— Vous avez cette dépêche ?

— Non. Je ne l’ai pas.

— Elle est au presbytère ?

— Non, monsieur le juge. Elle est dans ma poche.

— Dans votre poche, mais alors.

— Pourquoi vous ai-je dit que je ne l’avais pas ? Mon Dieu, tout simplement parce que je ne voulais pas la montrer.

— Pourquoi ?

— Elle est de nature confidentielle.

— Monsieur l’abbé je ne vous comprends pas du tout.

L’abbé Jeandron réfléchit quelques secondes, puis déclara :

— Monsieur le juge, je suis venu à Saint-Calais pour pouvoir me rendre, ainsi que je vous l’ai déjà dit, à midi et quart, à la chapelle pour y écouter, en confession, un pécheur qui m’y avait donné rendez-vous. Ce pécheur je l’ai entendu. Je sais, maintenant, que si je vous fournissais le moindre renseignement, je manquerais gravement au secret. Je dois donc me taire, sur tout ce qui le concerne. Je puis en revanche, être moins discret sur ce qui ne regarde que moi. Vous me demandiez tout à l’heure l’emploi de mon temps. J’ai quitté Poncé hier soir, je suis arrivé à vingt heures, ici. Je me suis couché tout de suite. Ce matin, je me suis levé à sept heures, je suis tout de suite sorti. Je me suis rendu à la chapelle dont je vous ai déjà parlé, j’y ai dit ma messe. À midi et quart je recevais mon pénitent, que je quittais à deux heures et demie, puis je suis revenu à pied à l’hôtel. Et me voici. Je puis vous donner ma parole que je n’ai rien remarqué d’anormal dans la chambre voisine, ce matin à sept heures, sept heures trente, moment où je l’ai quittée. Après mon départ, je ne sais ce qui a pu se passer.

— Greffier, dit M. Morel, veuillez donc relire la déclaration faite tout à l’heure par M me Moutin.

Le greffier tourna et retourna des pages, ânonna des débuts de phrases, puis, enfin, lut la déposition de l’hôtelière :

« Comme je fais attention à ce que ma maison soit bien tenue, je m’arrange toujours pour être à la caisse dans la matinée, j’ai remarqué que M. l’abbé Jeandron s’était levé fort tard, il est parti d’ici à onze heures dix, j’en suis absolument certaine… »

— Expliquez-nous, monsieur l’abbé, comment il se fait qu’on vous ait vu ici à onze heures dix alors que vous prétendez en être parti à sept heures et demie du matin ?

— Je ne comprends rien à la déposition de M me Moutin. On a cru me voir sortir de l’ Hôtel Européenà onze heures. J’affirme que j’en suis parti à sept heures et demie et que par conséquent…

— Parbleu, fit le bijoutier, voilà bien la preuve que nous cherchions. M me Moutin ne peut pas se tromper, quand elle dit qu’elle a vu le « Curé » sortir à onze heures dix. Donc le « Curé » ment, quand il affirme être parti à sept heures trente. C’est lui le voleur.

***

Deux heures plus tard, l’excellent M. Morel quittait la prison de Saint-Calais, soucieux. M. Morel n’avait pu se refuser à décerner un mandat de dépôt contre le vicaire de Poncé.

— Évidemment, songeait M. Morel, évidemment, il semble bien que ce prêtre soit le coupable. Et cependant, comme c’est étrange. L’abbé Jeandron. Quel dommage qu’il se retranche derrière le secret de la confession. Si seulement j’avais cette dépêche, qu’il prétend avoir reçue.

Or, de songer à la dépêche mystérieuse que le prêtre s’était refusé à communiquer, une idée lumineuse venait à l’esprit du magistrat. Le magistrat se précipita vers le bureau de poste d’où, avait affirmé le prêtre, avait été expédié le télégramme.

— Madame la receveuse, demanda M. Morel, voulez-vous me communiquer, en vertu de ma qualité de juge d’instruction, l’original de la dépêche expédiée à l’abbé Jeandron ? Vous conservez les originaux ? n’est-ce pas ?

La receveuse fouilla dans ses cartons, ne trouva rien.

— Oh, oh, pensa M. Morel, voilà qui tend à prouver que l’abbé Jeandron a menti. J’ai bien fait de l’arrêter.

Mais la receveuse brandissait une formule. M. Morel lut le télégramme suivant :

Un malheureux pécheur qui ne veut pas être reconnu, qui doit craindre d’être aperçu de quiconque, vous supplie, monsieur l’abbé, de l’entendre en confession à la petite chapelle qui s’élève sur la route du Mans. Je vous attendrai à midi un quart.

3 – UNE CORDE SUR LA ROUTE

— Madame la marquise, reprendra-t-elle du poulet ?

— Non merci, Rosa. Je n’ai pas d’appétit ce soir.

Soudain, prêtant l’oreille, la jeune femme crut entendre un bruit au rez-de-chaussée du château. Elle courut à la sonnette électrique, en pressa le bouton. Quelques instants plus tard, Rosa apparaissait.

— Madame m’a sonnée ?

— Monsieur le marquis est-il là ?

La camériste sans aucun doute allait répondre :

— Monsieur le marquis n’est pas encore rentré, madame.

Et pour ne point l’entendre, elle ordonna :

— Vérifiez donc la lampe, Rosa.

Docilement la femme de chambre vérifia la mèche qui ne fumait pas et le réservoir de cristal rempli de pétrole jusqu’au bord :

— La lampe va bien, madame, dit Rosa.

Tiens, mais Rosa était élégante, plus qu’il ne le convenait peut-être dans sa situation. Elle était bien faite, jeune, jolie, arrangée avec coquetterie, et l’infortunée marquise en arrivait à se demander si elle n’avait pas à considérer une rivale en la personne de sa domestique.

— Madame n’a plus besoin de moi ?

— Non, Rosa, vous pouvez vous retirer.

Antoinette de Tergall venait de se raisonner. Une pensée avait surgi tout à coup dans son esprit.

— Non, cette femme de chambre n’était pas la maîtresse de son mari, pour cette bonne raison qu’il en avait une autre. Antoinette de Tergall avait entendu parler à maintes reprises d’une certaine artiste, chanteuse de concert ou de théâtre, – elle ne savait au juste, – qui, par ses excentricités et ses toilettes tapageuses, s’était fait remarquer au Mans pendant l’hiver de l’année précédente et dont les journaux locaux annonçaient le retour.

— Oh, pensait Antoinette de Tergall, ce n’est pas par amour que cette fille s’est donnée à Maxime. D’ailleurs, ces sortes de femmes ne se donnent pas, elles se vendent.

Il était maintenant une heure du matin.

Soudain, un bruit de pas précipités. Était-ce lui qui revenait ? ou était-ce un porteur d’excuse, bonne ou mauvaise ?

La marquise courut à la porte de sa chambre, se précipita au haut de l’escalier :

— Maxime ? est-ce donc vous enfin ?

— C’est moi, je suis à vous dans un instant.

— Maxime, qu’avez-vous ? que vous est-il arrivé ? Un accident ? Vous êtes blessé ?

Et la jeune femme, tendrement, s’approchait du marquis. Mais celui-ci l’écarta d’un geste brusque, d’une voix sourde il gronda :

— Foutu, je suis foutu.

La tête entre les mains, les yeux fixés sur le sol, Maxime de Tergall ne s’expliquait pas, et, d’autre part, la marquise n’osait l’interroger. Puis, brusquement, il se leva, courut au cabinet de toilette voisin, se plongea la tête dans une cuvette remplie d’eau froide, répara en quelques instants le désordre de sa toilette, de sa coiffure, sans paraître le moins du monde se préoccuper de l’anxiété de sa femme. Le marquis s’étant enfin rapproprié quitta le cabinet de toilette, revint dans la chambre à coucher et prit les mains de sa femme :

— Antoinette, dit-il, un malheur épouvantable vient d’arriver. Je me demande encore comment il se fait que je sois encore vivant.

— Mon Dieu. Qu’avez-vous ?

— Un cataclysme s’est abattu sur nous. Les bijoux…

— Ne vous êtes-vous pas entendu avec cet homme qui devait les acheter ?

— Si, répliqua le marquis, j’en ai même obtenu deux cent cinquante mille francs.

— Il vous les a payés ?

— Il me les a payés.

— Vous aurez donc, poursuivit la marquise, la possibilité d’acheter cette forêt que vous désirez tant.

— Je n’aurai ni la forêt ni les deux cent cinquante mille francs.