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— Allons, on dirait que je suis arrivée à temps ! émit le contralto de la baronne Pauline. Tenez, essayez d’avaler quelques gouttes de mon élixir !

À présent elle lui soulevait la tête avec douceur en approchant de ses lèvres un flacon de voyage en argent contenant une sorte de vitriol qui lui incendia la bouche et l’œsophage, le fit tousser, pleurer mais le remit sur son séant :

— Qu’est-ce que c’est ?…

— Un mélange à moi : un tiers gin, un tiers whisky et un tiers calvados. Efficace, non ? J’en ai toujours sur moi en cas de petite faiblesse. Essayez de vous relever maintenant ! Je vous aide…

Ce n’était pas si facile. Le bateau traversait une zone perturbée mais étayé par le bastingage et le bras de Pauline, vigoureux pour une femme, Aldo réussit à retrouver la position verticale.

— Merci, baronne !… Vous êtes plus forte qu’on ne pourrait le supposer…

— Je suis sculpteur. Les matériaux que j’emploie sont plus lourds qu’une toile de peintre et j’ai beaucoup de mal à garder des mains convenables mais chaque médaille a son revers. Comment vous sentez-vous ?

— Mieux, grâce à vous ! Je vous dois la vie mais comment avez-vous fait pour me libérer de mon meurtrier ?

Pauline von Etzenberg ramassa une canne d’ébène terminée par une fusée d’ivoire sculpté qui lui donnait l’air d’une garde d’épée mais en fait c’en était une ainsi qu’elle le démontra en tirant du fourreau de bois noir une courte et fine lame d’acier.

— Je lui ai planté ça dans le dos mais j’ai dû rencontrer une côte car ma lame s’est courbée et l’homme non seulement ne s’est pas écroulé mais a détalé comme un lapin. Pardonnez-moi de ne pas l’avoir suivi : il fallait que je m’occupe de votre état. Vous m’avez fait très peur !

— Et moi donc ! fit Aldo en riant. Mais par quel miracle vous êtes-vous trouvée là ? Et avec cet objet ?

— C’est simple : je vous cherchais. Vous n’étiez ni chez vous ni à la salle à manger ni au bar, il fallait forcément que vous soyez quelque part et j’avais cru remarquer que vous aimiez prendre l’air. À présent, allons chez le Commandant ! ajouta-t-elle en lui offrant son bras.

— Pour quoi faire ? Vous ne supposez tout de même pas que mon agresseur puisse appartenir réellement à son équipage ?

— Pourquoi pas ? Au milieu des hommes qui servent sur ce navire un assassin doit pouvoir se cacher ?

— Sûrement pas. Outre que la Compagnie n’emploie que des matelots et du personnel triés sur le volet, il est rare qu’il y en ait parmi eux qui se parfument au Vétiver de Guerlain. L’homme a dû se procurer ce déguisement, le Diable sait comment, mais croyez-moi, j’ai eu affaire à un passager. Inutile d’encombrer notre commandant avec cette histoire !

— Mais enfin pour quelle raison a-t-on tenté de vous tuer ? Sauf si vous avez des ennemis à bord, ça n’a pas de sens ?

— Des ennemis à bord ? Je n’en sais rien. Toutefois on ne peut éviter de s’en créer dans la profession que j’exerce. Et vous, au fait ! Comment se fait-il que vous vous promeniez avec une arme pareille ?

— Dans le quartier des artistes où je vis, il est bon pour une femme qui aime sortir seule d’avoir parfois les moyens de se défendre. Cela dit je ne me déplace pas toujours avec une canne. Si je l’ai prise c’est parce que le bateau danse un peu et que j’ai horreur de m’aplatir devant les pieds d’un tas de snobs imbéciles. Une heureuse inspiration. Non ?

— Vous pouvez le dire !… Si on allait boire un bon café ? J’ai découvert qu’on savait le faire sur ce paquebot, ce qui croyez-le n’est pas chez moi un mince compliment !

À quelque heure que ce soit il y avait du monde au bar. Ils y trouvèrent cependant une table à l’écart d’une autre où s’étaient installés des joueurs de poker. Silencieux par excellence les joueurs de bridge avaient un salon particulier. Un moment Aldo et sa compagne gardèrent eux aussi le silence. Ils avaient besoin de se remettre. Lui plus qu’elle évidemment et bien qu’un danger de mort ne soit pas pour lui une nouveauté, sur ce navire plein de monde et au milieu du jour, c’était pour le moins inattendu puisqu’il avait retenu son passage au tout dernier moment. Or il se découvrait deux antagonistes : celui qui écoutait et celui qui voulait le jeter à l’eau. Ce ne pouvait être le même. Question de taille. L’espion lui avait semblé très moyen alors que l’assassin possédait une stature supérieure à la sienne. En outre, si le premier logeait sans doute en premières, rien ne disait que le second ne soit pas venu des deuxièmes ou troisièmes classes qui, en principe, n’avaient pas le droit de franchir la limite des premières mais il devait bien y avoir un moyen de contourner la difficulté. Alors qui ? Pourquoi ? Autant de questions sans réponse. Et surtout, surtout qui était derrière ces actions ? En dehors d’Aloysius C. Ricci, il ne voyait pas qui pouvait le haïr au point d’en arriver à lui envoyer un tueur. L’aide momentanée offerte à Jacqueline Auger était-elle une offense à ce point mortelle aux yeux du milliardaire ? Il est vrai que pour moins que cela, Boldini avait subi un début d’incendie et que Jacqueline avait payé sa fuite de sa vie. Il allait falloir faire très, très attention dans les jours qui venaient…

Plongé dans ses réflexions il avait oublié la providentielle baronne mais celle-ci ne semblait pas s’en offusquer. Elle l’observait avec l’attention d’un entomologiste en face d’un insecte rare et finit par demander :

— Qu’allez-vous faire maintenant ?

Il y avait de l’inquiétude dans sa belle voix grave et il lui offrit un chaleureux sourire :

— Que puis-je faire d’autre que d’attendre ? Ne sommes-nous pas tous prisonniers de ce superbe navire ? Je vais m’efforcer d’achever cette traversée le plus agréablement possible. En prenant toutefois quelques précautions. Vous-même que comptez-vous faire de cet après-midi ? Vous conduirai-je au cinéma ?

— Non merci. Je voudrais écrire des lettres.

— Dans ce cas le salon de correspondance ? Il est agréable.

— Sans doute mais je préfère être seule quand j’écris. Dans cette jolie pièce on doit avoir l’impres­sion d’être à l’école. Je rentre chez moi et vous devriez en faire autant : frôler la mort doit secouer un brin ? On se retrouvera au dîner.

Elle se levait et Aldo en fit autant pour l’accompagner mais elle le pria de rester et il s’inclina tandis qu’elle s’éloignait nonchalamment appuyée sur la canne dont elle faisait si bon usage. C’était décidément une femme étrange mais séduisante et combien attachante ! Que Vauxbrun soit amoureux d’elle n’avait rien d’étonnant. Lui-même, indépendamment du fait qu’il lui devait la vie, s’avouait être sensible à ce curieux mélange de camaraderie et de sensualité qu’elle dégageait.

Avant de regagner sa cabine il se rendit chez Gilles pour voir où il en était. Le médecin du bord en sortait et lui apprit que leur « malade commun » dormait à poings fermés.

— Demain il sera frais comme l’œil… s’il n’a pas la gueule de bois.

Et comme Morosini le regardait sans comprendre, l’officier ajouta avec un sourire goguenard :

— Un whisky ça va mais une demi-douzaine c’est beaucoup ! C’est l’ennui avec ce genre de médication plutôt agréable : on peut avoir tendance à forcer dessus !

Rassuré de ce côté-là, Aldo réintégra sa cabine. Il y trouva un carton à la marque de l’ Île- de-Francele priant de dîner à la table du Commandant. C’était une raison de plus pour effacer les traces de sa dernière mésaventure ! Et il s’étendit sur son lit après avoir tiré les rideaux et fermé soigneusement sa porte à clef.

À huit heures, sanglé dans un habit noir coupé à la perfection qui rendait pleine justice à son aristocratique silhouette, Aldo suivait le maître d’hôtel qui le conduisait à la table d’honneur à travers l’immense salle à manger étincelante de cristaux et d’argenterie, fleurie et illuminée par les flots de lumière tombant des caissons de verre dépoli et sculpté et par des torchères en forme de vases renvoyant une lumière douce et diffuse. Le spectacle du grand escalier que descendaient lentement des femmes en robes brillantes chargées et parfois coiffées de bijoux étincelants que mettaient en valeur les fracs noirs des hommes était féerique. La mode évoluait et les robes chemises n’avaient plus la cote. Les genoux se cachaient et, pour le soir, la ligne avait à présent tendance à plonger en arrière jusqu’aux talons. De même le droit-fil faisait place au biais utilisant pleinement l’élasticité des tissus pour mouler les formes féminines au grand désespoir de celles dont la plastique n’était pas irréprochable. Les décolletés souvent vertigineux révélaient le dos jusqu’aux reins mais pouvaient se voiler d’écharpes de satin, de mousseline, de dentelles ou de plumes. Et que ces tissus étaient donc somptueux ! Lamés d’or, lamés d’argent, brocarts, satins nacrés, crêpes brodés de perles, de strass ou de paillettes mais aussi mousselines et voiles s’effilant en longues pointes aériennes comme des flammes depuis les hanches souvent drapées de larges ceintures diaphanes retombant en longs pans. L’asymétrie était à la mode, la robe laissant une épaule nue, l’autre retenant l’étoffe par un ornement de pierreries ou de fleurs. Moins strictes aussi, les coiffures laissaient davantage leur chance à la beauté des cheveux, à la grâce d’une vague ou de boucles légères permettant à nouveau le port du diadème… C’était, sur les majestueux degrés de marbre couverts de tapis rouges comme un ballet scintillant, une sorte de pavane rythmée par quelque metteur en scène épris d’élégance et d’art de vivre.