— Ça va bien, Peau-de-Zébi, on a compris, répliqua le garçon qui semblait faire fonction de concierge.

Mahamoud s’enfonça dans la nuit, à grands pas et rapidement il atteignit l’extrémité de l’avenue.

Il s’arrêta à la petite grille qui empêche, sitôt la nuit venue, l’accès du Parc de Montsouris. Mahamoud quelques instants regarda autour de lui, pour s’assurer que nul ne l’épiait. Puis s’étant rendu compte qu’il était seul, avec la souplesse d’un chat ou pour mieux dire, d’un acrobate exercé, il bondit par-dessus cette grille et s’introduisit dans le jardin. Là, Mahamoud se mit à longer les massifs, marchant précautionneusement sur l’herbe et la terre, évitant les allées sablées, pour ne point faire de bruit, et sans doute ne pas éveiller l’attention des gardiens, si d’aventure il s’en trouvait dans le jardin public. L’Algérien marcha pendant quelques minutes, puis, avisant un bouquet d’arbres au milieu d’une pelouse, il le gagna sans la moindre hésitation. Tandis que le marchand de nougat effectuait cette étrange promenade, la receveuse de la gare du chemin de fer de Sceaux délivrait pour le dernier train, deux billets de troisième classe à un grand diable d’individu flanqué d’un vieillard, à longue barbe blanche.

Ce voyageur avait demandé s’il pourrait obtenir à Sceaux-Ceinture la communication avec le train circulaire qui passait en gare de Montrouge, à minuit cinquante.

— Je le crois, monsieur. Mais vous savez que la correspondance n’est pas garantie.

Quelques instants plus tard, le train venant de la station souterraine du boulevard Saint-Michel entrait en gare, prenait ces deux voyageurs et s’engageait sur le remblai qui traverse le parc de Montsouris.

Avant d’arriver à Sceaux-Ceinture, au moment où le convoi ralentissait, les deux hommes se laissèrent glisser de leur compartiment, à contre-voie, puis, bénéficiant de l’obscurité, se glissèrent le long des rails et partirent en courant dans la direction opposée à celle du train. Ils n’allèrent pas loin. Soudain ils obliquèrent à gauche, enjambèrent la clôture qui sépare la voie du chemin de fer des fourrés du parc de Montsouris et s’introduisirent dans le jardin obscur.

— Ça va-t-il, père Grelot ? interrogea le plus jeune des deux hommes.

— Ça va toujours, l’Élève, répliqua en grommelant le vieillard à la grande barbe blanche. N’empêche, poursuivit-il, que sur ces sales cailloux du « balastre » j’ai failli me tourner le pied. Enfin, pour mes soixante-douze ans, car c’est aujourd’hui mon anniversaire, je ne suis pas encore trop « ingambe ».

— Soixante-douze ans ? père Grelot, tu dois nous monter le cou. Probable que tu comptes doubles les années passées à Londres.

— T’as toujours le mot pour rire, fils, mais tu pourras causer lorsque tu en auras vu autant que moi. Il y a vingt-trois ans, lorsque j’étais à la prison de Montpellier…

Mais, d’un « chut » énergique, l’Élève interrompit son maître.

Il avait entendu du bruit dans les feuillages, et les deux hommes, inquiets, redoutant sans doute d’être surpris, s’étaient arrêtés net, se taisaient, retenaient leur souffle.

Le père Grelot prit son compagnon par le bras :

— Fils, dit-il, tu n’es qu’un imbécile de m’avoir fait peur. C’est un copain qui fait signe. Il doit déjà y avoir du monde à l’entrée du trou.

L’Élève, en avançant d’un pas, fit craquer sous son poids quelques brindilles de bois sec.

— Animal, maladroit, tu ne seras jamais qu’un apprenti. C’est pas la peine d’être mon élève, pour faire plus de bruit qu’un régiment ou qu’un autobus.

— Ça va bien père Grelot. Je comprends ces précautions lorsqu’il s’agit de s’installer dans une tôle, mais ici, on est tranquilles. Pas de danger qu’on rencontre des flics.

— Vaut toujours mieux se méfier.

Au moment où les deux hommes pénétraient sous les arbres, quelque chose s’agita à côté d’eux et, aux modulations du sifflet, succéda une voix qui disait :

— Salut vous autres, c’est Mahamoud.

Le vieillard et le jeune homme se nommèrent simultanément :

— Père Grelot.

— L’Élève, dit le fils.

Les trois hommes se serrèrent les mains, silencieusement. Puis, le père Grelot, toujours inquiet, interrogea :

— Pas de mouche, dans le voisinage ?

— Non, répondit l’Algérien, moi ai pu installer toute la mécanique pour descendre sans être dérangé.

Ils avancèrent encore de quelques pas avant de se pencher sur un trou noir creusé à fleur de sol et dont les bords étaient entourés de robustes parois métalliques.

Mahamoud, très leste, enjambait déjà le bord de la fosse, comme s’il allait se précipiter dedans. Mais sa main courut au préalable le long de la paroi métallique, et rencontra fixée à l’une des saillies du métal, une grosse corde solidement assujettie. Il la désigna à ses deux compagnons et leur fit palper dans l’obscurité le nœud robuste qui maintenait la corde à son point d’attache.

— Ça beau travail, déclara-t-il, porter dix hommes et jamais casser.

— Es-tu bien sûr ?

Mais l’élève se mit à rudoyer son maître :

— Dirait-on pas, père Grelot, que t’as les foies blancs à c’t’heure et que c’est le premier soir que tu dégringoles dans la salle de bal en passant par la cheminée ? Allons-y, Mahamoud, les aminches doivent se faire du mauvais sang à nous attendre.

Les trois hommes alors se livrèrent à une manœuvre aussi périlleuse qu’inattendue.

L’Algérien, le premier disparut dans le trou, s’agrippa à la corde et se laissa glisser. Au bout de quelques instants, on entendit sa voix très atténuée, semblant sortir des entrailles de la terre, qui disait :

— Amenez-vous, moi suis arrivé.

Le père Grelot, malgré ses soixante-dix ans, empoigna le cordage à son tour et, tout en grommelant, se laissa descendre dans la fosse, puis ce fut le long et maigre Élève qui lui succéda.

Quel était cet orifice étrange et où conduisait-il ? N’était-il donc pas connu des gardiens du parc et se pouvait-il qu’il existât en plein Paris, dans une promenade fréquentée, un tel repaire sans que l’administration en eût connaissance ? La chose eût été en effet impossible, si ce trou avait été clandestin. Mais il était connu, officiel, car la fosse par laquelle les trois bizarres personnages avaient disparu n’est autre que le tunnel creusé dans la terre et communiquant d’une part avec le parc de Montsouris, tandis que de l’autre il vient déboucher au sommet de la voûte de chemin de fer creusée dans le même parc.

Mahamoud, le père Grelot et l’Élève savaient, connaissant les heures, que le dernier train était passé. Désormais, ils étaient tranquilles jusqu’à cinq heures du matin. Ce tunnel, d’ailleurs, devait être un lieu de rendez-vous, car les trois hommes ne s’y trouvaient pas seuls.

De part et d’autre, par les deux extrémités, venaient de nouveaux personnages, qui sans doute, avaient emprunté tels ou tels itinéraires prescrits et prévus à l’avance, pour éviter, en un point quelconque, un encombrement qui aurait pu paraître suspect.

Le tunnel de Montsouris.

Ce passage souterrain servait en effet de lieu de rendez-vous à une certaine bande dont l’organisation encore ignorée de la police, était soumise à des règles très sévères.

Les membres de cette bande se rencontraient rarement ensemble, mais lorsque d’aventure ils étaient convoqués, si on leur ordonnait de se réunir dans le tunnel de Montsouris, c’était avec l’obligation de venir y tenir séance en pleine obscurité, de là le nom que les associés s’étaient donné : « Les Ténébreux ».

Qui donc dirigeait cette association, dont le but n’était évidemment pas de concourir pour le prix Montyon, mais, bien au contraire, de s’entendre pour accomplir toute la gamme des exploits, depuis d’insignifiants chapardages jusqu’aux plus épouvantables forfaits, et de s’arranger, de s’entendre, afin d’échapper dans toute la mesure du possible aux poursuites de la Justice ?