Il reconstituerait le sens de cet interrogatoire plus tard, en se remémorant les questions posées et ses propres réponses. Et il serait peut-être capable d’en tirer des conclusions. Mais pas maintenant.

Ailleurs,c’était tout.

Et l’homme des Affaires Intérieures se retrouva ailleurs,lui aussi. Des inconnus le remplacèrent et des portes inexistantes s’ouvrirent.

Il se retrouva dans le labo psych. Puis vint le plus difficile, rester ailleurspendant ce nouvel interrogatoire. Les drogues annihilaient sa volonté et conserver son équilibre précaire sur l’étroite ligne qui séparait iciet là-basréclamait une concentration intense. Il savait que s’il se mettait à osciller et s’aventurait trop loin dans l’ailleurs,s’il y séjournait trop longtemps, il lui serait ensuite impossible de trouver le chemin du retour.

Icitentait de s’ouvrir un passage dans son esprit, pour y semer le doute. Soit Justin n’était jamais venu dans sa chambre, soit la haine d’Ari venait de s’abattre sur eux et elle avait accusé les Warrick de son enlèvementc

Mais il chassa ces pensées. Il ne résistait pas aux techs comme à ses ravisseursc s’ils avaient tout simplement existé. Ces gens faisaient partie de Reseune et possédaient les clés de son esprit.

La première règle allait de soi : Il faut s’ouvrir aux ordres clés.

La deuxième précisait : Un ordre clé est absolu.

La troisième ajoutait : Un opérateur qui a les clés a toujours raison.

Il lui semblait évident qu’un opérateur de Reseune n’eût pas pris la peine de créer une illusion d’opérateur de Reseune, et seul un opérateur de Reseune pouvait avoir ses clés. Même si tout l’univers n’était qu’un flux de particules en dissolution autour de lui, il se sentait exister au plus profond de son être et l’homme aux clés possédait une réalité incontestable.

Contrairement à Justin, qui risquait de n’avoir été qu’une simple illusion, au même titre que ces laboratoires ou la planète baptisée Cyteen. Le tech qui lui murmurait certains nombres et mots pouvait pénétrer dans son esprit à sa guise et repartir sans laisser de traces ; ou prélever ceci ou cela pour l’étudierc sans toutefois rien changer. Le vase posé sur le guéridon de l’entrée oscilla un instant en cherchant à retrouver son équilibrec Au-delà s’étend le monde extérieur. Il faudrait un grand nombre de telles intrusions, de rotations de ce vase et d’autres déplacements, comme ceux d’une seconde table ou du divan, pour que le vase pût se stabiliser dans sa nouvelle orientation. Et, même alors, il aurait tendance à reprendre sa position initialec au fil du temps.

Tout eût été plus simple si le visiteur avait montré sa clé et déclaré : « Nous allons redécorer cette pièce », avant de lui ordonner de s’écarter et de se contenter de regarder. Il lui eût ensuite expliqué comment tout s’harmoniserait avec le reste de la demeure et, s’il se montrait convaincant, de tels bouleversements lui inspireraient de moins en moins d’appréhension.

Mais ce visiteur était brutal. Il bousculait le mobilier pour l’acculer dans un recoin de la pièce et lui poser des questions. Et cela l’angoissait, car Grant savait que de telles méthodes étaient parfois employées pour détourner l’attention par ceux qui désiraient déplacer le vase. Ou pour l’inciter à le croire pendant qu’ils s’appropriaient une chose dont il ne noterait pas la disparition de sitôt.

L’homme le frappa à une ou deux reprises et le laissa groggy. Lorsqu’il entendit la porte se refermer, Grant demeura prostré sur le sol, pour attendre que les morceaux du vase brisé se soient réunis et recollés, les meubles redressés.

Il resta un long moment immobile, jusqu’à ce que tout eût regagné sa place originelle. Le tech aurait pu provoquer des dégâts plus importants encore, s’il était descendu à un étage inférieur pour le pourchasser dans des pièces de plus en plus profondes et l’acculer dans un réduit sans issue. Cela lui eût permis de trouver le passage secret qui conduisait au cœur de son être et de s’aventurer dans un territoire ténébreux qu’il convenait d’explorer avec circonspection.

Tout cela n’était qu’une métaphore, une représentation, le dessin d’enfant naïf qu’un tech l’avait autrefois aidé à esquisser. Le vase était une barrière anti-altérations. Le témoin oui-non/es-tu-en-sécurité. Cette protection était placée à l’entrée de son esprit et tout opérateur qui souhaitait le rassurer veillait à ne pas la bousculer.

Celui-ci l’avait fait tomber par terre.

Il revint à lui dans une chambre plus terne et dépouillée que celles de sa demeure mentale. Des ombres allaient et venaient et s’adressaient à lui, mais il était encore ailleurs.Il était épuisé et le désordre régnait toujours en maître dans les pièces de son esprit : les meubles se déplaçaient encore, apparemment au hasard, et pour les remettre à leur place il lui fallait sans cesse retourner à l’intérieur, pendant que des inconnus le frappaient : des coups qui cinglaient ses joues aux chairs mortes. Ils s’adressaient à lui, mais les mots éclataient en fragments. Et il n’avait en outre pas de temps à leur consacrer. Il se désagrégeait et doutait que son agencement psychique pût redevenir tel qu’autrefois, s’ils réussissaient à le réveiller à présent.

Quelqu’un lui fournit les mots clés déjà utilisés par le visiteur et lui ordonna d’ouvrir les yeux. Il le fit, pour voir Petros Ivanov assis sur son lit.

— Ils vont t’installer dans le fauteuil. Vas-tu leur résister ?

— Non, dit-il.

Il les laisserait agir à leur guise. Peu lui importait leur identité. Il était trop occupé à remettre les bibelots sur les étagères, pour les voir retomber sitôt après.

La pièce se métamorphosait. Il y voyait des fleurs. Il y avait une cascade d’où s’élevaient des sons privés de rythme. Un mot lui vint à l’esprit : fractal. Les fractals étaient omniprésents, dans la nature. Il se mit à chercher une structure. Des menottes l’immobilisaient dans un fauteuil. Il doutait que ce détail eût le moindre rapport avec le reste. Il travaillait ses maths, étant donné qu’on lui avait donné ce problème à résoudre. Il ignorait pour quelle raison.

Il dormit, peut-être. Il savait qu’ils avaient trafiqué son esprit, parce que la barrière anti-altération restait instable : le vase vacillait et paraissait sur le point de tomber du guéridon installé près de la porte. Danger. Danger.

Puis il se rappela que Justin devait venir. Ou qu’il aurait dû le faire, avant cette intrusion. Il viola une règle primordiale et se permit d’envisager que la vérité pouvait être différente de celle fournie par l’opérateur.

S’il faisait fausse route il ne pourrait revenir sur ses pas et il ne disposait d’aucun plan des lieux.

En cas d’erreur, se reconstituer serait très difficile.

Il remit le vase à sa place et s’assit, pour attendre.

Justin viendrait. Sinonc rien n’avait jamais existé.

Dans leur monde, il pouvait utiliser les sens de la vue et du goût, et il avait même la possibilité de se déplacer. Mais pas vraiment. Ils feraient de lui une épave. Mais pas vraiment. Ici, rien n’étaitc

c réel.

De toute façon.

6

La veillée funéraire évoquait une cérémonie barbare. Les marches funèbres lugubres se réverbéraient à l’intérieur du Palais de l’État envahi de fleurs et de verdurec un faste hérité de Vieille Terre, avaient fait remarquer certains commentateurs pendant que des analystes politiques comparaient ces funérailles à celles de Corey Santessi, le principal architecte de l’Union. Qu’il eût occupé quarante-huit ans un siège au Conseil, en tant que détenteur du portefeuille des Affaires Intérieures puis du bureau des Citoyens, avait donné le coup d’envoi à l’inertie actuelle des électoratsc et en raison de l’éloignement des colonies et de la rapidité avec laquelle les rumeurs pouvaient se répandre et croître il s’était alors avéré nécessaire de démontrer que Santessi avait cessé de vivre, d’organiser une transmission de flambeau spectaculaire, d’offrir aux adversaires de cet homme une opportunité de verser quelques larmes en public et d’enliser les spéculations dans une succession interminable de discours soporifiques.