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— Madame la princesse nous a quittés la semaine dernière, lui expliqua Gruber, le solennel maître d’hôtel. La consultation du professeur Glanzer l’a complètement rassurée et elle a rejoint Mme la comtesse von Adlerstein à Rudolfskrone…

— La santé de son père ne l’a pas retenue ?

— Monsieur n’était pas souffrant quand elle est partie… ou tout au moins n’en donnait pas l’impression.

Une fêlure dans la voix cérémonieuse alerta Aldo.

— Voulez-vous dire qu’il était déjà malade et s’est arrangé pour qu’elle l’ignore ?

— C’est cela même ! Monsieur s’entend à donner le change et refuse d’inquiéter si peu que ce soit Madame la princesse mais tous ici nous savons que son mal progresse et que, bientôt peut-être, il deviendra difficile de le cacher.

— C’est si grave ?

— Je le crains, Excellence ! Monsieur refuse d’y faire seulement allusion. Quant à confesser le docteur Ackermann, son médecin, autant s’adresser à un mur.

— Est-ce qu’il se soigne, au moins ? demanda Morosini dont l’inquiétude grandissait.

— Sans aucun doute. Il n’est pas homme à se laisser abattre sans lutter, surtout pour sa fille et ses petits-enfants qu’il adore. Cependant, depuis la mort de Madame, quelque chose s’est cassé en lui. Mais je retiens Monsieur le prince et le prie de m’excuser. Je vais l’annoncer…

Aldo trouva son beau-père dans son cabinet de travail, vaste pièce donnant sur les jardins et le lac, magnifique et sobre à la fois, dont il savait que les bibliothèques dissimulaient l’entrée de la chambre forte où reposait la collection de joyaux. Assis à son bureau, le banquier lisait les cours de la Bourse mais jeta son journal pour venir au-devant de son gendre dont il serra la main avec une fermeté pleine de chaleur :

— Voilà un plaisir inattendu, dit-il avec un de ses lents et rares sourires qui conféraient tant de charme à ses traits austères. Savez-vous que vous manquez Lisa de peu ? Elle était encore ici il y a trois jours avec les enfants !

— Vous m’en voyez désolé. Était-elle rassurée pour Marco ?

— Entièrement ! Je vous avoue d’ailleurs ne pas comprendre le souci qu’elle se fait pour ce gamin : il éclate de santé. Glanzer lui a presque ri au nez quand elle s’est rendue chez lui avec le bébé ! Mais cela lui ressemble assez : Lisa est la fille des coups de cœur. Rappelez-vous celui qu’elle a eu pour Venise et pour vous…

— Je crains qu’il ne lui passe. Mon fils règne sur elle et je ne suis plus que prince consort. Elle n’a rien voulu entendre pour m’accompagner à Versailles.

Le banquier se mit à rire si spontanément qu’Aldo en oublia un instant les craintes qu’il inspirait à son entourage. D’autant que, toujours aussi sobrement élégant, il n’y avait aucun signe, dans sa haute et mince silhouette, qui pût inspirer la crainte.

— Rassurez-vous, elle vous aime. Seulement vous n’avez pas la priorité en ce moment… Cela dit et, à propos de Versailles, j’ai appris qu’il s’y passait d’étranges événements ? Des meurtres à répétition si j’ai bien compris ?

— Oh, vous avez fort bien compris ! soupira Aldo en se laissant aller dans le profond fauteuil de cuir qu’on lui offrait. Le malheur est que le nombre des visiteurs augmente avec celui des cadavres. Nous sommes en train de ramasser une fortune pour Trianon et la fête que nous avons prévue mais réduite à l’essentiel s’est passée sans anicroches. Un vrai rêve ! Le réveil n’en a été que plus rude…

— Encore un mort ?

— Non. Cette fois c’est un enlèvement… et c’est aussi la raison de ma présence ce matin. Mais il faut que je vous explique.

Avec le plus de concision possible, Aldo retraça la suite d’événements tragiques dont Versailles était le théâtre. Tout en parlant, il sentait une angoisse monter en lui. Les confidences du maître d’hôtel rendaient sa mission singulièrement délicate. Il n’est jamais facile d’annoncer à un collectionneur qu’il va perdre une pièce importante. C’est un peu comme si on lui prélevait un morceau de chair mais quand, en plus, ledit collectionneur est un ami gravement malade, cela touche à la cruauté. Il eût beau faire de son mieux pour adoucir la pilule, il fallut quand même en venir à la présenter :

— En échange de la vie de Mlle Autié, ce criminel exige que lui soient remis mes « girandoles » et vos bracelets. Pour ce faire, il nous a accordé cinq jours après quoi, la pauvre fille pourrait perdre un doigt, une oreille…

— Inutile d’en dire plus, Aldo ! Que comptez-vous faire ?

— Céder, bien sûr !

— Alors qu’est-ce qui peut vous laisser supposer que je sois bâti d’une autre substance que vous ?

— Rien. Je sais quel homme vous êtes, Moritz ! Cependant, il m’était impossible de prendre une décision sans votre accord. Et ne me dites pas que je pouvais téléphoner. J’ai préféré venir vous voir !

— Ce n’est pas moi qui vais vous le reprocher, puisque cela me donne l’occasion de passer un moment avec vous. Remettez sans remords les bracelets de la Reine à ce misérable !

— Merci ! Je n’ai jamais douté de votre générosité mais je sais à quel point vous aimez votre collection. Cela dit, je ferai l’impossible, une fois Mlle Autié hors de danger, pour récupérer votre bien… et le mien !

Kledermann eut, de la main, un geste évasif traduisant une sorte de désintérêt envers cette suite éventuelle, qui frappa Aldo :

— Ne me dites pas que vous n’aimez plus vos joyaux ?

— Si, mais peut-être moins qu’autrefois ! Je n’arrive pas à oublier que c’est cette passion qui, indirectement a causé la mort de ma belle épouse. Pourquoi ne vous ai-je pas écouté ? Pourquoi me suis-je obstiné à vouloir ce rubis diabolique en dépit de vos mises en garde ?

— Ne vous accusez pas ! Rappelez-vous que vous aviez fini par vous ranger à mon opinion, que j’étais en train de vous le racheter quand, par malheur, elle est rentrée plus tôt que prévu. La magie funeste de la pierre s’est emparée d’elle… et a causé sa perte. Parce que au contraire de vous elle n’a pas voulu m’écouter et y renoncer ! Vous savez, Moritz, je crois que l’on n’échappe pas à son destin ! Dianora est morte heureuse, quasiment dans vos bras à l’heure de son plus grand triomphe !

Tandis qu’il parlait, Aldo observait son beau-père. Le masque douloureux se détendait peu à peu. Un instant de silence suivit, qu’il se garda de troubler. Enfin, Kledermann laissa échapper un léger soupir puis sourit :

— Vous ne repartez pas tout de suite, j’espère ?

— Seulement demain. Pour ce soir je me contenterai de téléphoner votre décision à Lemercier depuis l’hôtel.

— Toujours votre goût pour les palaces ! Au moins, déjeunez avec moi !

— Avec plaisir !

Ce fut pour tous les deux un moment privilégié. C’était la première fois depuis le drame qu’ils se retrouvaient en tête à tête. D’habitude, Lisa était présente, tendre trait d’union mais que la passion partagée de ces deux hommes pour les joyaux illustres agaçait un peu : elle leur reprochait d’y laisser une partie de leur âme… Ce fut son père qui remit la conversation sur les pierres précieuses :

— Je ne vous l’ai jamais demandé et vous avez soigneusement évité le sujet à chacun de nos revoir : qu’est-il devenu, ce maudit rubis {11} ?

— Il est à Jérusalem où il a repris sa place dans le Pectoral du Grand Prêtre avec les trois autres pierres fugitives. Le seul endroit où il ait perdu sa force destructrice. Nous avons éprouvé un immense soulagement en nous en débarrassant, Adalbert et moi…

— Pourtant, vous avez accepté de servir encore cette cause ô combien étrangère, en tant que prince chrétien !

— Les émeraudes du Prophète ? Nous n’avons accepté que contraints et forcés. La vie de Lisa était en jeu !

— Et maintenant c’est celle d’une jeune fille inconnue ! N’y a-t-il pas des moments où votre équipement de chasseur de trésors vous pèse sensiblement ? Les joyaux de cette pauvre Marie-Antoinette n’ont pas l’air plus fréquentables que les autres ?