Et le bandit serrait le poing, menaçant de sa terrible vengeance quelque invisible ennemi. Mais non, et il poussa un cri de joie. Il venait de retrouver les restes de l’uniforme, et dès lors la lumière avait jailli : sa fille était sauvée. C’était elle qui avait volontairement abandonné ce costume compromettant pour son sexe, elle avait dû trouver d’autres vêtements, puis, toujours désireuse de fuir son père, elle avait disparu encore. Mais que lui importait ? Le bandit songeait :
— Quoi qu’elle fasse, je l’aiderai malgré elle, je la protégerai contre ses adversaires, je lui faciliterai la disparition qu’elle médite évidemment.
Fantômas se disait que si, d’aventure, les gendarmes que l’on avait dû réclamer d’urgence à la brigade allaient découvrir cet uniforme, ils s’inquiéteraient d’en trouver le propriétaire. Il fallait donner à ses vêtements déchiquetés déjà, par les rochers, saturés d’eau de mer, un possesseur, un propriétaire nouveau.
Le bandit, avec une agilité surprenante, descendit jusqu’au fond de l’abîme, et là, ainsi qu’un vautour, il examinait les morts, il chercha parmi eux un corps jeune et mince qu’il pût, sans difficultés, revêtir de l’uniforme abandonné par Hélène. Bientôt Fantômas avisa un cadavre de mousse, que les rochers et la mer, en se le disputant avec fureur avaient dépouillé de ses effets. Sans souci du sacrilège qu’il commettait, Fantômas, par les cheveux, attirait le cadavre sur le sable. Avec des gestes hâtifs et brutaux, il le glissa dans l’uniforme d’aspirant de marine.
Satisfait de son œuvre, Fantômas attira le mort à terre, le plaça bien en évidence au sommet d’un rocher, à l’abri, sinon des oiseaux de proie, du moins des caresses traîtresses de la vague en furie. Il s’en allait enfin, l’ignoble bandit, puis revint soudain, un pli soucieux marquant son front.
Il avait oublié quelque chose. Le visage de cet enfant, surpris en plein sommeil par la mort implacable, n’était nullement défiguré. Dès lors quand, avec la police, les survivants du Skobeleff, feraient le dénombrement des victimes, il pourrait se trouver quelqu’un qui reconnaîtrait un simple mousse sous l’uniforme de l’officier.
Le Roi du crime s’empara d’une lourde pierre, puis, de toute la vigueur de son bras, lâcha le quartier de roche sur le crâne du trépassé. Les os volèrent en éclat, les chairs du visage s’arrachèrent, se transformèrent instantanément en une bouillie informe et sanguinolente, et, Fantômas satisfait regarda son œuvre. Nul ne reconnaîtrait plus jamais le cadavre défiguré, et lui-même, si le hasard des circonstances et sa volonté téméraire l’y engageait, pourrait venir témoigner que le corps du mutilé était celui de l’aspirant de marine, du secrétaire particulier de l’énigmatique Commandant.
Il y avait à peine une demi-heure que Fantômas s’était retiré, que le monstre avait disparu du sombre théâtre de son dernier sacrilège, qu’un couple s’avançait lentement, avec une extrême prudence, dans le voisinage du roc sur lequel gisait le cadavre mutilé du mousse.
C’étaient deux membres de la bande, qu’un chef énigmatique et généreux avait fait venir de Belleville sur la côte bretonne deux jours auparavant en les alléchant par l’appât d’une excellente affaire. L’homme était Œil-de-Bœuf, elle Loulou Planche-à-Pain.
Œil-de-Bœuf était d’une humeur massacrante et s’en prenait à Loulou.
— Tâche donc de grouiller, grognait-il, salope, tu n’es pas foutue de marcher plus vite que ça, des fois qu’on resterait encore à radiner deux ou trois plombes dans ce potager, sûr qu’on se ferait poisser par les flics.
— J’peux plus, j’peux plus, geignait la fille, j’comprends qu’il faut s’barrer, mais tant qu’à faire, si faut cavaler encore des heures comme ça, j’aime mieux crever sur place.
Et la pierreuse poussa un cri de douleur.
Sans la moindre pitié, Œil-de-Bœuf, de sa large main, l’avait empoignée sous le bras, la forçant à courir sur une crête de rocher. La malheureuse chancela, tomba, demeura couchée par terre. Un coup de pied la releva, une bourrade entre les deux épaules l’obligea à poursuivre sa marche, en dépit d’elle-même, en dépit de tout.
— Cavale, Planche-à-Pain, hurlait Œil-de-Bœuf, sans ça je te broie.
La colère d’Œil-de-Bœuf semblait d’ailleurs augmenter à chaque mètre :
— Si seulement, grommela-t-il, on s’était calé les joues dans cette affaire-là, y aurait trop rien à dire, mais nibe de braise, rien à faire avec tous ces macchabées, on a eu beau les retourner sens dessus dessous, ils étaient plus fauchés que les blés en septembre. Ah malheur de malheur. Qu’est-ce que je m’en vas y raconter au Bedeau quand on se retrouvera.
Œil-de-Bœuf fut interrompu dans ses lamentations, par un cri strident, qui s’échappait des lèvres pâles et gercées par le froid de son infortunée compagne. Surmontant sa faiblesse, et animée d’une vigueur nouvelle, Loulou Planche-à-Pain tendait le bras en direction d’un gros rocher, qu’elle surplombait de toute sa hauteur.
— Là qu’est-ce que c’est ? Encore un macchabée, mais il est couvert de sang.
Œil-de-Bœuf se rapprocha, il regarda, lui aussi, mais lui, il n’avait pas peur. L’apache était habitué à ces horribles spectacles. Au surplus des lueurs de cupidité s’allumaient dans son œil.
— Comment qu’il a l’air cossu, dit-il à Loulou, c’est un galonné celui-là. Jusqu’à présent, j’ai rencontré que des purées, des marins sans grade, des rien du tout quoi. Probable que celui-là, doit être plein aux as.
Œil-de-Bœuf eut un mouvement instinctif, celui de se précipiter sur le rocher, où reposait le cadavre ensanglanté. Loulou s’efforça de le retenir.
— Que vas-tu faire ?
Mais l’apache la repoussa brutalement.
— Comment que je m’en vas lui faire passer la visite de l’octroi, histoire de savoir s’il n’a pas sur lui de la marchandise de contrebande.
Œil-de-Bœuf grimpa sur la roche et, sans souci des taches de sang là où il plongeait les mains, il se hissa à côté du mort.
Puis, prenant son couteau, l’apache fendit les vêtements, visita les poches, poussant des rugissements de triomphe dès qu’il y trouvait une pièce d’or, même quelque menue monnaie. Loulou Planche-à-Pain avait chancelé, perdu l’équilibre. L’infortunée était tombée en arrière, elle gisait désormais sans connaissance, évanouie, dissimulée, perdue dans l’anfractuosité humide et froide d’un rocher découvert à marée basse.
Œil-de-Bœuf, cependant, poursuivait sa sinistre besogne. Il était si occupé à dépouiller le cadavre qu’il ne put entendre le bruit des pas autour de lui.
Et soudain, quelques claquements secs retentirent autour du rocher sur lequel il était juché : l’apache releva la tête.
— Nom de Dieu, jura-t-il, je suis fait.
Tout autour d’Œil-de-Bœuf, avaient surgi une dizaine d’hommes armés qui braquaient sur lui leur revolver. C’étaient des gendarmes, auxquels s’étaient adjoints les douaniers, armés de fusils.
Une voix s’éleva :
— Rends-toi. Tu as dix secondes, sans quoi nous tirons.
— Bon, grommela Œil-de-Bœuf, on y va, ne vous faites pas de mauvais sang. Plus souvent, grommela le bandit, que je me laisserai descendre par ces feignants.
Œil-de-Bœuf résigné, descendit lentement, se laissant glisser le long du rocher.
En vain jeta-t-il un coup d’œil furtif pour voir s’il ne pourrait pas profiter d’un moment d’inattention, d’une circonstance fortuite pour échapper à la surveillance dont il était l’objet. Rien à faire, vingt-cinq armes étaient braquées sur lui. De quelque côté qu’il se dirigeât, c’était la fusillade irrémédiable et certaine.
— Me v’là, qu’est-ce qu’il y a pour vot’ service, Messieurs, dames.
Cependant que deux gendarmes s’emparaient du bandit, et lui passaient les menottes, le brigadier s’approcha :
— Votre nom ?
— Œil-de-Bœuf.
— Ce n’est pas un nom. Comment vous appelez-vous ?
— J’vous dis, répéta l’apache, que j’m’appelle Œil-de-Bœuf, j’suis enfant trouvé, paraît que je suis tombé d’une fenêtre.