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— Vous l’avez fait venir ici ?

— Je me tue à vous dire que je n’avais pas encore ce château, fit-elle avec impatience… J’ai connu Reiner quand, avec la suite du roi Ferdinand, il est venu à Sighishoara en visite officielle. Ensuite il m’a autant dire enlevée et conduite dans une maison proche de Sinaïa, le palais d’été, qui n’est pas très éloigné d’ici. C’est là que nous nous sommes aimés, c’est là qu’est venue aussi la princesse de X… Elle a payé royalement. Riche désormais, j’ai organisé ma vie. Une vie qu’il s’agissait de protéger. J’ai compris que la peur serait ma meilleure arme et j’ai agi en conséquence avec l’aide des deux molosses à qui Reiner m’a confiée. On dit même que je bois le sang de mes victimes, que je suis un vampire…

— Et vous avez… tué beaucoup de monde ?

Brusquement, le visage qui s’était animé pendant le récit se ferma tandis qu’un sourire cruel étirait l’arc parfait de la bouche :

— La tranquillité n’a pas de prix… et puis cela ne vous regarde pas. Encore quelque chose à me demander ?

— Oui. Le nom de cette grande dame si généreuse.

— N’y comptez pas, car elle pourrait me faire des reproches ! Cette dame possède, pour ce que j’en sais, une collection de joyaux anciens et ces gens-là n’aiment guère être connus…

Sur ce chapitre, Aldo en connaissait plus qu’elle mais ce nouvel obstacle l’irrita.

— Un nom ne tire pas à conséquences et je ferai en sorte qu’elle ne sache jamais comment j’ai pu apprendre…

— Non, coupa Ilona. Si je donne le nom, vous demanderez aussi l’adresse.

— Je n’en ai pas besoin. Je connais parfaitement le Gotha européen et je sais où habite qui. Donnez-moi le nom, je vous en supplie ! Vous savez qu’il me faut retrouver ces pierres à n’importe quel prix…

— Elle ne vous les vendra jamais… et elle est sûrement plus riche que vous !

— Que puis-je dire pour vous convaincre ?… Ou alors, dites-moi celui de ce Reiner que vous aimez tant.

— Vous voulez rire ? Si je n’ai pu l’épouser c’est parce qu’il est marié et parent du roi Ferdinand. Parfois… il vient me rejoindre ici, en grand secret, et nous nous aimons. Si je vous envoyais à lui, vous gâcheriez tout et cela je ne le permettrai pas.

— Vous me désespérez, madame !

— Voilà qui m’est indifférent ! (Puis changeant brusquement de ton.) Mais puisque vous souhaitiez vous engager, vous allez me jurer de ne jamais révéler à personne ce qui me concerne et que j’ai eu la faiblesse de vous raconter en mémoire de Paolo Morosini.

— Et si je refuse ?

— Alors je n’aurai plus le choix. Croyez-moi, contentez-vous de ce que je vous ai dit… et estimez-vous heureux de sortir indemne des griffes de la fille de Dracula !

Le nom le fit tressaillir :

— Dracula ? Mais…

Alors comme tout à l’heure elle se mit à rire :

— Eh oui, mon cher ami, j’ai pu lire, grâce à Reiner, certain livre qui prolonge d’étrange façon la vie de mon ancêtre vénéré. Cela m’a été fort utile pour créer ma propre légende. Les exploits de mon cher Vlad avaient tendance à s’effacer un peu dans les brumes du temps. Ce bouquin ridicule est arrivé à point nommé pour leur ajouter un nouvel élément de terreur…

Elle partit soudain d’un grand éclat de rire qui, dans la lumière des chandelles, fit briller ses dents blanches… et curieusement pointues :

— Cela m’a permis de mieux comprendre le plaisir que pouvait éprouver Vlad à voir trembler devant lui tant de gens cependant courageux. La peur donne à celui qui la génère la puissance… et un merveilleux sentiment de tranquillité ! Mais à présent, je crois que l’heure est venue de nous séparer. En bons amis, j’espère ?

La nuance de menace qui sonna dans les dernières paroles n’échappa pas à Morosini qui s’inclina légèrement :

— N’en doutez pas ! Votre hospitalité est inoubliable, madame…

— Et vous me garderez le secret ? Même si vous devez repartir sans savoir le nom de la princesse ?

— Même ! fit-il avec un sourire qu’il n’eut aucune peine à offrir. (Tandis que se poursuivait la conversation entre lui et l’étrange femme, son cerveau travaillait. Après tout, il en savait assez sur la noblesse européenne et sur le monde réduit des collectionneurs de joyaux pour découvrir sans trop de peine le nom qu’on lui cachait.) Vous avez ma parole.

— Merci ! En ce cas, je vais vous faire raccompagner aux abords du village mais, auparavant, partageons ensemble un peu de ce tokay, le vin des rois !

— Volontiers…

Elle alla prendre d’autres verres et, dans une armoire, une bouteille poussiéreuse, versa le liquide ambré et l’offrit porté à deux mains, comme un calice, avant de se servir elle-même. En un toast muet, ils élevèrent leurs verres avant d’y tremper les lèvres. Avec un vif plaisir pour Aldo le tokay était de grande classe. Mais ce plaisir fut bref à peine eut-il bu, qu’il s’écroulait sur le tapis…

Quand il s’éveilla, une aurore glaciale rosissait l’épaisse couche de neige sur laquelle on l’avait déposé au pied d’un sapin si lourdement chargé que seules ses jambes dépassaient. La tête lourde et la bouche pâteuse – ce tokay était beaucoup plus diabolique que royal ! – il mit quelque temps à rassembler ses idées. Enfin, en se traînant hors de son sapin, il vit qu’on avait eu la bonté de le déposer au bord du chemin et que les toits du village étaient en vue. Réconforté par cette vue et par la sensation d’être toujours vivant, il se mit en route d’un pas encore un peu flageolant. Là-bas, d’ailleurs, au bout du chemin une silhouette venait d’apparaître marchant aussi vite que le permettaient la neige et les ornières. C’était Adalbert et il essaya de se précipiter vers lui en criant :

— Adal !… Me voilà !

Les deux hommes tombèrent dans les bras l’un de l’autre avec une joie qui faisait monter les larmes à leurs yeux :

— Tu es vivant ? Tu es entier ? fit Adalbert en tâtant Aldo sur les bras et le dos. Seigneur, ce que j’ai eu peur !

— Tu retournais là-bas ?

— Bien sûr. À la nuit close j’ai été obligé de ramener Hilary qui mourait de peur et risquait de mourir de froid et cette fois il a bien fallu qu’elle accepte de rester à l’auberge. Je dois dire, à sa décharge, que l’atmosphère n’y est guère réjouissante. Les indigènes sont persuadés que tu es mort et que, moi, j’allais à un trépas certain. On m’a même arrosé d’eau bénite et c’est tout juste s’ils n’ont pas dit les prières des agonisants. Mais toi, tu as vu la fameuse Ilona ?

— Oui et je n’ai pas encore décidé si c’est une folle ou une femme trop bien organisée. Une criminelle, à coup sûr !… Elle a même lu le fameux bouquin de Stoker et elle s’en inspire…

— Et les pierres ? Tu as pu en parler ?

— Elle les a vendues pour acheter le château. Je te raconterai mais loin des oreilles d’Hilary car j’ai dû engager ma parole.

— Et tu sais où elles sont ?

— Elle n’a pas voulu me donner de nom mais je pense qu’on devrait arriver à trouver. Rentrons vite, s’il te plaît ! J’ai une envie folle d’une tasse de café !

— Pas de fol espoir ! Attends d’avoir goûté ce qu’ils appellent café dans ce fichu pays !

L’entrée de Morosini à l’auberge fit événement. Lazare sortant du tombeau n’aurait pas surpris davantage. On voulut bien admettre qu’il n’était pas un revenant que lorsqu’il eut réclamé avec énergie un repas solide, après quoi il fut entouré, félicité avec cette espèce de révérence que l’on réserve aux héros. Le cocher qui les avait amenés ne fut pas le dernier et fit montre d’une joie exubérante en recevant l’ordre de se tenir prêt à repartir pour Sighishoara. Quant à miss Dawson, elle se déclara « heureuse » de le revoir avec autant de chaleur que s’il revenait d’une partie de chasse et non d’une porte de l’enfer mais Aldo ne se faisait guère d’illusions sur les sentiments qu’elle lui portait.

— Elle a dû rêver toute la nuit qu’elle était à jamais débarrassée de moi, confia-t-il à Adalbert tandis que celui-ci le conduisait à la soupente qu’on lui avait attribuée en guise de chambre afin qu’il pût y faire un semblant de toilette…