— De l’or et du lapis-lazuli sortant d’un tombeau qui fait rêver la terre entière, tu es difficile ! Tu pourrais faire une exception !
— Eh non ! Les perles de Cléopâtre je ne dirais pas parce qu’elles sont vivantes et ont de tous temps composé à la femme une belle parure mais les placards d’or cloisonné que les pharaons s’appliquaient sur l’estomac ne m’ont jamais attiré. C’est ta partie à toi !
— Soit, je te l’accorde. Alors qu’est-ce que tu fabriques ici ?
— …et sans toi… alors que jusqu’à présent nous avons parcouru ensemble pas mal de kilomètres ? Que veux-tu, moi je suis comme Vauxbrun : un commerçant dont les affaires ne sont pas toujours faciles…
Tout en parlant, Aldo se dirigeait silencieusement vers la porte en esquissant sur ses lèvres le signe du silence, l’ouvrait brusquement : il n’y avait personne derrière mais, dans la coursive, il vit la même silhouette que précédemment s’éloigner : le simple bruit de sa voix qui se rapprochait avait dû donner l’alerte au curieux.
— Tu crois que l’on nous écoutait ? demanda Adalbert.
— Comme on écoutait à la porte de Vauxbrun. Et cette fois je suis certain que c’est à moi qu’on en a.
— Pourquoi ? Tu fais des recherches qui pourraient déranger quelqu’un ?
— À ton avis ? Qu’est-ce qui peut m’avoir poussé sur ce bateau agréable, j’en conviens, tandis que Lisa rentre seule à Venise ?
— Elle pourrait être avec toi ! Elle n’aime pas l’Amérique ?
— Pas beaucoup. En outre elle attend un bébé. Enfin on n’emmène pas sa femme quand on suit la piste d’un joyau et d’un assassin, les deux pouvant peut-être se rejoindre.
— Fichtre ! Et c’est quoi, ce joyau, ne put s’empêcher de demander Adalbert en s’efforçant de prendre un air détaché.
— Rassure-toi ! Ce n’est pas le collier de Tout-Ank-Amon mais c’est au moins aussi dangereux. À ma connaissance trois femmes, si ce n’est plus, sont mortes de l’avoir… non de les avoir portés puisqu’il s’agit d’une parure. Satisfait ?
Pas vraiment puisque Adalbert avait encore une question à poser :
— La dame avec qui tu te promenais sur le pont ? C’est pour elle que tu travailles ? Elle est très belle !
— Les sous-entendus malveillants à présent ? Non, Monsieur, je ne travaille pas pour elle. C’est une amie de Vauxbrun et je l’ai rencontrée hier seulement. Mais tu dois savoir qui elle est ? Ta princesse a dû te renseigner : elles se détestent.
— Alice ne m’a rien dit de semblable. Elle ne l’a même pas regardée.
— Mais elle l’a vue ! Tu as encore quelque chose à me dire ? D’intelligent de préférence ?
— Non… Si ! Si je t’ai compris, nous avons tous les deux une affaire délicate et peut-être vaut-il mieux ne pas mélanger les choses. Pour la sécurité d’Alice je propose que durant le voyage, nous continuions à nous ignorer…
— Mais tant que tu voudras, mon cher ami, émit Aldo entre ses dents serrées pour retenir la colère qui montait. Et même après ! Chacun ses problèmes, chacun son chemin ! C’est aussi bien comme ça !
Il retourna à la porte qu’il ouvrit en grand, indiquant de la sorte clairement que l’entretien était terminé. Ennuyé tout de même, Vidal-Pellicorne ne bougea pas :
— J’espérais que tu comprendrais, fit-il avec un soupir en se dirigeant vers la coursive. Tu as beaucoup changé, Morosini !
— Changé ?… J’ai toujours été complètement idiot ! Tu ne savais pas ?
Adalbert disparu, Aldo claqua violemment le vantail derrière lui avant de s’attaquer pour faire bonne mesure à un cendrier à portée de sa main qu’il envoya se fracasser contre une paroi. Cela le soulagea un peu mais lui donna envie de pleurer. Adalbert n’était-il venu le voir que pour lui enjoindre de rester à l’écart de sa précieuse Alice qu’Aldo se mit aussitôt à exécrer ? Fallait-il qu’elle soit forte, la garce, pour avoir réussi à entamer une amitié qu’il pensait forgée pour l’éternité ! C’était incroyable ! Incompréhensible !… Lamentable surtout et Aldo l’appétit coupé à la seule idée de se retrouver en face de celle qui lui enlevait une partie de lui-même et pas la plus mauvaise, décida de se passer de déjeuner. Il y en aurait sans doute d’autres pour imiter son exemple car le temps ne s’arrangeait pas. Une dépression venue d’Islande secouait l’Atlantique nord et le navire par la même occasion en dépit du souci qu’avaient eu ses constructeurs de le rendre aussi stable que possible (13). Depuis toujours Aldo aimait le vent, voire la tempête : même si ce n’en était pas complètement une et pensant que le spectacle de la mer s’accorderait mieux à son état d’âme que les échos de la vie mondaine ou le silence ouaté de sa cabine, il enfila un imperméable et gagna l’arrière du navire près de l’endroit où se dressait la hampe du drapeau tricolore et là il s’accouda au bastingage juste au-dessus de l’épais et long sillage esquissant un ruban d’eau vite absorbé par l’océan. Vert-de-gris crêté d’écume blanche, celui-ci se laissait effacer de loin en loin par les écharpes de brume que le vent effilochait. Il n’y en avait pas assez pour déclencher la lugubre corne des jours de « purée de pois » mais c’était suffisant pour qu’Aldo sentît se renforcer sa déprimante impression de solitude. L’air froid charriait une humidité salée dont il chercha le goût sur ses lèvres. Derrière lui l’espace était désert, le repas de midi et quelques malaises ayant suffi à dégarnir les ponts. Il n’y avait que l’emblème français dont l’eau alourdissait l’étoffe et, là-haut, la catapulte de l’hydravion qui semblait appartenir à un autre monde tout comme le ronronnement lointain des machines. Et le chemin d’eau s’allongeait inexorablement entre lui et l’Europe déjà lointaine, entre lui et tout ce qu’il aimait.
Soudain, ses sens toujours en éveil lui révélèrent l’approche de pas légers, rapides, précautionneux et certainement assourdis par des semelles de caoutchouc. Il se retourna juste à temps pour voir ce qui lui parut être un matelot gigantesque au visage noirci se précipiter vers lui un couteau tenu fermement dans sa main droite…
D’un écart digne d’un matador devant le taureau, Aldo évita la charge meurtrière mais pas le contact avec un corps puissant qui sentait la laine mouillée, la sueur et une odeur qu’il remit à plus tard de définir s’il sortait vivant de l’aventure. Pour l’instant sa vigilance était concentrée sur le combat qu’on lui imposait et qui risquait d’être bref. Outre son couteau, l’adversaire disposait d’une force considérable et il était venu pour tuer. N’étant pas d’accord sur ce point, Aldo se défendit mais en dépit d’une vigueur due à une pratique assidue de la boxe, de la lutte, de l’escrime et de la natation, il comprit qu’il serait difficile d’échapper à un adversaire doué d’une force exceptionnelle. Tous deux avaient roulé à terre et déjà l’homme renonçant au poignard avait noué ses mains autour du cou de Morosini qui se sentit pris dans un étau… Il étouffait…
CHAPITRE VI
SOIRÉE À BORD
Avec l’énergie du désespoir Aldo tenta de se libérer du poids de ce corps, de ces mains agrippées à sa gorge qui brûlait mais il n’était pas de taille et ses forces déclinaient inexorablement. Il comprit qu’il allait mourir là, en plein midi, sur ce bateau bourré de monde et que, dans un instant, il ne resterait plus à son assassin qu’à le passer par-dessus bord pour l’effacer à jamais du monde des vivants. Comme dans un film déroulé à grande vitesse, il vit Lisa, ses enfants, sa vie écoulée, sa mère… mais soudain il y eut contre son oreille un cri de douleur et le poids qui l’écrasait s’envola. Les oreilles bourdonnantes et les yeux pleins d’étoiles noires, il sentit un parfum, une main rapide qui desserrait sa cravate, ouvrait son col, sa chemise et commençait doucement à masser sa gorge douloureuse. Ouvrant enfin les yeux il distingua des traits, une grande bouche rouge.