— C’est horrible, quand je pense que le docteur ne veut même pas que je monte, quand je pense à ce malheureux enfant en train de m’appeler, en train de souffrir, et qu’on m’interdit d’aller soigner.
Mais déjà Rita avait couru à la cheminée, elle appuyait sur un timbre qui devait correspondre avec l’office puisque quelques instants plus tard la femme de chambre apparaissait.
Rita bondit sur elle :
— Vous êtes une misérable, allons, avouez, c’est vous qui avez introduit votre amant, des apaches, je ne sais qui, c’est vous qui avez…
— Seigneur Dieu, madame, mais je jure bien à madame que non, que je suis une honnête fille. Ah peut-on dire des choses pareilles. On n’a qu’à aller aux renseignements sur moi. Le bureau de placement dira bien qui je suis. Madame ne peut pas croire…
— Alors, répondait Rita, qui, de rage déchirait entre ses doigts son fin mouchoir de batiste, alors, si ce n’est pas vous qui avez introduit les coupables volontairement, c’est vous quand même qui êtes responsable de ce qui est arrivé. Vous avez dû laisser traîner vos clefs quand vous êtes sortie, vous avez dû laisser la porte ouverte.
— Mais non, madame, mais non.
— Taisez-vous donc, l’interrompit-elle, je les connais les domestiques, je sais de quoi ils sont capables.
Juve voulut s’interposer :
— Vous avez tort, madame, faisait-il, d’un ton conciliant, cette pauvre fille n’est pour rien dans ce qui est arrivé.
— Je sais ce que je dis, reprit Rita d’Anrémont. On n’a pas pu s’introduire ici sans la complicité ou sans la négligence de cette fille. C’est absolument certain, c’est indiscutable. Que ce soit donc par négligence ou par complicité volontaire qu’elle a laissé introduire les misérables qui ont cambriolé et voulu tuer ici, elle en est responsable.
Adèle, cette fois, avait éclaté en sanglots :
— Madame, murmurait la jeune bonne, ne peut pas penser ce qu’elle dit.
— Je le pense si bien que je vous chasse, répondait Rita de plus en plus furieuse. Allez vous faire pendre ailleurs, ma fille, et vite, vite. Partez, je ne sais pas ce qui me retient.
Juve de nouveau dut s’interposer.
***
À six heures du soir seulement, Juve quitta l’hôtel ou il venait d’enquêter sans grand succès. Il était épuisé. La curiosité ne nourrit pas. Il n’avait ni déjeuné ni dîné, il ne s’était pas reposé une seconde, mais il continuait à penser à la Villa Saïd. L’enquête se poursuivait sous la demi calvitie du policier.
— Qu’est-ce que tout cela veut dire ? songeait-il. Et pourquoi surtout Rita d’Anrémont a-t-elle chassé sa femme de chambre avec une si grande précipitation ? Je n’aime décidément pas beaucoup l’histoire de cette femme à peine blessée alors que son jeune amant est terriblement atteint, et puis, on ne se débarrasse pas d’une domestique contre qui on ne relève rien de suspect. Il y a décidément quelque chose de louche dans tout cela, et je crois bien que M me Rita d’Anrémont aura bientôt l’occasion de répondre à mes questions.
5 – POUR LE GAZ
— Maman, maman, c’est pour le gaz.
Quatre à quatre, une fillette de cinq ou six ans grimpait jusqu’au sommet de l’escalier étroit qui desservait les nombreux logements du 150 de la rue de la Liberté.
C’était un grand immeuble isolé au milieu des terrains vagues qui dominent Paris. De ses fenêtres, on avait une vue superbe sur la ville entière. Mais ce matin-là, nul parmi les habitants ne se préoccupait de regarder le panorama qu’un soleil de printemps rendait radieux.
Il était huit heures et l’activité régnait dans la maison. C’était jour du terme et les enfants partaient à l’école comme tous les autres matins.
Le renseignement fourni par la fillette qui montait au sixième avait été comme un cri d’alarme jeté dans l’immeuble et, à chaque étage, des portes s’entrebâillaient, puis se refermaient bruyamment, on entendait de vagues protestations, des plaintes courroucées, des injures.
Indifférent, un jeune homme blond au visage intelligent montait lentement derrière la petite fille.
Une vieille femme aux cheveux gris, ébouriffés, aux yeux chassieux encore tout gonflés de sommeil, s’en vint ouvrir :
— Quoi c’est qu’il vous faut ? interrogea-t-elle, d’un air de méfiance.
L’employé toucha sa casquette galonnée d’argent aux armes de la Ville :
— C’est pour le compteur, dit-il.
— C’est que je n’ai peut-être pas tout à fait la somme rapport à ce que c’est le terme aujourd’hui.
— Ne vous inquiétez pas, je ne viens pas pour l’encaissement.
— Oh alors, donnez-vous donc la peine d’entrer.
L’employé pénétra dans une sorte de galetas misérable, découvrit le compteur dans une petite cuisine obscure, derrière un tas de chiffons, sous des papiers graisseux, puis monta à l’étage au-dessus où il procéda aux mêmes formalités.
— Je suis inspecteur de la Compagnie, avait-il dit à la mère de la petite fille, et comme celle-ci lui faisait observer que, la veille déjà, un inspecteur du gaz était venu relever le chiffre de consommation, l’homme expliquait sans se troubler :
— Je le sais bien. Mais voilà, j’inspecte les inspecteurs.
Comme il redescendait, il s’entendit appeler :
— Hé là, l’homme du gaz, s’il vous plaît ?
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— C’est-y que vous pourriez me faire envoyer deux hectolitres de poussier à un franc quat’sous ?
— Deux hectolitres de poussier, mais, c’est au marchand de charbons.
Il s’interrompit, la ménagère penchée sur la rampe de l’escalier le regardait surprise :
— On dirait que ça vous étonne. Elle ne vend donc plus de charbon, votre Compagnie ? Jusqu’à présent, c’est toujours chez vous que je me fournissais.
L’homme bafouilla :
— Je vous demande pardon, j’étais distrait, je ne faisais pas attention à ce que vous me disiez. Ça va bien, je vous enverrai le charbon.
Cependant que la mère de famille rentrait dans son logement, l’inspecteur distrait descendit les étages, gagna la rue. Quittant la rue de la Liberté, il s’engagea dans le passage de la Renaissance qui mène à la rue de la Mouzaïa. Curieusement, il considérait la double rangée de petites maisons basses, précédées d’un jardinet qui caractérisent et donnent un aspect de banlieue à ce passage peu fréquenté par les Parisiens élégants et dans lequel vivent, entassées les unes sur les autres, des familles d’ouvriers et de petits employés.
Tout en avançant, il songeait :
— Décidément, je suis un mauvais inspecteur et je vais faire perdre quarante-huit sous à la Compagnie.
Soudain, alors qu’il arrivait à l’extrémité du passage, l’inspecteur du gaz sentait qu’on lui frappait sur l’épaule. Il se retourna et tressaillit. Son interlocuteur, homme d’une cinquantaine d’années, au visage rond et hirsute, le salua d’un amical :
— Bonjour, monsieur Fandor.
Et le journaliste – car c’était lui qui se promenait ainsi, coiffé d’une casquette de fonctionnaire du gaz – reconnut à son tour le chemineau Bouzille :
— Bouzille, par exemple, si je m’attendais à te voir par ici. Voilà qui n’est pas ordinaire. Qu’est-ce que tu deviens ?
Bouzille hocha la tête. Il considéra le journaliste d’un air énigmatique, puis, gonflant la poitrine et se redressant pour se donner de l’importance, il répondit :
— Eh bien voilà, fit-il, je suis dans le commerce.
— Ah, ah, fit Fandor, Bouzille dans le commerce, quel commerce ?
— Je suis dans l’alimentation et dans le vice.
— Cette rubrique-là, ne figure pas au Bottin, mais c’est dégoûtant Bouzille, de l’avouer avec un tel cynisme. Alors, comme ça vous donnez à manger aux repus et vous servez de louche intermédiaire à l’assouvissement de leurs passions ? C’est du moins ce que je crois comprendre.
— En effet, monsieur Fandor.
Bouzille frappa sur ses poches :
— À gauche, alimentation, expliqua-t-il, à droite, le vice.