Dans cette pièce, le spectacle était lamentable.

Affaissée sur un fauteuil, Alice Ricard sanglotait, accablée, désespérée, mordant rageusement un fin mouchoir de dentelle.

Devant elle, Fernand Ricard se promenait de long en large, faisant les cent pas, l’air farouche, les poings fermés, bousculant les meubles, en proie à une colère tragique.

À l’apparition du chef de la Sûreté, Fernand Ricard s’arrêta net.

— Alors, demandait-il, j’imagine que vous allez me répondre. Oui ou non, m’arrêtez-vous ?

M. Havard mit le chapeau à la main :

— Au nom de la loi, disait-il, je vous mets en état d’arrestation, M. Fernand Ricard, et vous M me Alice Ricard. En conséquence, veuillez me suivre.

— Nous sommes innocents, clama le courtier en vins. Je ne sais pas, je ne veux pas savoir pourquoi vous nous arrêtez. Mais ni ma femme, ni moi, n’avons rien à nous reprocher.

— En conséquence, veuillez me suivre, répéta M. Havard.

— En conséquence, je proteste, répondit le courtier, et j’entends…

Michel s’avança vers le courtier :

— Suivez-nous de bonne grâce, conseilla-t-il. Ne nous forcez pas à vous mettre les menottes, voyons…

La menace produisit son effet habituel :

— Soit, je vous accompagnerai.

Fernand Ricard s’approcha de sa jeune femme qui sanglotait toujours.

— Alice, appela-t-il, lève-toi, viens, sois courageuse ! Tout cela est stupide, et nous ne devons pas nous en inquiéter. Au surplus, il vaut mieux que la lumière soit faite, cela fera taire les médisances.

Fernand Ricard parlait maintenant avec un grand sang-froid. Il semblait avoir retrouvé tout son calme. Quant à sa femme, aux paroles de son mari, elle cessa de sangloter. Mais c’est à la façon d’un automate qu’elle se leva.

— Puis-je lui donner le bras ? demanda d’un ton hautain le courtier en vins.

— Assurément, s’empressa de répondre Juve. D’ailleurs une voiture vous attend.

Le policier, tout en disant cela, regardait avec inquiétude M. Havard, mais le chef de la Sûreté confirmait ces paroles.

— Naturellement, disait-il, il y a une voiture à la porte.

Fernand Ricard prit le bras de sa femme, et, devançant les policiers, sortit de sa maison.

Hélas, à peine le couple était-il apparu sur le perron de la villa, qu’une clameur formidable le saluait. Pendant la courte scène qui venait d’avoir lieu, la foule s’était encore accrue. Il y avait près de cinq cents personnes maintenant qui hurlaient :

— À mort, à mort ! Tuez-les, puisqu’ils ont tué ! Donnez-les-nous !

M. Havard lui-même en fut impressionné.

— Pressons-nous, murmurait-il, en poussant Fernand Ricard et sa femme sur les banquettes d’une Victoria de louage. Pressons-nous ou nous nous ferons écharper.

M. Havard se tenait debout sur l’un des marchepieds de la voiture, Juve était sur l’autre, Fandor avait sauté sur le siège.

— En avant, commanda le chef de la Sûreté. Gendarmes, encadrez-nous.

L’escorte se massa, puis partit.

Le lugubre voyage commençait pour les époux Ricard. Tant que le cortège, en effet, se trouvait hors de Vernon, cela allait encore à peu près. Mais à peine entrait-on dans la ville même, que les cris redoublèrent. Tous les habitants de la petite localité s’étaient massés sur le passage des prisonniers. Les époux Ricard, que la veille encore, on saluait très bas, devaient entendre mille personnes leur vociférer des injures, en leur montrant le poing.

À la gare, ce fut pis encore.

La cour était noire de monde, les cerveaux se montaient. En dépit des gendarmes, le peuple se rua vers les prisonniers.

— Tiens donc, sale garce ! hurlait un ouvrier.

Et Juve eut tout juste le temps de détourner un poing levé sur la malheureuse Alice Ricard, plus morte que vive. À cet instant, Fandor, cependant, sauva la situation.

Le journaliste empoigna le cheval d’un gendarme par la bride et le força à reculer vers la foule.

Il excitait en même temps la bête qui, se cabrant, pointant, ruant, fit beaucoup mieux reculer le peuple que toutes les objurgations des représentants de l’autorité.

— Vite, vite ! criait M. Havard.

Le chef de la Sûreté profitait de la manœuvre de Fandor. Aidé de Juve, qui portait Alice Ricard plus qu’il ne la traînait, tandis que lui-même soutenait Fernand, M. Havard se jetait dans la gare. Quelques secondes plus tard, les prisonniers étaient en sûreté dans le bureau du chef de gare, un brave homme épouvanté par l’aventure :

— Attention, recommandait alors Juve, ces gens-là sont capables d’enfoncer les portes !

Juve sortit du petit bureau, allait commander aux gendarmes une manœuvre définitive.

— Ayez l’air de vous porter vers la gare de marchandises, dit-il. Ces imbéciles vont croire qu’on va conduire les prisonniers par là, ils vous suivront et nous aurons la paix.

Juve s’épongea le front, car il avait fort chaud, et semblait très énervé. Il revint cependant retrouver M. Havard, demeuré avec les prisonniers.

— J’espère que j’ai détourné la fureur populaire, annonça-t-il. Mais sapristi, patron, vous m’avez fait peur, les arrestations en public vous savez…

Juve se mordit les lèvres car, sans y penser, il allait donner un blâme à son supérieur.

Par bonheur M. Havard pensait à tout autre chose :

— Hein Juve, clamait-il orgueilleusement, voilà qui doit vous donner une rude leçon de modestie ! Je crois que l’hypothèse de la fugue, votre hypothèse, serait joliment mal accueillie par la population. Voyez-vous la fureur populaire ?

Mais Juve haussait les épaules :

— Ne m’en parlez pas, disait-il. C’est honteux de s’acharner ainsi sur des malheureux.

Au même instant, Fandor tira sa montre et, pitoyable, renseigna Fernand Ricard :

— Vous avez encore quatre minutes à attendre, le train passe à six heures vingt-huit.

Mais, comme pour démentir les paroles de Fandor, un grand bruit secouait à ce moment la paisible petite gare de Vernon.

— Qu’est-ce que c’est ? demandait Fandor.

— Le train de Paris, répliqua Juve.

Le policier, toutefois, était inquiet.

Il pensait toujours aux manifestations possibles, aussi ajoutait-il :

— Monsieur Havard, si vous le voulez bien, je vais aller voir ce que font les gendarmes ?

— Allez Juve.

Prudemment, Juve quitta le bureau du chef de gare. Il faisait alors trois pas sur le quai de la station où commençaient à défiler les voyageurs arrivant de Paris, et soudain Juve s’arrêtait, levait les bras au ciel, poussant un véritable hurlement :

— Ah nom de nom !

Or, l’exclamation de Juve était faite sur un ton si tragique, que tous ceux qui se trouvaient à quelque distance s’immobilisaient, s’arrêtant net.

Quant au policier, après avoir levé les bras au ciel, il s’était repris à courir, livide, affolé, ayant véritablement l’air d’être frappé de démence.

Où courait Juve ?

M. Havard et Fandor, qui avaient tout juste entendu le cri du policier et reconnu sa voix, sortaient à leur tour du bureau du chef de gare. Ils ne quittèrent pas leurs prisonniers, mais ils cherchaient à voir ce que faisait Juve. Et alors, à peine avaient-ils regardé, que M. Havard et Fandor s’élançaient en avant, semblant oublier complètement qu’ils avaient deux inculpés à surveiller.

Que se passait-il donc ?

Fandor et M. Havard venaient de voir Juve s’élancer au collet d’un gros homme qu’il avait empoigné des deux mains et qu’il interrogeait la voix haletante.

Ce gros homme, M. Havard et Fandor le reconnurent en même temps. Tous deux criaient son nom d’une voix stupéfiée, ahurie, d’une voix de rêve.

— L’oncle Baraban, c’est l’oncle Baraban ! dit Fandor.

Et M. Havard répéta :

— Oui, c’est l’oncle Baraban, c’est bien le mort !

Un quart d’heure plus tard, une scène curieuse se déroulait dans le bureau du chef de gare.

M. Havard était effondré sur une chaise, les bras ballants, la bouche ouverte, en apparence frappé de stupeur.