieilles connaissances, tant j’ai entendu parler de vous par Ari au cours de nos dîners. Vous lui inspiriez un profond respect.