Tenue de pauvre bougre en somme, de pauvre bougre pas bien riche et qui fait un peu tous les métiers, aujourd’hui flânant à Durban, s’employant à des besognes diverses, le lendemain galopant dans le veld, devenu chasseur, ou gardien de troupeaux.
Quel était cet homme ?
« Gueule-d’Empeigne », avait-il dit… Ce sobriquet était curieusement choisi. Il avait au contraire une tête assez fine, des yeux extraordinairement perçants, remuants et bien qu’il portât la quarantaine largement sonnée, il apparaissait dans son costume pittoresque, solidement bâti, un peu trapu, remarquablement vigoureux. Gueule-d’Empeigne ?
Si le Dr Hardrock avait rencontré celui qui s’était choisi ce sobriquet, il aurait peut-être, après quelques hésitations, car évidemment certains traits de sa physionomie avaient été modifiés par un savant camouflage, appelé ce dernier « mon cher confrère », étant donné que Gueule-d’Empeigne n’était autre que Juve.
Juve, après s’être reposé, après avoir longtemps réfléchi, étendu sur le gazon du champ où il s’en était allé méditer, avait arrêté un plan de conduite.
— Ma foi, s’était dit le policier, je suis maintenant mêlé à deux intrigues bien distinctes, et je dois, pour ne point mentir à mes chères habitudes, m’occuper de deux enquêtes à la fois : la première, celle à quoi j’attache le plus d’importance et de beaucoup, doit me faire retrouver Fandor ; la seconde doit m’expliquer un peu ce que Fantômas a fait depuis qu’il s’est échappé la première fois du British Queen, à notre arrivée en vue de l’Afrique du Sud.
Savoir où est Fandor, le rencontrer, ne doit pas être, somme toute, bien difficile, car je ne vois pas pourquoi Fandor se cacherait. En revanche, connaître les agissements de Fantômas doit être plus délicat. Mais procédons par ordre, trouvons Fandor.
Juve, sans hésitation, avait décidé immédiatement d’aller dans ce but, faire un tour dans la pègre.
« Selon, toute vraisemblance, se disait Juve, en effet, Fandor, lorsqu’il s’est échappé de sa caisse, ne devait pas posséder d’argent… S’il n’a pas d’argent il ne fréquente pas les milieux riches, donc, j’ai plus de chances de le rencontrer ou d’entendre parler de lui dans la pègre que n’importe où ailleurs. Pourtant, Winie, cette petite femme dont j’ai fait la connaissance ce matin, m’a dit qu’il avait été reçu en qualité de journaliste par un certain Hans Elders. Cela m’a tout de suite donné à penser, d’ailleurs, que ce Hans Elders pourrait bien être une crapule. Tel que je connais Fandor, s’il a été chez quelqu’un en visite, c’est que ce quelqu’un était intéressant à visiter. Donc si ce soir, en visitant la pègre, je ne découvre rien relativement à Fandor, je m’occuperai d’épier un peu ce qui se passe chez ce Hans Elders que je n’aurai pas de peine à retrouver, puisque Winie m’a dit que c’était son père et que je sais l’adresse de Winie. Par exemple, je ne commettrai pas la gaffe d’aller directement m’informer de Fandor en le demandant à Hans Elders.
Décidé à commencer son enquête, ses recherches de Fandor, par un tour dans la pègre, Juve s’y préparait en se rendant chez un brocanteur qu’il découvrait dans une rue avoisinant le port et où il avait facilement échangé ses habits contre des vêtements moins susceptibles d’attirer l’attention à Durban.
Puis, une fois costumé, se rendant méconnaissable par un camouflage hâtif qu’il réussissait parfaitement, bien que n’ayant à sa disposition que des moyens de fortune, Juve se promenait dans la ville, sans but bien précis, tout simplement pour prendre connaissance des principales dispositions topographiques de Durban, se rendre compte de l’allure qu’avaient les gens et cela, ainsi qu’il se l’était dit lui-même, pour ne point faire de fausses notes, ne point gâcher le rôle qu’il s’apprêtait à interpréter, dès le soir même, dans les bars fréquentés par la population composite et bizarre de Durban.
C’était au hasard de ces promenades, que Juve, de son œil perçant, apercevait avec une surprise satisfaite une de ses anciennes connaissances, Ribonneau, Ribonnard, qu’il avait maintes fois pisté jadis à la Chapelle, du temps qu’il s’occupait de la Bande des Chiffres.
Que faisait-il en pareil lieu ?
Comment un ancien apache parisien avait-il pu venir échouer à Durban ?
Comment cet individu qui, plus ou moins consciemment, mais à coup sûr, certainement, avait aidé aux entreprises de Fantômas, était-il là et qu’y faisait-il au juste ?
Juve se le demanda un instant.
Juve n’hésitait pas dès lors à jouer à Ribonnard la comédie de l’ancien copain.
Et Ribonnard, desservi pour une fois par sa philosophie constante qui ne lui permettait point de trouver quoi que ce soit d’invraisemblable, se laissait prendre au jeu de Juve, s’y prenait si bien, qu’en peu d’instants il était devenu le meilleur ami, l’intime presque, de cet excellent Gueule-d’Empeigne, qu’il n’avait jamais connu sous ce nom, mais qu’il était ravi de retrouver.
Causer dans la rue, debout sur le trottoir n’était pourtant pas l’affaire de Juve. Mais Ribonnard venait de prononcer un nom qui tout de suite avait fort intéressé Juve. Il connaissait Hans Elders, il fallait en profiter.
Juve offrit une tournée de stout au premier débit rencontré. À la première tournée en succéda une autre. Au bout de deux heures, Juve et Ribonnard causaient encore.
— Eh bien, concluait Juve, qui, petit à petit, avait fini par comprendre, bien que son nouvel ami eût usé de nombreuses réticences, le genre de profession qu’il exerçait, eh bien, tu ne t’embêtes pas. T’as eu de la veine de rencontrer Hans Elders.
Et comme l’autre approuvait de la tête, sans mot dire, déjà un peu gris, Juve ajoutait, à l’improviste, jetant dans la conversation un nom qu’il brûlait de risquer depuis qu’il avait rencontré Ribonnard, mais dont il redoutait l’effet :
— T’as pas entendu parler d’un autre copain à moi qui s’est pas mal débrouillé par ici, paraît-il, c’est un certain Fandor ?
Mais Ribonnard secoua la tête :
— Peuh, fit-il, j’en ai entendu parler sans en entendre parler, ça c’est des affaires louches et c’est un type que je ne définis pas encore très bien, ni moi, ni personne des copains.
Ah, pour le coup, le cœur de Juve, battait à se rompre dans sa poitrine.
Fandor était connu. Qu’allait-il apprendre de lui ? Et il questionna :
— Pourquoi ça ?
Ribonnard, d’un geste vague, voulait indiquer qu’il n’en savait trop rien, puis il précisait :
— Pour des tas de raisons. C’est un drôle d’individu. Tu comprends, mon vieux Gueule-d’Empeigne, nous autres, n’est-ce pas, on fait un peu attention à tout, or, ce Fandor, comme tu dis, il n’a pas manqué de se faire remarquer. D’abord, comment c’est qu’il est arrivé ici ? personne ne le sait… En tout cas, à son premier coup, il s’est fait poisser. Ah ! le bougre ! tu ne t’imagines pas ce qu’il avait tenté, mon colon ? Fallait qu’il n’ait pas les foies… Il avait foutu le feu aux Docks et çà a grillé, je te promets.
Juve ne sourcilla même pas. Fandor avait mis le feu aux Docks ? C’était invraisemblable, faux à coup sûr, mais ce n’était pas le moment de protester.
Et Juve interrogea :
— Probable qu’il pensait y rafler quelque chose dans c’t’incendie ?
— Probable, mon vieux, mais ça a mal marché pour lui et un nommé Teddy l’a pincé une première fois. On l’a remis aux soldats, puis, il s’est défilé, les soldats l’ont repincé, d’ailleurs, après… et là… ah ! dame, là, il a été très fort.
— Tiens, pourquoi ?
— Il a fait le fou, mon vieux. Il avait dégotté, je ne sais pas où, une tête de mort, il l’agitait, bref, il a si bien fait le mariole qu’on l’a collé au Lunatic Hospital.
— Depuis ce moment-là, il est au Lunatic ?
Ribonnard eut un gros rire :
— Ah, depuis ce moment-là, mon vieux, je ne peux pas te dire. Je ne sais pas ce qu’il trafique ton copain. Toujours est-il que, l’autre jour, tiens, chez mon patron, chez Hans Elders, j’ai bien cru que je le reconnaissais au nombre des invités. Tu comprends, moi, je l’avais vu une fois quand les soldats l’emmenaient après l’incendie des Docks… Donc, je te dis, j’crois bien que je l’ai vu parmi les invités de Hans Elders, un peu changé, un peu camoufle, et à tu et à toi avec Teddy et « embrasse-moi-si-tu-veux » avec la fille du patron.