CHAPITRE 12 LE DERNIER REFUGE
Le lendemain, en début d’après-midi, Aldo arrêtait la voiture devant l’hôtel de l’Europe à Varsovie. Couverte de boue et de poussière, l’Amilcar n’avait plus de couleur visible mais s’était comportée vaillamment – seulement deux crevaisons ! – tout au long de l’interminable trajet qui, par Munich, Prague, Breslau et Lodz, avait mené ses conducteurs à bon port. Ils n’étaient pas très frais, eux non plus : la pluie leur avait tenu compagnie une partie du chemin. Ils arrivaient moulus, rompus, n’ayant dormi que par instants dans un engin apparemment pris de folie et qui dévorait la route sans se donner la peine d’en épargner les cahots à ses passagers. Cependant, ceux-ci étaient soutenus par l’espoir tenace d’arriver avant l’ennemi, soumis à des horaires de train qui ne concordaient pas toujours.
Un souci demeurait vif pour Aldo : il allait devoir retrouver sans guide le chemin caché dans les souterrains et les caves du ghetto, le chemin qui menait à la demeure secrète du Boiteux. Après plus de deux années, sa mémoire, si fidèle habituellement, ne lui ferait-elle pas défaut ? La pensée que les Solmanski, eux, semblaient connaître ce chemin l’obsédait. En arrivant, il voulait se précipiter aussitôt dans la vieille cité juive mais Adalbert se montra ferme : dans l’état de nerfs où était Aldo, il ne ferait pas du bon travail. Alors, d’abord une douche, un repas, et un peu de repos jusqu’à la tombée de la nuit.
– Je te rappelle que je vais devoir forcer la porte d’entrée d’une maison plantée au milieu d’un quartier grouillant de vie. Un coup à se faire lyncher ! Et puis l’urgence n’est peut-être pas extrême ? …
– Elle l’est pour moi ! Alors, va pour la douche et le casse-croûte, mais on dormira plus tard. Songe que je ne suis pas sûr de retrouver mon chemin. Qu’est-ce qu’on fera, si je nous perds ?
– Pourquoi pas une émeute ? Après tout, Simon est juif et nous serons en plein ghetto. Ses coreligionnaires se mobiliseraient peut-être…
– Tu y crois vraiment ? Ici ils ont encore le souvenir des bottes russes : ils sont fragiles et détestent le bruit… Et puis on verra bien. Pour l’instant, pressons-nous !
Nantis de chambres immenses, les deux hommes s’accordèrent le délassement d’un bain chaud qu’Aldo fit suivre d’une douche froide car il avait failli s’y endormir. Puis ils dévorèrent le contenu d’un vaste plateau où les traditionnels zakouskis au poisson fumé voisinaient avec un grand plat de koldounis, ces moelleux raviolis à la viande qu’Aldo avait appréciés lors de son dernier passage. Après quoi, ayant vérifié avec soin l’état de leurs armes et leur provision de cigarettes, Aldo et Adalbert emballés dans des imperméables qui les faisaient jumeaux – le temps, déjà froid, était gris et pluvieux – s’embarquèrent pour une nouvelle et dangereuse aventure.
– On y va à pied ! décida Morosini. Ce n’est pas si loin !
La casquette enfoncée jusqu’aux yeux, le col des Burberry’s relevés, le dos arrondi et les mains au fond des poches, on partit sous une espèce de bruine ressemblant comme une sœur à un crachin breton, qui ne ralentissait pas l’activité de la ville et ne cachait pas davantage sa beauté. Adalbert, qui n’était jamais venu, admirait les palais et les bâtiments de la Rome du Nord. Le Rynek avec ses demeures Renaissance aux longs toits obliques l’enchanta, et singulièrement la célèbre taverne Fukier dont Aldo lui dit quelques mots avant d’ajouter :
– Si l’on s’en sort vivants et si l’on n’est pas obligés de se sauver à toutes jambes, on restera deux ou trois jours ici et je te promets la cuite de ta vie chez Fukier. Ils ont des vins qui remontent aux croisades et j’y ai bu un fabuleux tokay…
– On aurait peut-être dû commencer par là ? Le verre du condamné… Au lieu de ça, je risque de mourir idiot !
– Défaitiste, toi ? On aura tout vu ! Tiens, voilà l’entrée du ghetto, ajouta-t-il en désignant les tours marquant la limite du vieux quartier juif…
Le mauvais temps aidant, la nuit s’annonçait déjà et, dans les guérites à guichet où les petits marchands de tabac tenaient leurs assises, les lampes à pétrole s’allumaient l’une après l’autre. Sans hésiter, Morosini s’engagea dans la rue principale, la plus large de l’antique cité marquée par les rails du tramway, mais il la quitta bientôt au profit d’une ruelle tortueuse dont il avait gardé le souvenir à cause de son aspect de faille entre deux falaises et aussi de la présence, à l’entrée, d’une boutique de brocanteur. Tout allait bien jusqu’à présent : il savait que l’artériole en question débouchait sur la placette pourvue d’une fontaine où était la maison d’Élie Amschel dont la cave gardait l’entrée secrète des souterrains.
Elle était bien là en effet, muette et noire avec ses marches usées et la petite niche de la « mezuza » que tout Juif se devait de toucher en pénétrant dans une maison :
– Espérons que la porte ne résistera pas trop longtemps et que nous aurons l’air d’entrer de façon assez naturelle ! marmotta Vidal-Pellicorne. Il n’y a personne en vue : c’est le moment d’en profiter.
– De toute façon, il faut la franchir. Si c’est en force, tant pis ! On nous prendra pour des policiers et voilà tout !
Mais la porte leur évita cette peine en s’ouvrant avec facilité sous les doigts agiles de l’archéologue et les deux hommes s’engouffrèrent dans le vestibule étroit et sombre, refermèrent soigneusement puis passèrent dans la vaste pièce du rez-de-chaussée que Morosini, lors de son premier passage, avait trouvée accueillante avec ses grandes bibliothèques, ses fauteuils en tapisserie et surtout le poêle carré qui répandait alors une bonne chaleur. Rien de tel aujourd’hui. Non seulement il n’y avait personne, mais la maison semblait abandonnée. Le froid, l’humidité générant une odeur de moisi, des toiles d’araignée et la fuite menue des souris furent seuls à accueillir les visiteurs. Personne n’avait pris la suite du malheureux Élie Amschel assassiné par les Solmanski.
L’électricité ne fonctionnait plus mais les fortes lampes de poche d’Adalbert et d’Aldo y suppléèrent.
– Nous ferions mieux, dit le second, de n’en allumer qu’une à la fois afin d’économiser les piles puisque, selon toi, nous avons un assez long voyage souterrain à effectuer…
– On peut peut-être même économiser les deux. Il y avait dans un coin des lampes à pétrole qui éclairaient bien.
Il les découvrit sans peine, posées sur un vieux coffre, et en prit une dont le réservoir était rempli. Il l’alluma et la tendit à Adalbert :
– Tiens ça ! Je vais soulever la trappe.
Écartant le vieux tapis usé, il empoigna l’anneau de fer et mit au jour l’escalier menant à la cave.
– Jusqu’à présent, je n’ai pas commis de faute, soupira Aldo. Espérons que ça va continuer et que je vais me souvenir du casier à bouteilles qu’Amschel manœuvrait…
Il s’arrêta, surpris : le casier et le mur auquel il était attaché avaient été manipulés ; le passage était grand ouvert. Quelqu’un était passé là, peut-être depuis peu et, craignant de ne pouvoir faire jouer le mécanisme de l’autre côté, on avait préféré laisser ouvert. Les deux hommes échangèrent un regard et, d’un même mouvement, mirent l’arme au poing. À présent, ils allaient avancer en terrain miné et il fallait éviter de se laisser surprendre…
– Dans ces conditions, murmura Adalbert, je laisse la lampe ici, ma torche est moins encombrante et avec elle, au moins, on ne risquera pas de flamber si on nous tire dessus.
Aldo approuva d’un signe de tête et le voyage souterrain commença. Plus fébrile qu’avant la découverte de l’ouverture. Peut-être qu’à cet instant même, Simon Aronov était en train de mourir. Morosini n’avait pas droit à l’erreur.
– Essaie de te détendre, conseilla doucement Adalbert. Si tu es trop nerveux, tu vas t’embrouiller…