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— Ne faites pas cette tête, Marie-Angéline, la rassura Adalbert. Je vous dirai de quoi il retourne en même temps qu’à Aldo quand il rentrera !

— Oh, mais je ne fais pas la tête ! Quelle idée !

« Ben voyons ! » pensa Adalbert en raccrochant avant de procéder en hâte à sa toilette puis de se ruer hors de l’hôtel pour rejoindre au pas de charge la jolie place octogonale au centre de laquelle régnaient un jardin et une grande statue en bronze de Hoche.

Après avoir sonné à une porte de chêne qui aurait eu grand besoin d’un coup de vernis, Adalbert dut parlementer un certain temps avant que ladite porte s’ouvre sur un couloir obscur et une silhouette indécise qui aurait pu appartenir autant au père Goriot qu’à l’usurier Gobseck.

— Ah, c’est vous ? marmotta l’homme. Eh bien, entrez puisque vous y tenez tellement !

Et il tourna le dos à son visiteur après avoir tout refermé soigneusement – y compris une chaîne épaisse dont le bruit avait déjà frappé les oreilles de celui-ci, qui à mesure que l’on marchait vers la lumière du jour éclairant une pièce à main droite –, put constater que son hôte était en négligé du matin : pantalon gris informe et tricot gris fatigué surmontés, en dépit de la douceur de cette matinée, d’un châle à franges noir comme en portaient les chaisières d’église. Une paire de savates qui avaient été dans un temps indéterminé des charentaises à carreaux complétaient l’ensemble. Le tout dégageant une exquise odeur de tabac froid…

— Croyez que je suis désolé de m’imposer de la sorte, professeur, plaida Adalbert, mais vous savez comme nous sommes, nous autres hommes de science. Quand un problème, même mineur en apparence, se présente à nous, il n’y a plus de cesse de le résoudre. Et c’est mon cas.

Durant ce petit discours, on l’introduisit dans le cabinet de travail du maître : un incroyable capharnaüm aux rayonnages tellement débordants de livres qu’ils s’entassaient un peu partout, en colonnes plus ou moins stables autour d’un bureau plat surchargé de paperasses et d’une tisanière où fumait un liquide au parfum indiscernable. Il y avait aussi un vaste fauteuil Voltaire en tapisserie dans lequel Ponant prit place, et une chaise grêle qu’il désigna d’une main lasse :

— De quoi s’agit-il ? Veuillez faire court : vous m’interrompez dans une étude des plus absorbantes…

— Soyez persuadé que j’en suis vraiment désolé mais il y a un point d’histoire qu’il me faut éclaircir et pour lequel vous me semblez incontournable étant donné votre vaste connaissance sur la reine Marie-Antoinette… et en particulier de son coiffeur…

Ponant-Saint-Germain se mit à renifler si bruyamment que son visiteur crut qu’il allait cracher. Ce qu’il fit d’ailleurs :

— Ce redoutable imbécile de Léonard ? Et c’est pour ça que vous me dérangez ?

— Ah ! C’est ainsi que vous le voyez ? fit Adalbert. Moi qui m’attendais à vous entendre chanter sa fidélité, son dévouement…

— Son dévouement ? À ce voleur ?

— Ce voleur, à présent ?

— Et pire encore !

— Voyons, voyons ! Nous parlons bien de la même personne ? Ce brave artiste capillaire en qui Marie-Antoinette avait si grande confiance qu’elle lui a remis ses bijoux en le priant de les porter à l’archiduchesse Marie-Christine, sa sœur, alors gouvernante des Pays-Bas ?

Le professeur se mit à tousser, se racla la gorge, prit une boule de gomme qu’il mâcha furieusement avant d’allumer un affreux cigare qui empestait. Et ce fut au tour d’Adalbert de tousser. L’autre cependant reprenait le fil de la conversation :

— C’est le même, sauf, mon cher monsieur, que vous n’y êtes pas du tout ! Ce n’est pas la Reine qui les lui a confiés – et encore pas tous heureusement ! – c’est le duc de Choiseul ! Je raconte : le 20 juin 1791 vers une heure de l’après-midi et avant de passer à table, la Reine fit appeler Léonard qui, à cette époque logeait aux Tuileries. Elle lui a remis une lettre à porter de toute urgence à M. de Choiseul, rue d’Artois, mais à lui seul. Au cas où il n’y serait pas, il devait le chercher chez Mme de Grammont. Mais il y était. La lettre remise, le duc la lut et en montra, au coiffeur, les dernières lignes qui lui recommandaient d’exécuter fidèlement les ordres qui lui seraient donnés. Après quoi le papier fut brûlé à la flamme d’une bougie et Léonard entraîné dans la cour de l’hôtel où était un cabriolet fermé dans lequel on le fit monter. Il était question de se rendre « à quelques lieues de Paris pour remplir une mission particulière ». Et voilà notre figaro qui rouspète : en dépit de la grande redingote et du chapeau rond que la Reine lui avait conseillé de mettre, il n’était pas en tenue adéquate pour voyager ! Il ne peut pas partir ainsi habillé : la marquise de Laage attend qu’il vienne la coiffer et il a laissé sa clef sur sa porte ! Choiseul le rassura en riant et le fit monter dans la voiture dont il baissa les rideaux et fouette cocher ! Un relais, deux relais, trois relais… C’est seulement en arrivant à Pont-de-Somme-Vesle où devaient stationner quarante hussards, que le duc donna le fin mot de l’histoire au « physionomiste {12} » affolé : il l’emmenait au château de Thonnelles près de Montmédy où le Roi, la Reine et la famille royale devaient les rejoindre dans les heures à venir après avoir quitté Paris aux environs de minuit. Lui-même emportait l’habit de sacre du Roi, son linge, une partie des bijoux de la Reine et ceux de Madame Élisabeth. À cette révélation Léonard fondit en larmes et jura qu’il ferait ce qu’on voudrait encore qu’il ne comprît pas clairement pourquoi on l’emmenait, lui. La chose était simple cependant : Marie-Antoinette refusait d’être privée des mains miraculeuses de son coiffeur pendant son exil…

Après une nouvelle quinte de toux, le narrateur avala d’un seul coup le contenu de sa tisanière et se lança derechef dans son récit :

– Mais voilà qu’à Pont-de-Somme-Vesle, un incident se produit : les paysans se sont émus de la présence des hussards et s’attroupent en parlant de réquisition forcée. Choiseul fait de son mieux pour les apaiser, persuadé qu’il est de voir apparaître bientôt la berline royale. Mais celle-ci a déjà trois heures de retard. Il faut donc prévenir les autres troupes disposées sur la route de Paris à Montmédy que la voiture est en retard et qu’elles prennent patience. Lui-même va se mettre à la tête des hussards et les emmener en plein champ pour calmer les paysans. Pour prévenir les autres il ne reste que Léonard à qui il confie le cabriolet et son contenu. Puis lui remet un billet ainsi conçu : « Il n’y a pas d’apparence que le "Trésor" passe aujourd’hui. Restez où vous êtes et attendez de nouveaux ordres. » Et voilà notre merlan parti, tout faraud de la mission dont il est revêtu. Dieu sait pourquoi Choiseul avait retiré de la voiture les diamants de Madame Élisabeth mais l’Histoire a de ces bizarreries. Arrivé à Sainte-Menehould, Léonard l’air important montre le billet à M. d’Andouins et lui « conseille de faire desseller les chevaux et rentrer les hommes ». À Clermont, il tombe sur M. de Damas qui, méfiant, reçoit le coiffeur plutôt mal, garde le billet et n’en tient aucun compte. Vexé, notre homme poursuit son chemin et, arrivé à Varennes, voilà-t-il pas qu’il se pose en donneur d’ordres, explique au fils du général de Bouillé et à M. de Raigecourt, qu’il est « au courant de tout », qu’il « n’a rien à lui cacher », qu’il vient de donner des ordres à Clermont et à Sainte-Menehould pour que l’on retire les troupes et il ajoute que le Roi a été arrêté à Châlons ! Et cet abruti désorganise tout le dispositif mis en place par Bouillé en accord avec le Roi. Va-t-il s’en tenir là ? Que nenni ! Il poursuit sa route vers Montmédy, se trompe de chemin, rebrousse et ne parvient à Stenay où est le quartier général que le lendemain tard dans la journée : la berline royale avait été arrêtée à Varennes depuis plusieurs heures mais Bouillé l’ignorait. Aux questions pressantes du général, Léonard répond à côté et reste dans le vague même au sujet de Choiseul. Il ne sait rien, il n’a rien vu… Il remet cependant les diamants de la Reine et le bel habit rouge et or du Roi à Bouillé, qui les confie à un de ses aides de camp. Puis il fait loger le malencontreux émissaire… Le lendemain, on trouva l’officier en charge du trésor lardé de coups de poignard, la cassette de la Reine envolée et plus la moindre trace de Léonard sauf celles de son cabriolet qui se dirigeait vers la frontière… Je vous ai tout dit !