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Aldo serra les dents. Une sueur froide perla à ses tempes en face de ce rejet inattendu vomi par l’enfer. Il lui fallait à tout prix gagner du temps pour se ressaisir. Cherchant une cigarette dans son étui, il réussit à l’allumer d’une main assurée mais il fit un geste maladroit et laissa tomber l’arme sur laquelle fondit le colosse. Cependant il remarquait :

— Intéressante famille ! Votre père était responsable de véritables massacres, votre sœur avait facilement deux morts sur la conscience en attendant d’y ajouter une troisième : la mienne. Quant à votre mère, elle avait assassiné la mienne qui, cependant, la traitait comme sa fille… Mais à présent, j’aimerais savoir comment vous avez pu vivre dans la tribu Solmanski sans que l’on vous voie jamais sur le devant de la scène ?

— Pourtant, un soir, c’est moi qui ai joué le principal rôle. C’était à Zurich pendant la fête que Moritz Kledermann, votre beau-père, donnait pour l’anniversaire de sa femme. C’est moi qui ai eu l’honneur de descendre la sublime Dianora d’un seul coup de pistolet. Un coup magnifique qui m’a valu les félicitations de mon père avant qu’il ne me renvoie aussitôt après en Amérique me mettre à l’abri des flics helvétiques…

Luttant cette fois contre une nausée insidieuse, Aldo aspira deux ou trois bouffées. Il était évident qu’il avait affaire à un maniaque du crime.

— Bel exploit ! Une femme innocente abattue alors qu’elle riait et buvait une coupe de champagne entourée de son époux et de ses amis ! Mais, je répète, comment se fait-il que je ne vous aie jamais remarqué dans le clan Solmanski ?

— Cela tient à ce que je m’y suis intégré tardivement. Dès ma naissance, j’ai été laissé par mon père à une nourrice de Locarno où je suis resté jusqu’à l’âge de huit ans. Après, on m’a mis en pension dans l’un de ces collèges chic dont la Suisse a le secret et j’y ai été élevé sous le nom de mon père puisqu’il m’avait reconnu, tandis que celui de ma mère restait anonyme.

— Vous est-il arrivé de la voir ? Je veux dire, votre mère ?

— À plusieurs reprises quand j’étais petit. Ensuite, non. Au sortir de l’affaire Ferrals (20), on m’a emmené en Amérique. D’abord sous le pseudonyme d’Ollierik pour tâter le terrain et voir comment le reste de la famille m’accueillerait. Mais je me suis tout de suite entendu à merveille avec Sigismond, mon frère plus âgé, et le nom d’emprunt a disparu jusqu’à ce que je le reprenne pour les besoins de mes occupations. Malheureusement, si Sigismond m’appréciait, ce n’était pas le cas pour Anielka, mais elle n’aimait pratiquement personne, vous, elle vous haïssait tellement que nous avons fini par tomber d’accord sur ce point. Après leur disparition massive, j’ai repris à mon compte la bande de Sigismond et j’ai pu réussir quelques opérations… intéressantes. C’est au cours de l’une d’elles que j’ai fait la connaissance de Miguel Olmedo puis de sa famille et, surtout, j’ai eu vent de ces fameuses émeraudes envolées dont la perte plongeait le pauvre vieux Pedro dans le désespoir... Ce qui a été pour moi une sorte de… révélation ! En dehors du fait que ce collier valait plus qu’une fortune, c’était l’occasion inespérée de vous obliger à travailler pour moi et, par conséquent, de venger les miens lorsque enfin je vous tiendrais à ma merci ! Ce qui, ce soir, se réalise ! Vous êtes coincé. En « mon » pouvoir et vous êtes fait comme un rat !

— On n’est pas plus clair ! Vous avez l’intention de me tuer ! constata Aldo aussi calmement que si l’on venait de l’inviter à dîner.

— Sans doute… mais on ne va pas se presser ! J’ai une envie folle, mon cher prince, de m’amuser avec vous. Vous tuer d’un coup de feu serait trop bête, trop rapide. Vous voir souffrir… longuement, voilà ce qui sera délicieux, digne des Solmanski !…

— Que vous n’êtes pas plus que vos prédécesseurs. Nom, titre et palais ont été volés par un Russe nommé Ortschakoff, un spécialiste des pogroms et autres massacres d’innocents !

— Qu’est-ce qui importe, à présent que j’ai mis la main sur vous ?… Maintenant, donnez-moi les émeraudes !

— N’en faites rien !

La voix qui s’exprimait avec une telle autorité appartenait à Doña Luisa. Vêtue de noir à son habitude mais avec davantage d’austérité parce que aucun bijou – à l’exception de l’alliance d’or qui ne quittait sans doute pas son annulaire – n’éclairait un deuil aggravé, au contraire, par le voile de crêpe couvrant à demi ses cheveux gris haut relevés par un peigne d’ébène.

Sortant de derrière une colonne, la vieille dame s’avançait avec une majesté qui frappa Aldo tandis qu’elle s’approchait de lui. Il s’inclina même lorsqu’elle demanda :

— Est-ce réellement, cette fois, le collier sacré ?

— Sur ma foi, il n’existe aucune raison d’en douter, répondit-il en faisant glisser de nouveau les pierres sur le brocart pourpre.

À leur vue, une flamme s’alluma dans le regard couleur de granit et, comme une masse, Doña Luisa se laissa tomber à genoux devant les émeraudes où elle posa des mains tremblantes :

— Pardonnez-moi d’avoir douté de vous, prince Morosini, car ceci est un miracle. Où étaient les pierres sacrées ?

— Cachées parmi les objets précieux rapportés du Mexique par l’impératrice Charlotte qui a toujours ignoré qu’elle les possédait.

— Qui les avait mises là ?

— Une femme qui la haïssait et qui, connaissant la malédiction attachée à ces émeraudes, voulait qu’elles causent sa perte.

— Elles n’y ont pas manqué puisqu’elle est morte folle mais désormais les « quetzalitzli » du Serpent à Plumes ne seront plus touchées que par des mains pures et ces mains les rapporteront à la terre des ancêtres dont la gloire et la renommée renaîtront ! Loué soit Uitzilopochtli, dieu des dieux, pour ce beau jour qui nous rend l’espérance !

Et, toujours à genoux, Doña Luisa entama une mélopée bouche fermée, à la fois lente et lugubre, mais traversée d’éclats de voix qui ressemblaient à des cris de victoire. Tous l’écoutèrent sans songer à l’interrompre, tant ce chant venu du fond des âges était émouvant.

Ce fut seulement quand elle se tut, courbée et assise sur ses talons en élevant au bout de ses bras les émeraudes au-dessus de sa tête qu’éclata le bruit le plus incongru : un applaudissement qui ne généra aucun écho.

L’auteur en était évidemment le dernier des Solmanski :

— Bravo ! Quelle réussite et qui pourrait avoir du succès au music-hall mais, ici, il est temps de passer aux affaires sérieuses, on a suffisamment rigolé !

Et, d’un geste vif, il arracha le collier à Doña Luisa et le fit miroiter entre ses doigts avant de le fourrer tranquillement dans sa poche.

À demi étouffée d’indignation, la vieille dame émit un cri de colère et voulut se relever maladroitement, ce qui eût aggravé son cas si la poigne solide d’Aldo n’était venue à son secours pour la remettre debout. Elle l’en remercia d’un coup d’œil mais protesta :

— Vous perdez la raison, je pense ! Que vous osiez seulement toucher les pierres sacrées n’était pas dans nos conventions !

Il haussa les épaules avec un vilain sourire :

— Nos conventions ? J’ai l’impression qu’elles n’ont existé que dans votre esprit, ma bonne dame, et dans celui de ce pauvre Don Pedro. Moi, je n’ai jamais travaillé que pour moi…

— Allons donc ! Quand Miguel vous a amené chez nous à New York ?

— … Ah ! ça, j’admets avoir fait ce qu’il fallait pour vous séduire et entrer dans votre jeu quand j’ai compris qu’avec votre histoire de trésor familial disparu, vous m’apportiez exactement ce dont je rêvais : l’occasion de faire une belle fortune en tirant une éclatante vengeance d’un homme que j’exècre…

— Ne cherchez pas, Doña Luisa, c’est de moi qu’il s’agit ! fit Aldo. Ce triste personnage estime que je suis en dette envers lui…

— Ne mélangeons pas. On réglera ça comme je l’ai décidé. Pour l’heure, il n’y a place que pour les joies du triomphe, et le mien est complet.