Ne venait-il pas de lui rendre une enveloppe où soi-disant il y avait cinquante mille francs d’enfermés ?
Cela faisait penser à Juve que tout bon sentiment n’était pas mort dans l’âme du bandit qu’il entretenait.
Ce chef, qui était capable d’un tel acte de probité, ce chef-là était « quelqu’un » et intriguait de plus en plus Juve, de plus en plus lui devenait sympathique.
La misère des Grouilleurs paraissait d’ailleurs à Juve comme effroyable de plus en plus. Les premières fois, en effet, où le policier s’était introduit dans le repaire, il avait alors éprouvé trop d’émotions diverses, trop de surprises multiples pour pouvoir bien examiner les lieux.
Rien ne l’en empêchait ce jour-là. Juve examinait donc avec des regards d’épouvante le souterrain si pauvrement aménagé où cantonnaient ces hommes qui étaient des bandits et qui avaient respecté son dépôt.
— Les étranges individus ! pensait Juve.
Mais, en vérité, le policier ne s’était pas rendu à l’Enfer simplement pour s’apitoyer ou s’étonner à propos de l’honnêteté des Grouilleurs.
Juve, en réalité, avait un peu espéré qu’il rencontrerait là ce Fantômas qu’il poursuivait depuis toujours et qu’il espérait bien enfin dompter, abattre, vaincre.
La vue du repaire vide, ou presque vide, le désillusionnait.
Fantômas, sûrement, n’était pas dans le bouge à cette heure ! Il était probable même qu’il n’y viendrait pas, car si les Grouilleurs étaient dehors, c’était qu’ils étaient partis en expédition, c’était qu’ils effectuaient une quelconque de leurs terribles et sinistres besognes.
Juve songeait déjà à se retirer et venait de se lever, lorsque le chef l’arrêtait d’un geste :
— Écoute, Job Askings, déclarait le vieillard, j’ai une grâce à te demander.
— Laquelle ? fit Juve assez surpris.
— J’ai une prière à t’adresser, reprenait le chef, et je te l’adresse de tout mon cœur, de toute mon âme, en toute humilité.
— Parle ! fit encore Juve.
Mais ce début était si extraordinaire que Juve, à cet instant, fronçait les sourcils, se demandant s’il ne cachait point quelque piège, s’il n’allait pas apprendre quelque terrible nouvelle.
Le chef dit, baissant la voix :
— Je voudrais te parler, mais te parler seul à seul. Ici, mes compagnons nous écoutent. Veux-tu venir ?
Le vieillard faisait un pas vers le fond du souterrain. Juve tressaillit plus encore.
— Ah çà, il veut m’entraîner !… Est-ce que, par hasard… ?
Et Juve songea qu’il était peut-être victime d’une extraordinaire et savante comédie.
Qui prouvait que les Grouilleurs, en effet, n’avaient pas été prévenus par Fantômas ?
Qui prouvait qu’ils n’avaient pas vérifié le contenu de l’enveloppe bourrée de papiers quelconques ?
Peut-être l’avait-on bien reçu pour endormir sa méfiance !…
Peut-être le chef inventait-il le prétexte d’une confidence tout simplement pour mieux endormir encore ses soupçons, le conduire au fond de la caverne, et là, certain qu’il ne pourrait se défendre, certain que ses cris et ses appels ne pourraient être entendus, le faire égorger, le faire abattre comme un chien !…
Juve, en un instant, songea à tout cela. Il rougit cependant de honte.
— Mon Dieu, pensa Juve, ces pensées qui me viennent à l’esprit ne sont guère dignes de moi !… Les Grouilleurs, après tout, ont été fort honnêtes à mon égard, je n’ai pas le droit de les accuser de bassesse.
Et, réellement victime d’un point d’honneur que son intelligence condamnait, Juve accepta.
— Je te suivrai où tu voudras, chef. Allons causer où bon te semblera !
— Viens, Job Askings ! dit le vieillard.
Les deux hommes longèrent l’égout, le vieillard guidait Juve et menait le policier à une sorte de renforcement qui avait toutes les apparences d’un cachot.
— Allons ! je suis joué ! pensa Juve.
Et le policier songeait que son browning comportait tout juste six balles, que lorsqu’il aurait tiré ces six coups il serait désarmé, à la merci de ceux qui allaient se jeter sur lui…
Or le chef, entré dans la pièce derrière le faux Job Askings, ne faisait nul mouvement inquiétant. Alors que Juve s’attendait à le voir brusquement appeler, alors qu’il se préparait à voir surgir une bande de Grouilleurs prêts à faire bon marché de sa vie, Juve voyait au contraire le vieillard frémir, joindre les mains dans un geste de supplication.
— Je suis pauvre, déclarait le chef des Grouilleurs ! Je suis très pauvre, Job Askings, et ce que je vais te demander, c’est la richesse…
— Parle ! répéta Juve.
Mais cette fois encore le policier s’inquiétait.
Il se rappelait parfaitement qu’il avait annoncé aux Grouilleurs qu’il avait du « pèze », qu’il y avait cinquante mille francs dans l’enveloppe qu’il leur avait confiée. Sans doute, on allait lui demander quelque argent !…
Et Juve, qui possédait tout juste quelques billets de cent francs sur lui, songea encore une fois qu’il allait être pris de court.
Le chef des Grouilleurs pourtant, ne semblait nullement songer à demander l’aumône.
Il continuait d’une voix basse et d’une voix fière aussi :
— C’est bien la richesse que je vais te demander ! Job Askings ! je ne vais pas te la demander pour moi, je vais te la demander pour mon fils. Tu m’écoutes ?
— Je t’écoute ! dit Juve.
Le chef des Grouilleurs reprit :
— Je sais, Job Askings, que tu es en Angleterre le plus grand des pickpockets. On t’appelle le Roi des voleurs, comme on appelle Fantômas le Roi du crime. Il n’est rien de difficile pour toi, il n’est rien qui soit trop délicat pour ton audace. Tu peux tout ! Tu réussis tout ce qu’il te plaît d’entreprendre… Eh bien, Job Askings, voilà ce que je veux te supplier de m’accorder : mon fils est courageux, adroit, pourtant, il ne saurait prétendre à t’égaler, même de loin. Veux-tu être son maître ? Veux-tu lui donner des leçons ? Veux-tu lui apprendre ta manière ?… Veux-tu être son chef ?
Et certes, à cet instant, Juve pensait à la fois éclater de rire et crier de stupéfaction.
Ah ! vraiment, la requête qu’on lui adressait à lui, Juve, qui était le roi des policiers, était plus qu’extraordinaire !
On lui demandait de dresser un voleur !… On le suppliait d’apprendre à un novice quelques-unes des façons ingénieuses dont il convient d’opérer pour dépouiller les passants !…
— Sang et tonnerre ! grommela Juve, comme ce pauvre vieux bonhomme place drôlement sa confiance !…
Cela le faisait sourire, mais cela l’inquiétait aussi pourtant.
Juve prit une seconde pour réfléchir avant de répondre.
— Voyons, se dit le policier, quel parti dois-je prendre ? Que dois-je faire ? accepter ou refuser ?
Juve, passant ces deux hypothèses en revue, se rendait compte qu’elles ne lui étaient favorables ni l’une ni l’autre.
Si par aventure Juve refusait de donner des leçons qu’on le sollicitait d’accorder, il risquait de perdre tout crédit chez les Grouilleurs, et ce crédit pouvait lui être utile.
Si, d’autre part, il acceptait de donner ces leçons, les pires événements pouvaient survenir.
— Fichue histoire ! grogna Juve. Du diable si je sais que dire !… D’autant que si j’accepte, ces animaux-là vont certainement se rendre compte qu’ils sont beaucoup plus habiles que moi !… Je ne sais pas voler, que diable !… Ils découvriront donc que je ne suis pas Job Askings !
Juve, à la vérité, lorsque Bouzille l’avait conduit la première fois à l’Enfer, lorsque l’idée lui était venue de se faire passer pour Job Askings, avait bien eu l’audace de commettre devant les Grouilleurs un premier vol, il avait dépouillé le chef de ses armes. Mais lorsque Juve avait agi ainsi, c’était à l’improviste ; on n’épiait pas ses gestes. Les choses, de plus, s’étaient présentées de façon assez facile.
Désormais, tout au contraire, il était évident qu’il allait lui falloir être d’une habileté consommée pour duper ceux qui prétendaient être ses élèves.