– Y a-t-il ici un lit où l’on puisse vous porter ?
– Oui… mais c’est inutile. Je veux mourir… ici même. Là où ils m’ont mis… là où j’ai supplié… le Très-Haut de me délivrer… Je suis… plus fort… que je ne le croyais.
Les deux amis glissèrent un coussin sous sa tête et recouvrirent de la robe de chambre en soie arrachée par les bourreaux le corps brisé. Aldo, avec beaucoup de douceur, prit sa main :
– On va vous sortir d’ici… vous soigner ! Maintenant, il n’y a plus de danger et…
– Non… Je veux mourir… Ma tâche est finie et je souffre trop. Vous avez réussi votre mission, vous deux, à vous de l’achever.
– Vous voulez nous remettre le pectoral ?
– Oui… afin que vous y ajoutiez ce… magnifique rubis, mais il n’est pas ici. Je vais vous dire…
– Un instant ! recommanda Adalbert. Laissez moi tuer ce vieux truand. Vous ne voulez pas lui apprendre maintenant ce qu’il n’a pas pu vous arracher ?
– Si… justement ! Il n’en sera que plus malheureux quand… vous disposerez… ici la bombe à retardement que j’ai toujours tenue préparée en cas de besoin dans mes diverses résidences. Nous partirons ensemble… et je verrai si la haine… peut exister encore dans… l’éternité.
– Vous voulez faire sauter une partie de la ville ? demanda Aldo horrifié.
– Non… rassurez-vous ! … Nous sommes… en pleine campagne. Vous le verrez quand vous sortirez… par cette porte !
Sa main se leva pour indiquer le fond de l’ancienne chapelle mais retomba aussitôt, sans forces, sur celles d’Aldo qui voulut dire quelque chose. Le Boiteux l’en empêcha :
– Laissez-moi parler… Vous allez emporter ce collier… Vous irez à Prague : c’est là qu’est le grand pectoral… dans une tombe du cimetière juif… Donnez-moi à boire ! … Du cognac ! … Il y en a dans l’armoire à droite.
Adalbert se précipita, remplit un verre et, avec des soins de mère, en fit boire quelques gouttes au blessé dont les joues blêmes aux narines pincées reprirent un peu de couleur.
– Merci… Là-bas, vous chercherez la tombe de Mordechai Meisel, qui fut maire de notre cité sous l’empereur Rodolphe. C’est là que je l’ai enfoui après… m’être sauvé de mon château bohémien… Jehuda Liwa vous aidera quand vous lui aurez tout dit…
– Il sait déjà beaucoup de choses, dit Aldo, que j’aimerais pouvoir vous raconter. Nous vous avons suivi de près et…
Une lueur d’intérêt s’alluma dans l’unique œil d’un bleu si intense naguère mais à présent presque décoloré. La bouche déchirée aux dents cassées esquissa même l’ombre d’un sourire :
– C’est vrai… j’ignore toujours où… était le rubis. Comment l’avez-vous retrouvé ? … Ce sera mon dernier plaisir…
Sans plus s’occuper du vieux Solmanski qu’Adalbert avait ligoté à son fauteuil avec les liens enlevés à sa victime, Morosini fit le récit de l’aventure depuis la nuit de Séville jusqu’à l’assassinat de Dianora. Aronov le suivit avec une passion qui semblait agir comme un baume sur ses chairs déchirées.
– Ainsi mon fidèle Wong est… mort ? exhala-t-il enfin. Il était mon dernier serviteur, le plus fidèle avec Élie Amschel. Je… me suis séparé des autres quand j’ai dû me cacher… Quant à vous deux… je ne vous remercierai jamais assez… de ce que vous avez accompli. Grâce à vous, le grand pectoral reverra la terre d’Israël… mais malheureusement, je n’ai plus d’argent à vous donner…
La voix croassante de Solmanski s’éleva, passant comme une râpe sur les nerfs des trois hommes…
– On t’a bien dépouillé, hein, vieille fripouille ? Le jour où mon cher fils a mis la main sur Würmli et s’en est fait un ami a été un jour béni. On t’a ruiné, poursuivi, traqué, presque tué !
– Il n’y a pas de quoi être fier, lui jeta Morosini avec un écrasant mépris. Tu vas mourir et tu n’auras même jamais vu le pectoral. Tu as tout manqué de ta vie.
– Il y a encore ma fille… ta femme, et crois-moi elle a toujours su ce qu’elle faisait. Elle est chez toi maintenant ; elle porte un enfant qui aura ton nom, tous tes biens, et que tu ne verras même pas naître parce qu’elle nous vengera…
Aldo haussa les épaules et lui tourna le dos :
– Oui ? Eh bien c’est ce que nous verrons ! Ne compte pas trop sur cette idée consolante pour te faciliter la mort ! Mais… tu as bien fait de me prévenir ! Puis, revenant vers Simon : À propos du grand rabbin de Prague, puis-je poser une question ?
– Je n’ai rien à vous refuser… mais faites vite ! J’ai hâte à présent d’en finir avec cette loque de chair et d’os…
– Comment se fait-il que vous n’ayez jamais été en contact, Jehuda Liwa et vous ? Cependant, il vous connaît, ainsi que votre mission ?
– Je n’ai jamais voulu faire appel à lui pour ne pas le mettre en danger. Il a trop d’importance pour Israël car il est, lui, le grand prêtre, le maître naturel du pectoral. À présent ce sont ses ordres qu’il faudra exécuter… Maintenant, il faut que vous trouviez la porte cachée…
Il voulut se soulever mais ses os brisés lui arrachèrent un cri de douleur. Aldo le prit dans ses bras avec une infinie douceur et il en fut remercié par un regard reconnaissant.
– Le rideau de velours noir entre… les deux bibliothèques… Tirez-le, Adalbert !
– Il n’y a que le mur derrière, fit celui-ci en obéissant. Et aussi un étroit vitrail.
– Comptez cinq moellons au-dessous du coin gauche… de ce vitrail et cherchez une aspérité sur le sixième… Quand vous l’aurez trouvée, appuyez !
Tous regardaient à présent Adalbert qui exécutait point par point les instructions. On entendit un léger déclic et, dans le mur même, une ouverture laissa passer l’air froid de la nuit.
– C’est bien, souffla Simon. Maintenant… la bombe ! Enlevez la torchère qui est la plus proche du coffre en fer… et le tapis qui est dessous.
– Il y a une petite trappe.
– L’engin est là… Apportez-le…
Un instant plus tard, l’égyptologue sortait un paquet composé de bâtons de dynamite et d’un détonateur assorti d’un mouvement d’horlogerie qu’il vint déposer sur la table de marbre souillée.
– Quelle heure est-il ? demanda Simon.
– Huit heures et demie, dit Aldo.
– Bien… réglez la montre… à neuf heures moins le quart… appuyez sur le bouton rouge… et allez-vous-en aussi vite que vous pourrez ! …
Un spasme de souffrance le tordit dans les bras d’Aldo qui s’insurgea :
– Un quart d’heure ? Vous voulez souffrir encore tout ce temps ?
– Oui… oui, parce que lui… là-bas… qui est bien vivant encore… il va subir une agonie encore pire… Allez-vous-en ! … Adieu… mes enfants ! … Et merci ! Si quelque chose vous plaît ici… prenez-le et priez pour moi… surtout quand Israël retrouvera sa terre… Oh ! mon Dieu ! … Reposez-moi… Aldo !
Morosini obéit. Simon haletait, la sueur coulant de son front, et ne pouvait retenir des gémissements.
– Vous n’allez pas me laisser là ? grogna Solmanski… Je suis riche, vous savez, et vous, vous en êtes de votre poche dans cette affaire. Je vous donnerai…
– Rien ! coupa Aldo. Je vous défends de m’insulter…
– Mais je ne veux pas mourir… Comprenez donc ! Je ne veux pas…
Pour toute réponse, Adalbert fit un bâillon d’une écharpe qui traînait à terre et l’appliqua sur la bouche du prisonnier. Puis il se mit à souffler les bougies :
– Appuie sur le bouton, dit-il à Aldo qui regardait le Boiteux endurer son martyre avec des larmes plein les yeux… et puis fais vite, si toutefois ta main ne tremble pas !
Morosini tourna la tête vers lui. Ils n’échangèrent qu’un bref regard, puis le prince déclencha la minuterie mortelle. Enfin, prenant son revolver où restait une balle, il l’approcha de la tête de l’homme qu’il respectait le plus au monde et tira… Le corps torturé se détendit. L’âme, délivrée, pouvait s’envoler.
– Viens, pressa Adalbert. Et n’oublie pas le rubis…
Aldo fourra le collier dans sa poche et s’élança tandis que son ami soufflait les dernières bougies… La porte se referma sur ce tombeau où restait encore un vivant…