— Par conséquent, conclut le journaliste, en poussant doucement le policier qui s’était retourné vers lui, par conséquent ne perdons pas de temps !

Juve tendit sa main à Fandor. Puis Juve haussa les épaules :

— Allons, Fandor.

— Allons.

Ils trouvèrent un fusilier-marin au débouché de l’escalier.

Fandor et Juve suivirent leur guide, sans mot dire, et fort occupés à résister aux surprises du roulis et du tangage. Ils passèrent sur cette partie du pont que l’on appelle « la plage », encombrée d’engins formidables, de canons aux culasses reluisantes, aux mécanismes complexes, de mitrailleuses, à peine reconnaissables sous les housses de toile épaisse qui les garantissaient des intempéries. Ils arrivèrent enfin :

— Entrez, petits pères.

Le brave matelot qui, sans doute, ne connaissait que quelques mots de français, car si tous les Russes de haute condition tiennent à honneur de parler couramment notre langue, il n’en est pas de même chez le peuple, venait de pousser une porte toute ceinturée d’épaisses barres de cuivre, garnie d’un robuste vitrage dépoli, qui donnait accès dans une sorte de petit salon attenant à la cabine du Commandant. Juve et Fandor entrèrent. Fantômas allait-il paraître ? Juve et Fandor entendirent la voix du bandit. Il murmura quelque chose d’incompréhensible, peut-être un mot russe, le fusilier entrouvrit la porte à laquelle il venait de frapper, puis il s’effaça, il répéta, regardant Juve et Fandor :

— Entrez.

Et les deux amis pénétrèrent dans la cabine où se trouvait Fantômas.

C’était une pièce, petite, mais confortablement meublée, toute garnie de tapis et de tentures. Au fond se trouvait un lit de dimensions exiguës, devant lui, une table-bureau surchargée de papiers. Les chaises étaient fixées au sol. Un jour timide et blême pénétrait par des hublots s’ouvrant sur le pont.

Pas plus que Fandor, toutefois, le policier ne s’attardait à regarder les détails de l’installation de la cabine du Commandant du Skobeleff. Au premier coup d’œil, en effet, Juve avait aperçu, assis derrière le bureau, le monstrueux criminel, celui qui se donnait pour le commandant du Skobeleff, Fantômas.

Juve, très à son aise, avec un léger signe de tête, tranquillement, salua en disant :

— Bonjour.

Fantômas, ne sourcilla pas.

Si Juve était à son aise, le bandit ne paraissait nullement troublé : imitant la voix de Juve, plagiant son intonation, il riposta :

— Bonjours, Juve. Bonjour, Fandor. Vous allez bien ? Oui ? Vraiment ? Allons, tant mieux.

Puis, jugeant sans doute qu’il avait sacrifié suffisamment à l’ironie, brusquement, avec cet art de parfait comédien qui faisait une grande partie de sa force, Fantômas changea de ton :

— Ah ça, demanda-t-il, d’une voix qui était devenue brève et impérative, j’imagine que vous allez me fournir une explication ?

Mais jamais Fantômas ne devait surprendre Juve. À sa phrase qui était presque une menace, Juve haussa les épaules.

— Nous fournirez-vous des justifications, vous, Fantômas ?

— Des justifications, Juve ? à quoi ? Que voulez-vous savoir ?

Fantômas éclata de rire : puis il ajouta :

— Sans doute vous prétendez que je vous livre mon but ? Le plan que je poursuis ? Vous êtes monté à bord du Skobeleffpour apprendre où Fantômas menait le Skobeleff ? C’est cela ?

— Nous sommes montés, répondit-il, parce que la malchance nous a fait naufrager devant votre bâtiment.

Là encore, Fantômas éclata de rire :

— Allons donc, vous plaisantez. C’est enfantin.

Et changeant encore une fois de ton, devenant insinuant, Fantômas reprit :

— Juve, jadis, nous avons eu à lutter ensemble, à lutter, mon Dieu, la chose fut amusante, contre les Autorités. Vous rappelez-vous les aventures de Tom Bob ?

— Certes, mais où voulez-vous en venir ?

— Vous allez le savoir. À ce moment, Juve, je me souviens fort bien que nous jouâmes certaine partie de cartes intéressante au plus haut point. Je vois à votre air que vous ne l’avez pas oubliée non plus ? Mais vous rappelez-vous tout spécialement mon cher Juve, la façon dont nous jouâmes cette partie ?

— Je ne vous comprends pas.

— Eh bien, vous allez me comprendre : Nous jouâmes, alors, cartes sur table. Voulez-vous que nous recommencions à jouer ainsi ?

Il fallait en vérité que Fantômas eût une belle impudence pour oser parler sur ce ton à Juve.

Ce n’était pas, toutefois, le moment de discuter avec lui, d’user de formalisme.

Juve, brusquement, se leva :

— Soit, déclara le policier, cartes sur table. Jouons franc jeu, Fantômas. Dites-moi quel but vous poursuivez, dites-moi ce que vous comptez faire, je vous dirai ce que je vais tenter.

Mais pour toute réponse, nouvel éclat de rire de Fantômas.

— Franchement, déclara le bandit, votre ami, monsieur Fandor, est déconcertant. Cartes sur table me dit-il, mais quelles cartes a-t-il donc dans la main à retourner contre moi ? Juve, vous me dites : « Confessez-moi votre but, je vous confesserai le mien. » Quel but pouvez-vous avoir, mon bon Juve ? Vous voici à bord du Skobeleffet c’est superbe à vous d’être parvenu à embarquer de force à mon bord, car, je n’ai pu empêcher votre sauvetage, c’est entendu, mais, maintenant, que pouvez-vous contre moi ? Pensez-vous me démasquer ? Non, n’est-il pas vrai ? Vous ne pouvez tenter un pareil scandale, vous n’avez aucune preuve, on vous croirait fou, le médecin de ce bord serait le premier à appuyer l’ordre d’une mise aux fers que je ne manquerais pas de donner. Alors ?

— Donc, vous estimez, Fantômas, que je ne puis rien contre vous ? Parfait. Mais que pouvez-vous vous contre Fandor et moi ? Pouvez-vous donner un ordre quelconque qui nous porte préjudice ? Vous le savez aussi bien que moi, cela vous est impossible. Nous sommes des naufragés, des rescapés. Aux termes des règlements maritimes vous devez, vous, Fantômas, au premier navire que nous croiserons, à la première escale que vous ferez, nous débarquer. Par conséquent…

— Permettez, fit le bandit. Voulez-vous que nous résumions la situation ? Je vous défie Juve, de tenter quoi que ce soit contre moi et vous me défiez, vous de tenter quoi que ce soit contre vous ou contre Fandor, c’est bien ça ?

— Parfaitement Fantômas. À votre défi, je réponds par un autre défi.

— De sorte que la situation vous paraît inextricable ? Eh bien, mon cher Juve, laissez-moi vous dire que vous vous trompez. Voyons, quelle heure est-il ?

— Dix heures et demi, dit Fandor.

— Merci. Et maintenant, savez-vous, messieurs, exactement où nous sommes ?

— Comment où nous sommes ?

— Je veux dire : où se trouve le Skobeleff.

— Mais sur les côtes de Bretagne ?

— Exactement, à quelques kilomètres de la pointe Saint-Mathieu. Nous y parviendrons, si je suis bien renseigné par les officiers du bord, par mes officiers, mon cher Juve, d’ici à vingt minutes au plus tard. Or, à la pointe Saint-Mathieu…

La plainte d’une sirène lui coupa la parole.

D’un même mouvement Juve et Fandor s’étaient levés.

Fantômas, nonchalamment, s’était levé, lui aussi :

— Oh oh, gouailla-t-il vous n’êtes pas habitué aux choses de mer, mon cher Juve, ni vous non plus, Fandor ? Ce qui se passe ? Mais rien du tout. Le brouillard est épais, nous naviguons en des mers assez fréquentées, par des bateaux de pêche, le Skobeleffdonne de la sirène pour signaler son passage. Voilà tout.

On frappait à la porte de la petite cabine. C’était le comte Piotrowski qui venait aux ordres :

— Mon Commandant, je tiens à vous signaler que nous sommes entièrement gagnés par la brume. D’après le point fait à midi et l’estimation du loch nous devons être juste à la hauteur de la pointe Saint-Mathieu. J’ai fait allumer les feux de position, je viens d’ordonner à la sirène de siffler toutes les deux minutes. Je gouverne, d’après la carte, nord-nord-ouest. Est-ce bien ?