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— Encore vous ? grogna-t-il. Vous allez bientôt camper ici !

— Ricci vient de tuer une jeune femme sous mes yeux. Ça vous intéresse ou pas ? fit Aldo froidement.

— Comment ?… Et d’abord asseyez-vous ! On dirait que vous êtes remué. Je vous trouve mauvaise mine.

— Il y a de quoi !

Warren alla vers l’un de ses cartonniers, en tira une bouteille de whisky et deux verres, versa dans chacun une généreuse ration et en tendit un à son visiteur :

— Buvez ! C’est une bonne panacée, ensuite vous raconterez !

Encore bourru le ton s’était adouci. Aldo prit ce qu’on lui offrait et l’avala d’un trait.

— C’est du pure malt ! s’indigna l’Écossais.

— Il est honorable, admit le coupable. Donnez-m’en encore un peu et je promets de le boire avec respect !

Resservi il cala son verre dans la paume de sa main et entreprit de raconter son aventure. N’étant pas l’homme des longues digressions, ce fut vite et bien fait. Attentif Warren prit quelques notes puis décrochant son téléphone, demanda qu’on lui appelle le poste de Piccadilly avec lequel il eut un duo où sa partition se réduisit à quelques onomatopées après quoi il appela la police de Thames Valley pour demander que l’on envoie du monde à Levington Manor. Puis décida :

— Vous allez venir avec moi reconnaître le corps ! C’est une corvée mais en attendant que l’on atteigne Ricci, vous êtes le seul qui connaisse un peu cette pauvre fille !

Il fallut en passer par là. Pourtant ce fut un moins mauvais moment qu’Aldo l’eût imaginé. Débarrassé du sang et de la poussière qui le maculaient, le visage de Jacqueline était empreint d’une sérénité inattendue par la vertu du léger sourire figé sur ses lèvres. Elle n’avait pas vu venir la mort et c’était vers une vie nouvelle, pleine d’espérance qu’elle courait quand la voiture meurtrière l’avait fauchée. Warren lui-même en fut ému :

— On dirait que, grâce à vous, elle est morte heureuse, murmura-t-il. Ce n’est pas donné à tout le monde…

— Et ce n’est pas une raison pour oublier l’assassin.

— Telle n’est pas mon intention !

Mais les nouvelles qui attendaient Warren au Yard n’étaient guère réconfortantes. À Levington Manor, la Police avait trouvé visage de bois. Seul, le gardien de la propriété put donner un renseignement : Ricci, son secrétaire, son valet et son chauffeur avaient embarqué le matin même à Southampton sur le paquebot américain Leviathanqui devait, à cette heure, avoir atteint la pleine mer. Quant au numéro minéralogique de la voiture criminelle qu’un passant avisé avait relevé, c’était celui du doyen de la cathédrale Saint-Paul…

— Et voilà, conclut le Superintendant, comment on peut commettre en toute impunité un crime en plein cœur de Londres !… Nous n’avons pas le plus petit brin de preuve pour attaquer Ricci. Vous et moi savons que c’est lui mais il est impossible d’obtenir contre lui le moindre mandat… outre le fait que sur un navire yankee il est déjà en terre américaine…

— Est-ce que vous ne vous dépêchez pas trop ? s’insurgea Morosini. Si le doyen n’a rien à voir là-dedans, l’automobile qui a tué doit appartenir à quelqu’un, non ?

— C’est sans doute une voiture volée et si elle est maintenant au fond de la Tamise comment voulez-vous qu’on la retrouve ?

— Bon, admettons ! Reste ce David Fenner dont la carte a été retrouvée dans son sac et qui doit rentrer vendredi soir ! S’il l’aimait, il aura peut-être quelque chose à dire ?

— C’est notre seule chance.

Warren n’ajouta pas ce qu’il pensait. À savoir que si le jeune homme trempait dans des affaires louches il n’aurait sûrement pas l’envie – ou la folie ! – de se mouiller pour une femme qu’il connaissait à peine selon le monde et ne connaîtrait jamais bibliquement. Surtout s’il avait quelqu’une idée du danger qu’il courrait en désignant Ricci à la Police… Il aurait peut-être pris des risques si Jacqueline avait vécu mais à présent…

La suite n’allait lui donner que trop raison. Prévenu par son serviteur que la Police le cherchait, David Fenner se présenta le lendemain. C’était un homme d’une quarantaine d’années, plutôt séduisant qui exerçait le métier de courtier en bourse. La voix douce, le ton affable et aussi souriant que le permettait la circonstance, il ne nia pas s’être pris d’amitié pour la « fille adoptive » de Mr Ricci et lui avoir proposé de se mettre à sa disposition quand elle viendrait à Londres pour lui faire visiter la capitale britannique. Il se montra navré d’apprendre sa fin tragique mais ne voyait pas en quoi il pouvait être utile à Scotland Yard, ses relations avec l’homme d’affaires américain – à l’exception de deux courts séjours à Levington Manor ! – ne dépassant pas le niveau du travail.

— Qu’en pensez-vous ? demanda Warren à Morosini auquel il avait fait la faveur de permettre d’assister à l’entrevue, à condition qu’il se taise !

— Qu’il ment ! Je jurerais qu’il était prêt à demander la main de celle qu’il croyait la pupille de Ricci mais la mort de celle-ci lui a fait comprendre qu’il valait mieux adopter un profil bas. Il est probable qu’il aurait servi le même plat à la malheureuse. En changeant la sauce avant de lui conseiller gracieusement de rentrer au logis le plus vite possible. Une éventuelle héritière pouvait l’intéresser mais certes pas une future épouse fuyant un aussi redoutable Othello. Ce serait risible, si ce n’était aussi écœurant !

— Je partage ce sentiment. Aussi ai-je l’intention de faire surveiller discrètement le personnage. La nature exacte de ses affaires, officielles ou non, pourrait être instructive. On y mettra le temps qu’il faut !… À présent, cher ami, je crois que vous pouvez retourner auprès de votre épouse. Elle doit commencer à trouver le temps long…

— Sans doute. Auparavant accordez-moi une question ? Qu’allez-vous faire du corps ?

Warren releva à la fois les sourcils et les épaules :

— L’enterrer, bien sûr ! Aux Indigents puisque, d’après ce que nous savons vous et moi, elle n’a plus aucune famille en France.

— Laissez-moi la rapatrier. Elle était de Dieppe, et même si personne ne s’y souvient d’elle, Jacqueline aura au moins la satisfaction de reposer dans sa terre natale, déclara Aldo sans se soucier de l’œil effaré du policier.

— Ça va vous coûter une fortune et vous la connaissiez à peine !

— Peut-être mais voyez-vous j’ai l’impression, à présent, qu’elle fait un peu partie de ma famille. Et si vous vouliez bien me faciliter les formalités…

— Très volontiers ! Je vais même m’en occuper immédiatement ! Vous m’étonnerez toujours, Morosini mais vous êtes décidément un vrai gentleman ! Vous pourrez partir demain !

Aldo remercia et cette fois quitta Scotland Yard sans esprit de retour. Il avait hâte, maintenant, de quitter l’Angleterre et de rentrer à Paris. Si ce détour par la Normandie le retardait il savait qu’il se serait reproché toute sa vie d’avoir abandonné sur une terre étrangère la pauvre jeune femme qui était venue lui demander secours.

N’ayant rien d’autre pour s’occuper ce jour-là, il se fit conduire à Chelsea. C’était trop bête de se séparer ainsi de son meilleur ami sur une vague brouille que le temps pouvait envenimer. Prudemment il pria son taxi de l’attendre et s’en félicita car il ne trouva que Théobald. Celui-ci lui apprit qu’Adalbert venait de partir pour Hever Castle, accompagnant « Madame la Princesse chez lord Astor ».

— Je suis désolé pour Monsieur le Prince, soupira-t-il, mais content qu’il soit revenu ici. Après ce qui s’est passé l’autre soir j’avais grande peur de ne plus le revoir.

Morosini le connaissait depuis trop longtemps pour douter un seul instant de sa sincérité. À la mine navrée du fidèle factotum d’Adalbert il subodorait que la nouvelle relation à tendance amoureuse de son maître ne l’enchantait pas. Il lui offrit son plus désarmant sourire :

— On ne se brouille par pour si peu avec un vieil ami. Nous avons une telle quantité de souvenirs communs que le passage d’une femme, si belle soit-elle, ne peut les effacer.