Quarante minutes après, Juve était habillé. Il consentait alors, pour ne point trop fâcher le vieux Jean, à dîner rapidement. Juve, toutefois, ne savourait pas le fameux gigot que le valet de chambre apportait sur la table avec un air de triomphe.

Juve était visiblement préoccupé, anxieux ou inquiet même.

— Il s’agit maintenant, murmurait-il, de jouer serré ! J’ai perdu un jour, mais cela n’a pas d’importance !

À la dernière bouchée, Juve, ayant avalé son café brûlant et pris un cigare, quitta la rue Tardieu.

Où allait-il donc ?

À coup sûr, Juve partait en expédition. Il partait même en expédition périlleuse, car il avait soigneusement vérifié le magasin de son browning et glissé des cartouches neuves dans cette arme fidèle.

Au bas de la rue Tardieu, Juve arrêta un taxi-auto :

— Menez-moi, commanda-t-il, au pont des Arts.

Une fois arrivé là, Juve quittait sa voiture et traversait la Seine. Le policier, quelque temps, flâna sur les quais, fumant toujours, paraissant attendre quelque chose ou quelqu’un. Juve, à ce moment, tout bonnement, attendait que la nuit se fût faite obscure, que les quais fussent entièrement déserts. C’était seulement lorsqu’on commençait à ne plus voir clair, lorsqu’il devenait impossible de distinguer du parapet des trottoirs, l’extrémité des berges, que Juve se hasardait à y descendre.

Mais où allait donc le policier ?

Juve, tout bonnement, retournait à l’Enfer. Il lui fallait, en vérité, une dose d’audace extraordinaire pour affronter ainsi à nouveau les Grouilleurs !

Mais ce n’était pas l’audace qui manquait à Juve.

Le policier, d’ailleurs, n’avait-il pas quelque raison secrète pour agir ainsi ?

Juve n’était cependant pas homme à se risquer au hasard. Il n’était point homme non plus à reculer devant une tentative qui pouvait avoir des résultats profitables.

Juve, comme s’il eût fait la manœuvre la plus simple et la plus ordinaire du monde, s’avança jusqu’au bord de la berge.

À nouveau, il se laissa glisser au-dessus du fleuve, à nouveau il heurta du pied les vantaux de la porte.

Et la scène classique recommença.

— Qui c’est qu’est là ? répondait une voix à l’intérieur. Il n’y a plus une place, c’est complet !

— Complet à l’intérieur, c’est possible, répondit Juve, mais à l’impériale, c’est à volonté !

La porte de l’Enfer tourna, puis se referma sur Juve, qui pénétrait dans le repaire.

Une exclamation stupéfiée l’accueillit :

— Job Askings !… Comment ! c’est toi !

— C’est moi, dit Juve de son ton de voix tranquille. Est-ce que vous ne m’attendiez pas ?

Et, à ce moment, Juve s’applaudissait d’être revenu.

Ayant eu la pensée que Fantômas, qu’il avait rencontré au cours de la nuit de lutte, connaissait les Grouilleurs et peut-être bien leur commandait, Juve en effet n’avait pas été sans inquiétude en décidant de se rendre au bouge.

N’était-il pas à craindre, en effet, que Fantômas eût averti les extraordinaires individus ?

N’était-il pas possible qu’il leur eût confié la vérité, qu’il leur ait dit que Juve avait été parmi eux, qu’il leur ait appris que le personnage de Job Askings était en réalité joué auprès d’eux par le roi des policiers ?

Si Fantômas, par malheur, avait parlé, il était évident que Juve ne serait point sorti vivant de l’Enfer. Ceux-là qui étaient les ennemis de la police, qui avaient délégué cinq des leurs pour aller, sans motif, se battre contre les agents, n’auraient certainement pas fait grâce à Juve !

Mais il était certain aussi que si Fantômas n’avait point parlé, Juve avait peut-être bien des choses intéressantes à apprendre de ces misérables.

C’était sans doute pour cela que Juve s’était rendu chez les Grouilleurs.

— Est-ce que vous ne m’attendiez pas ? demandait-il.

Le vieux chef, qui s’était levé pour avancer à la rencontre du policier, se courba littéralement en deux !

— Si fait, répondait-il d’une voix calme, et sans le moindre étonnement, je t’attendais, moi, Job Askings ! Je n’oubliais pas, en effet, que j’avais un dépôt à te rendre…

À ce moment, Juve tressaillit.

Il avait complètement oublié, en effet, qu’il avait confié aux Grouilleurs une enveloppe bourrée de vieux papiers qui devait soi-disant contenir une liasse de cinquante billets de mille francs.

Juve l’avait oublié, mais les Grouilleurs s’en souvenaient.

Le policier fut fort ému de l’aventure.

— Sapristi, pensa-t-il, très étonné, on se croirait chez les plus honnêtes gens du monde !… D’autant plus qu’à coup sûr ils n’ont pas ouvert l’enveloppe, car, s’ils l’avaient ouverte, ils se seraient aperçus que je me suis moqué d’eux et, certainement, j’aurais à m’en repentir !

Le vieux chef, toutefois, s’était reculé. Il fouillait désormais dans la paillasse, il en tirait une enveloppe qu’il tendait à Juve.

— Voilà ton dépôt, disait-il, je suis heureux de te le remettre intact. Tu peux compter si tu veux…

Mais Juve refusait, et pour cause.

— J’ai confiance en toi, dit-il, les pègres comme nous ne se volent pas…

— Tu l’as dit ! fit le vieillard.

L’Enfer était, ce soir-là, presque solitaire.

Juve, qui continuait à regarder curieusement le repaire, notait qu’il s’y trouvait fort peu de bandits. Les autres étaient sans doute en expédition, Juve interrogea :

— Au fait, comment s’est terminée la bagarre de l’autre jour ?

Juve interrogeait le chef, curieux de connaître la sincérité dont il pouvait faire preuve. Juve savait fort bien, en effet, comment l’échauffourée avait pris fin. Il s’était renseigné à ce sujet dès le lendemain à la préfecture, où nul n’avait pu croire ni même soupçonner qu’il avait joué un rôle dans l’affaire ; il parlait donc simplement par véritable curiosité.

Le vieux chef, pourtant, en écoutant la question de Juve, avait douloureusement tressailli :

— Ce fut une terrible aventure ! déclarait-il. Trois des nôtres ont été poissés ; seuls mon fils et l’un de mes compagnons ont pu regagner l’Enfer !…

Le vieillard, ayant dit, se taisait quelques instants, comme écrasé sous le poids de ses réflexions.

— Ah ! la rousse ! la rousse ! déclarait-il soudain avec une expression de sombre énergie, comme je la hais !… Comme je voudrais m’en venger !

Il grinçait des dents désormais, il serrait les poings, subitement porté au paroxysme de la colère.

— Tu la hais ? demanda encore Juve. Pourquoi ? Elle ne te fait point de mal, puisqu’en somme elle vous laisse la paix à toi et à tes compagnons…

Or, à cette simple réponse de Juve, le vieillard haussait les épaules.

— La rousse ne me poursuit pas, oui, c’est vrai, disait-il, mais c’est parce qu’elle ne connaît pas l’existence de l’Enfer.

À ce moment, Juve voulut au hasard tenter une enquête.

— C’est toi qui le dis, fit-il ironiquement. Mais crois-tu qu’aucun inspecteur de la Sûreté ne soit en mesure de dénoncer l’existence de ta bande ?

— Non, répondait le vieillard ; la rousse n’hésiterait pas sans cela, et d’ailleurs j’ai des renseignements qui me prouvent que personne ne soupçonne cet égout.

À ce moment, Juve tressaillit.

À quels renseignements faisait allusion le Grouilleur ? Qui pouvait l’avoir documenté ?

Juve n’eut pas besoin de questionner encore.

Le maître de l’Enfer ajoutait en effet :

— C’est Trois-et-Deux qui me l’a dit !

Et Juve, qui ne connaissait pas Trois-et-Deux, nota ce nom, tout en se promettant d’en tirer parti.

Un quart d’heure après cependant, Juve, qui s’était assis sur la paillasse, s’entretenait encore amicalement avec le chef des Grouilleurs. Celui-ci, qui était toujours persuadé qu’il avait affaire à Job Askings, c’est-à-dire au Roi des voleurs, traitait son hôte avec un visible respect, avec une correction parfaite.

Juve, de son côté, ne se sentait point le courage de brusquer le vieil homme. Juve était trop honnête, trop philosophe aussi, en effet, pour n’avoir pas été frappé par l’extraordinaire probité dont le Grouilleur avait en somme fait preuve en sa faveur.