— Et voici James Carnath. Ton papa.

Elle le savait. C’était le portrait que maman lui avait autrefois montré.

La fille lui ressemblait, mais elle n’était pas en compagnie de sa maman. Par ailleurs, c’était bien son papa. Quelque chose clochait. Elle se voyait, mais les portes de la Maison paraissaient différentes.

Ce qui se déroulait dans son estomac était bizarre. Oncle Denys tourna la page sur des vues de Reseune, prises longtemps auparavant, à une époque où la Maison était moins grande, la Ville peu étendue et les champs minuscules. Il manquait des bâtiments importants, comme l’écurie de l’AG, la plupart des moulins et la moitié des constructions, et l’autre Ari suivait avec sa maman une rue qu’elle pouvait reconnaître en direction de cette agglomération inconnue.

Puis elle se vit dans la salle de classe du D r Edwards, mais avec un autre professeur. Elle étudiait le contenu d’un bocal et sa grimace était l’équivalent d’un de ses Beurk. Elle perçut cela dans ses entrailles et s’imagina son visage en de pareilles circonstances.

Mais elle n’avait jamais eu un tel corsage, ni cette épingle à cheveux.

Elle se sentait retournée, parce que ce qu’elle voyait paraissait bien réel. Il en découlait que maman lui avait raconté des mensonges et qu’elle passait pour une idiote aux yeux de Catlin, de Florian, et de tous les autres. Mais elle ne pouvait détacher les yeux de ces images. Elle restait assise, pendant que son bras cassé la faisait souffrir et qu’elle se jugeait ridicule, assise en robe de chambre et en pantoufles dans le séjour pour regarder des photos d’elle dans un lointain passé.

Très lointain.

L’autre Ari avait vécu à cette époque. Une amie de Jane, selon oncle Denys. Mais il ne lui avait pas semblé que sa maman était vieille à ce point.

Cent trente-quatre ans. Non. Cent quarante et un, nonc deux. Ari aurait bientôt neuf ans, maman avait à présent cet âge.

Cent quarante-deux ansc

Ari fêterait sous peu son neuvième anniversaire et recevrait des lettres de Lointaine : bientôt, d’un jour à l’autre. Elle aurait sans doute droit à des explications. Elle recevrait tout son courrier à la foisc

— Et voilà Jane, lui dit oncle Denys.

Il lui montra une photo. Ari jouait avec d’autres gosses, près d’une belle femme brune qui avait la bouche et les yeux de sa maman mais qui était bien plus jeune qu’elle. Et Ari devait avoir cinq ou six ans. Un bébé. Maman avait donc eu une autre Ari avant elle.

Et elle fut jalouse de cette petite Ari qui avait connu sa maman quand elle était si jolie. Elle ne souffrait plus d’avoir été abandonnée mais sentait à nouveau sa gorge se serrer.

Oncle Denys se pencha vers elle et l’attira contre son épaule.

— Je sais. Je sais, Ari. Je suis désolé.

Elle le repoussa et tira l’album devant elle, pour étudier cette photo dans ses moindres détails : les vêtements de maman et ceux d’Ari, les preuves que ce n’était pas un épisode oublié de son existence. Tout était trop démodé pour que ce fût le cas.

— Et voilà Giraud, dit oncle Denys qui désignait de l’index un garçon dégingandé.

Il ressemblait à tout le monde et à personne. À le voir, nul n’aurait pu croire qu’il deviendrait un jour si méchant. Il faisait penserc à un enfant, rien de plus.

Elle tourna la page : Ari, sa maman, un tas d’adultes.

Puis elle, en compagnie de Florian et de Catlin. Mais c’était impossible, car le décor était celui de la Reseune de l’ancien temps.

Un frisson glacial la parcourut, comme quand Cheval l’avait désarçonnée. Elle eut peur et regarda ses azis, pour voir leur réaction.

Ils ne posèrent aucune question. Ils ne voulaient rien demander. Ils respectaient les usages et ne se seraient jamais permis d’interrompre oncle Denys, mais Ari les savait déconcertés et bouleversés car ils étaient devenus très azis et attentifs.

Et elle ne pouvait même pas prendre la main de Florian pour le rassurer, à cause de son plâtre.

— Les reconnais-tu ?

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

Elle bouillait de colère. Tout cela était absurde et effrayant. Florian et Catlin avaient peur, eux aussi.

— Tu n’es pas la seule à être revenue parmi nous, déclara Denys d’une voix douce. Il y a eu une autre Catlin et un autre Florian. Ils appartenaient à la première Ari, qu’ils ont protégée toute leur vie. Tu me comprends, Florian ? Et toi, Catlin ?

— Non, ser, répondit Florian.

— Non, ser, répéta Catlin. Mais c’est logique.

— Qu’est-ce qui est logique ?

— Nous sommes des azis, et il est possible de nous reproduire à de nombreux exemplaires, précisa-t-elle comme s’il n’existait rien de plus évident.

Mais je suis une CIT,pensa Ari, bouleversée. C’est bien ce que je suis, n’est-ce pas ?

— Vous êtes des Alpha, déclara oncle Denys. Et dupliquer des Alpha est difficile. Vous évoluez très vite, mais il est exact que vous recréer pose moins de problèmes que lorsqu’il s’agit d’un CIT. Tout simplement parce que les azis reçoivent très tôt des bandes spécifiques. Éduquer Ari a étéc plus délicat.

M’éduquer. M’apprendrec quoi ? Pourquoi ?

Mais elle le savait. Elle comprenait tout, à présent. Oncle Denys expliquait ce qu’elle était en réalité, sans s’adresser à elle mais à Florian et Catlin parce que les azis assimilaient plus facilement de tels concepts.

Sais-tu ce qui différencie un azi d’un CIT ?lui avait demandé maman, le jour où elles étaient allées voir les nouveau-nés.

Je croyais le savoir.

Denys ne paraissait pas décidé à tourner la page.

— M’as-tu compris, Ari ?

Elle ne dit rien. Lorsqu’on se sentait dépassé par la situation il valait mieux laisser quelqu’un d’autre se ridiculiser à sa place, sauf si nul ne connaissait la question qu’il convenait de poser.

Mais oncle Denys savait. Il essayait de lui faire comprendre quelles révélations contenaient ces photos.

— Ta maman t’a enseigné certaines choses, et je dois à présent la remplacer. Tu es une CIT, ne va pas t’imaginer le contraire. Tu as une personnalité qui t’est propre, Ari, au même titre que Florian et Catlin. Il n’a pas été facile de parvenir à ce résultat. La première Ari était une petite fille exceptionnelle, et tu acquiers ses capacités et tout ce qu’elle a possédé. Ce dernier point est très important. Les contrats de Florian et de Catlin sont des éléments de ce qui te constitue, parce que vous êtes destinés à rester ensemble et qu’il ne serait pas juste de les exclure de ta vie. Tu détiens la majorité des actions de Reseune, ce qui fait de toi quelqu’un de très riche, et nous n’avons pas le moindre doute sur ton identité. Mais je t’ai déjà dit que nous avons des ennemis. Certains de ces individus malintentionnés voudraient s’approprier des choses qui t’appartiennentc parce qu’ils ignorent jusqu’à ton existence, comprends-tu ? Ils croient qu’Ari est morte et qu’ils peuvent prendre tout ce qu’elle avaitc et qui est à toi, désormais. Sais-tu ce qu’est un procès ? Sais-tu ce que veut dire « intenter une action en justice » ?

Elle secoua la tête, les idées embrouillées par ses propos. Il lui apprenait trop de choses à la fois, dans trop de domaines différents.

— Tu sais qui sont les juges, n’est-ce pas ?

— Ouic Les seri qui sont dans les tribunaux et qui étudient des enregistrements avant de libérer les prévenus ou de les envoyer dans un hôpital.

— Je parle d’une affaire civile, Ari, pas criminelle. Ces juges tranchent les litiges et établissent par exemple qui est le légitime propriétaire d’un patrimoine. C’est une action de ce genre que nous avons engagée devant la Cour Suprême de Novgorod, afin d’empêcher tes adversaires de te prendre tout ce que tu possèdes. Nul n’a le droit de s’approprier ce qui a déjà un légitime propriétaire. Le problème, c’est qu’on ignore que tu existes. Tu devras donc te présenter devant ces juges pour leur prouver que tu es Ari et que tu as le droit de porter son matricule-CIT.