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Lorsqu’il l’eut franchie, il considéra avec stupeur le décor intérieur, se demandant s’il n’avait pas changé de siècles en pénétrant dans cet univers démentiel ou peut-être gagné une autre planète. Ce qu’il voyait aurait pu servir de modèle à Piranèse pour ses « Prisons » : un assemblage délirant d’escaliers à claire-voie, de poutres armées de chaînes, de voûtes obscures, de profondeurs ténébreuses qui étaient peut-être des oubliettes. Quelques chauves-souris ajoutaient au charme de l’endroit. L’idée qu’une femme pût habiter là-dedans ne serait venue à personne. Ce fut pourtant dans ce dédale de pierre et de bois qu’on le guida jusqu’à une porte peinte en rouge donnant sur une pièce qui ressemblait beaucoup plus à une prison qu’à une antichambre. Il y avait là un lit bas avec une paillasse et une couverture, une chaise, une table supportant une lanterne éteinte et quelques commodités. L’homme alluma la lanterne, posa sur la table quelques feuilles de papier et un stylo qui faisait un peu anachronique et désigna le tout au nouveau venu :

— Écrivez ! ordonna-t-il.

— Et que voulez-vous que j’écrive ?

— Tout ce qui vous concerne : noms, profession, âge, etc. Et vous ajouterez la raison qui vous a conduit jusqu’ici…

— Vous ne pensez pas que c’est du temps perdu ? Quelques minutes d’entretien avec votre maîtresse suffiront à mon bonheur…

— Pas au sien ! Écrivez ce que je vous ai dit. Ensuite, elle verra si elle vous reçoit, si elle vous jette dehors ou si…

— Ou si quoi ? insista Morosini dont la patience s’usait à grande allure.

— Vous le verrez bien ! Maintenant, si vous ne voulez pas écrire, je vous ramène dehors et je dis à Tiarko de lâcher les chiens…

Allez donc discuter avec des gens de cette sorte ! Luttant vigoureusement contre la moutarde qui lui montait au nez, Morosini rédigea un texte court mais complet qu’il terminait en indiquant souhaiter acheter des pierres dont il avait la certitude qu’elles étaient toujours la propriété de la châtelaine. L’homme ramassa les feuillets, les mit dans sa poche et se dirigea vers la porte mais retint Aldo qui lui emboîtait le pas :

— Vous attendez ici !

Il fallut bien s’y résoudre et Aldo retourna s’asseoir sur sa chaise tandis qu’une fois de plus, des verrous se refermaient sur lui et qu’il se demandait dans quel piège il s’était encore fourré. Il se le demanda longtemps. Les heures passèrent sans rien amener d’autre que la nuit et son interlocuteur de tout à l’heure qui lui apporta un panier contenant un flacon de vin et une sorte de pot-au-feu froid accompagné de « mamaliga » bourrative. Cette fois il se fâcha :

— Je ne suis pas venu dîner, fit-il en repoussant le panier. Je suis venu discuter une affaire avec votre maîtresse. Va-t-elle me recevoir, oui ou non ?

— Elle réfléchit.

— Et ça va durer encore longtemps ?

L’homme haussa les épaules :

— C’est une dame très sage. Elle sait qu’il ne faut jamais se hâter quand on a une décision à prendre. Vous feriez aussi bien de manger et de dormir un peu en attendant qu’elle ait fini.

— Dormir ici ? Mais il fait un froid de loup !

— C’est pourquoi je vous conseille de manger. Ça vous réchauffera. Et puis vous êtes bien couvert ! ajouta-t-il en tâtant l’épais manteau à col de fourrure. C’est joli, ce tissu !

On nageait en plein surréalisme. Causer « chiffons » avec cette espèce d’homme des bois était la dernière chose à quoi Morosini s’attendait. Il le repoussa d’une bourrade :

— Vous voulez l’adresse de mon tailleur ?… En voilà assez ! Allez dire à votre patronne que la plaisanterie a assez duré. Je veux la voir et aller ensuite rejoindre mes compagnons.

— Sont plus là !

— Vous les avez chassés ?

— Pas besoin. Ils ont dû en avoir assez d’attendre. Surtout que la neige s’est remise à tomber. C’est mieux comme ça… Ils finiront par oublier… acheva-t-il en ricanant.

Morosini sentit un désagréable frisson courir le long de son dos mais rien réagit que plus sèchement :

— Oublier ? Cela veut dire quoi ?

— Exactement ce que ça dit : qu’ils ont bien fait de s’en aller. Autant que vous le sachiez, les gens qu’on laisse entrer ne ressortent pas souvent. Ça se sait dans le pays… Bon appétit !

Et il ressortit sur ces paroles encourageantes laissant Aldo à des méditations sans grande gaieté. C’était le bout du monde ici, un monde quasi sauvage où l’on ne se souciait guère de ce qui pouvait arriver au voisin. Adalbert, bien sûr, ne se laisserait pas aller à « oublier », comme disait cette brute, mais que pourrait-il bien faire pour le secourir ? La seule idée d’approcher ce maudit château terrifiait les paysans et il était difficile de leur donner tort quand on avait vu le gibet de la cour. Ilona avait l’air de tenir à ses traditions familiales…

Le froid augmentait. Après avoir arpenté sa prison dans les deux sens tapant des pieds et se battant les flancs pour se réchauffer, il pensa qu’un peu de nourriture lui ferait du bien, mangea une bonne part de la mamaliga qui lui semblait moins vénéneuse que le ragoût, but le flacon de vin… et s’endormit profondément.

Le retour à la conscience fut des plus surprenants. Le décor carcéral avait disparu. Ce que Morosini voyait au-dessus de lui c’était un plafond en cintres allongés peint en crème et rechampi d’or. En tournant les yeux autour de lui, il pouvait voir un vaste salon dans le style ottoman au sol couvert de tapis chatoyants, meublé de divans bas, semblables à celui qu’il occupait lui-même, couverts de velours jaune ou de satin bleu pâle brodé de fleurs d’or, des tables basses en ébène ou en marqueterie, un superbe narguilé d’ambre et de bronze. Aux murs, tendus de soie bleue, de petits tableaux persans et, surtout, le portrait d’un homme portant un casque qui ressemblait à la pointe d’un obus. Dessous, séparés par le nasal de fer, des yeux sombres, perçants, cruels, des lèvres minces, trop rouges, une moustache hirsute et une maigre barbe faite de longs poils durs et espacés. Près d’une des fenêtres un grand piano à queue, laqué de noir, érigeait une aile qui occultait la plus grande partie de l’ouverture. Sur tout cela flottait un parfum que son nez sensible identifia, tandis que son esprit refusait d’admettre sa présence dans ce château de cauchemar : c’était l’Heure Bleue de Guerlain. Mais le plus surprenant était encore la femme qui apparut soudain dans son champ de vision. Grande, blonde, épanouie, encore éclatante en dépit des mèches blanches striant son épaisse chevelure massée en chignon bas sur la nuque, elle était vêtue d’une longue tunique noire parfilée d’argent dont les larges manches et le profond décolleté s’ourlaient de chinchilla.

— Eh bien, mon cher prince, comment vous sentez-vous ? demanda-t-elle tandis que le réflexe de l’éducation remettait Morosini debout sans même qu’il s’en rendît compte :

— Bien mais…

— Surtout ne commettez pas la faute d’émettre le « Où suis-je ? » traditionnel. Vous gâcheriez tout.

— Je n’en ai pas la moindre intention. Vous êtes, je pense, la comtesse Ilona…

— Vous pouvez m’appeler ainsi…

Se détournant de lui, elle alla s’asseoir sur le tabouret du piano et laissa ses mains courir, presque négligemment, sur les touches d’ivoire. Aldo suivit machinalement et vint s’appuyer contre l’instrument pour mieux observer son hôtesse. La musique le renseigna un peu sur ce qu’elle pouvait être : elle jouait les « Liebestraüme » de Liszt et son jeu était brillant mais froid, trop mécanique. Cette sirène manquait d’âme et sans lui laisser le temps d’achever, il posa une première question :

— Voudriez-vous m’expliquer ?

— Quoi ?

— La façon dont j’ai été traité alors que l’on abandonnait mes amis au froid, au danger des loups…

— Vous devriez vous estimer heureux. Personne, jamais, n’a le droit de franchir le seuil de ce château. Je hais les curieux plus encore que les femmes… Ceux qui pénètrent ici n’en sortent pas vivants. Il faut cela pour préserver ma tranquillité…